- VIII -

Notes de l’auteur : Update 04/12/24 : je viens de remanier le chapitrage en fusionnant / séparant les chapitres, parce que je me suis rendue compte que certains passages d'un chapitre à l'autre n'étaient pas toujours pertinents, et je me dis, zut, il va y avoir certains lecteurs qui auront manqué un ou plusieurs épisodes et qui seront perdus. Je suis vraiment désolée pour la gêne occasionnée, parce qu'il va peut-être vous falloir retourner un peu en arrière...

Le feu brûlait dans l’âtre. Quelques bougies illuminaient l’intérieur. La maison était étroite, mais confortable, avec des fauteuils près de la cheminée, une table en bois, quelques chaises, et une bonne odeur de légumes cuits qui s’élevait d’une marmite de taille modeste, posée à même la table. Bell ne pouvait s’empêcher de s’étonner de la générosité bourrue du bonhomme. Elle était aussi confuse d’avoir été si froide au début, quand il était venu à elle.

― Ah, je confirme, c’est bien un loup, affirma Jeff, en considérant l’animal qui s’engouffrait dans le salon la tête basse. Il est calme, dis donc. Tu l’as bien élevé ?

― Il s’est élevé tout seul, répondit Bell avec simplicité.

Jeff parlait d’une voix raide qui dissimulait mal sa gentillesse. Peut-être parce qu’il voyait mal, ou parce qu’il avait gardé en lui une certaine forme de timidité, il ne croisait que très peu le regard de Bell. Cela convenait à la jeune fille. Comme il ne la dévisageait pas, elle ne se sentait pas obligée de sourire si elle n’en avait pas envie. Jeff s’affairait pour rassembler tout ce dont elle pouvait avoir besoin.

― Comment tu l’appelles, ton loup ?

― Loup… répondit Bell, sans réfléchir, parce qu’elle l’aimait trop pour se hasarder à lui donner un nom.

― Original, ironisa Jeff. Vous êtes marrants, tous les deux ! Ta bestiole, elle est sage comme c’est pas permis, mais alors toi…, maugréa Jeff en servant une assiette de soupe et en la tendant si brusquement à Bell qu’il faillit tout renverser. Et le chat ?

― C’est Crapouille.

― Si je leur donne un peu de pain trempé dans de l’eau, ça leur va, à tes animaux ? continua Jeff, sans paraître avoir entendu.

― Euh… Loup, tu as faim ?

Le loup trotta vers elle, et Jeff lui tendit un bol. Il la mâcha d’un air maussade, tandis que Crapouille ignora fièrement la mixture.

― Je suis pas comme ça, d’habitude, reprit Bell, après un temps, pour s’excuser.

― Ah bah dis donc, tu devrais l’être plus souvent alors ! éclata Jeff. Parce que si tu retiens tout, au moment où ça pète, regarde, même le Pic Chevelu, il s’est retourné. Je te jure qu’il a bougé. Tout à l’heure, y a même eu un début de tremblement de terre. Je te raconte pas, quand madame Isabelle entre en divine colère, tout le monde aux abris !

Jeff débitait sa tirade avec un tel sérieux que Bell ne put s’empêcher de rire. Elle soutint pourtant :

― Ce sont les gens ! Pas vous, Jeff, mais parfois, ils sont méchants !

― Mais qu’est-ce qu’elle raconte, celle-là ? Reprends un peu de soupe, tu diras moins de bêtises.

― Mais je vous jure ! De l’intérieur, il y plein de gens qui sont laids.

― Il t’est pas venu à l’esprit que c’est parce que tu crois qu’ils sont laids et méchants, qu’ils le sont ?

Prise au dépourvu, Bell se tut, laissant entre la soupe et sa bouche une cuillère pleine en suspens.

― Mais il y a des gens méchants, insista Bell.

― Des gens qui ont peur, des gens inquiets, fatigués, en colère, des gens qui se sentent seuls et abandonnés, il y en a. Et ils réagissent comme ils peuvent et parfois, c’est maladroit. Et il y a la bêtise, aussi, je te l’accorde…, ajouta Jeff, brusquement.

Bell se sentit légèrement contrariée. On ne lui avait jamais parlé avec autant de franchise ni si peu de formes. Elle n’aimait pas beaucoup la réflexion de Jeff. Si c’était vrai, cela la rendait en partie responsable de ce qu’il venait d’arriver. Or Jeff ne savait pas que le cil du loup lui conférait une vue presque magique. Dans l’immédiat, il était plus sage de finir la soupe plutôt que de répliquer, et elle le fit avec un léger froncement de sourcils qui amusa Jeff.

― Tu vas où ? demanda-t-il, après un silence.

Bell ne voulait pas répondre. La fatigue submergea son esprit comme un raz-de-marée.

― Voir une tante. J’ai besoin d’un conseil. Pour un ami qui est malade, mentit Bell, mal à l’aise.

― Hmm, finit Jeff, en mâchant bruyamment son pain et en laissant son regard errer du côté du loup. Où ?

― Tarne, affirma Bell, au hasard.

― Tu aurais pu remonter la rivière en suivant le canal par la rive Est. Plus sûr.

― J’y avais pas pensé.

― T’approche pas trop du Pic.

― Je pensais le contourner, murmura Bell.

L’instant s’étira, le feu crépitait dans la cheminée, les cuillères claquaient dans leurs assiettes.

― Tu tombes de sommeil, constata Jeff. Finis ta soupe et au lit. Je pars tôt, demain. Je vais voir ma sœur à Méry-la-Pointe. Je te laisse la clé. Tu la mettras sous le paillasson quand tu partiras.

― Jeff, reprit Bell, après un silence. Merci. Je suis vraiment désolée, pour tout à l’heure.

― T’en fais pas. Ça arrive à tout le monde. Viens, je vais te montrer la chambre de ma fille. Elle travaille un peu loin, elle revient trois fois par an.

― Et elle ne vous manque pas ? demanda Bell, surprise.

― Si, répondit Jeff avec simplicité. C’est comme ça. Il dort où, le monstre sanguinaire ? demanda-t-il sans transition, en désignant d’un mouvement du menton le loup qui avait fini par se détourner mollement de sa gamelle.

Comme Bell hésitait, Jeff se fit son propre avis.

― Bon. Il monte, mais il salit pas les draps, d’accord ?

― D’accord, répondit Bell avec un sourire reconnaissant.

 

 

C’était une petite chambre, rien que pour elle, avec un lit à baldaquin près d’une fenêtre. Quand Jeff referma la porte, Bell sentit un énorme poids la quitter et alla s’affaler sur le lit, laissant tomber le sac à dos sur le plancher, rejetant la cape loin derrière elle, retirant ses chaussures sans défaire les lacets. Elle se serait endormie aussitôt, si Crapouille n’était venue se coller à son front en ronronnant.

― Belle, belle, belle ! On n’est pas bien, là ? Fais-moi un câlin.

― Je suis fatiguée, Crapouille.

― Ah là là ! J’ai jamais de câlin ! se plaignit Crapouille.

― Je t’en ai fait toute la journée ! s’indigna Bell.

― Oui, mais c’était avant, ça compte pas.

― Écoute, il faut que je parle au loup, dit Bell en l’embrassant bruyamment sur le flanc qu’elle lui offrait.

― Ah ! Je suis jalouse. Je vais faire un tour.

― Ne va pas trop loin.

― Mais non, laisse-moi sortir. Allez.

La jeune fille ouvrit la fenêtre et Crapouille se glissa au-dehors. On ne vit plus que ses pattes blanches et ses yeux verts qui renvoyaient la lumière de la chambre. Quand Bell se retourna, le loup avait posé son museau sur le bord du lit. Elle le fit monter sur la couverture, et le serra contre elle.

― Je suis désolé de t’avoir mise en danger, dit le loup.

Cette parole la surprit, parce qu’elle se sentait coupable depuis qu’elle avait frappé à la porte des inconnus, et encore plus depuis qu’elle s’était emportée.

― C’est moi qui t’ai mis en danger. Je n’aurais pas dû frapper à cette porte.

Il y eut un silence pendant lequel Bell se serra contre le loup et enfouit son visage dans sa fourrure. À ce geste, sa fatigue recula comme l’océan à marée basse. Elle resserra son étreinte et le loup se laissa faire.

― Tu ne m’as pas dit pourquoi on t’appelle Bell, dit le loup, après quelques minutes.

Surprise que le loup pose cette question, Bell prit quelque temps avant de rassembler des éléments de réponse. C’était un surnom ancien.

― C’est un tour de mes sœurs. Elles disaient que comme il me manquait un bout de cerveau et un bout des cordes vocales je ne devais plus m’appeler Isabelle en entier. C’est resté.

― C’est cruel.

― Pas tant que ça. Elles disaient pas ça méchamment. Elles étaient jeunes.

― Et la plus jeune, la toute petite ?

― Elena ? Elena ne se moque pas. Elle dit qu’elle m’appelle Bell parce que je suis belle, mais je suis sûre qu’elle dit ça pour être gentille.

― T’as toujours été belle, repartit le loup avec sérieux.

Bell ne trouva rien à répondre.

― Et tes parents, ils disaient rien ?

― Ils ont autre chose à faire. J’ai eu plusieurs gouvernantes, jusqu’à mes douze ans, qui s’occupaient de moi à tour de rôle, parce que j’étais malade. Je pense que mes sœurs étaient jalouses parce qu’elles n’avaient qu’une gouvernante pour toutes les quatre. Après, mes parents disaient que les médecins s’occupaient bien de moi, et que ça suffisait.

Il y avait de nouveau ce grondement profond qu’elle sentit bouillonner au creux de la gorge du loup, mais plus bas que quand l’homme avait pointé son arme sur elle. Elle le caressa pour l’apaiser, sur la tête, sous l’oreille, dans les longs poils du cou. Il posa sa tête sur la couverture et laissa la main courir sur son corps.

― J’aime bien Jeff, reprit Bell, pour changer de sujet.

― Lui aussi, il t’aime bien. Tu lui rappelles sa fille. Et puis, tout le monde t’aime.

Bell secoua la tête. Il était certain que le loup avait une manière toute personnelle de voir les choses, mais cela lui convenait.

― Ce n’est pas vrai. Est-ce que tu comprends ce qu’il dit quand il parle ?

― Non. Seulement ce qu’il ressent.

― Ça ne le gêne même pas que tu sois un loup.

― Il est assez exceptionnel de ce point de vue là, concéda le loup.

Bell sourit, ferma les yeux et se laissa envahir par son odeur de terre sauvage et de feuilles mortes. Le loup bâilla bruyamment. Bell rouvrit un œil.

― Dis, comment tu connais le Pic de la Sorcière ? reprit-elle.

― Je suis né là-bas.

― Et pourquoi tu n’y es plus ?

― Ma mère m’a chassé.

― Ça t’a fait de la peine ?

― Non. C’est comme ça, répondit le loup de la même voix plate que Jeff, quand il avait parlé de l’absence de sa fille.

― Et si tu y retournes ?

― Soit elle est morte, soit elle m’a oublié.

Bell se dit que c’était difficile de comprendre ce que pouvait ressentir un loup. S’il éprouvait les choses comme elle les aurait vécues, ou différemment. Pouvait-elle se fier à la manière dont elle aurait enduré le rejet pour s’imaginer ce qu’avait pu vivre le loup ? Peut-être cela lui était-il égal, peut-être ne s’en souvenait-il pas.

Bell l’observait dans la pénombre. Il avait les yeux ouverts, qui ressemblaient à deux lampes. À présent qu’elle voyait mieux — qu’elle voyait différemment — elle pouvait admirer la couleur de ses iris, changeante comme deux ciels d’ambre traversés par des nuages, et qui semblaient émettre une lumière propre. En pensant qu’il aurait pu être blessé par l’inconnu, sa main naturellement se serra dans la fourrure. Le loup eut un drôle de mouvement vers elle, un basculement, comme s’il évacuait d’un coup toutes ses tensions et s’autorisait à s’abandonner tout à fait à l’étreinte de la jeune fille. Il ferma les yeux, et ils s’endormirent aussitôt, pelotonnés l’un contre l’autre.

 

 

Le lendemain matin, Bell trouva la maison de Jeff vide. Il avait laissé sur la table du pain, du beurre, du lait, et déposé la clé sur un meuble près de la porte.

Quand elle eut mangé et rangé autant qu’elle le pouvait, Bell sortit. Elle verrouilla la porte et mit la clé sous le paillasson. Crapouille errait encore dehors. Bell et le loup commençaient à redouter qu’elle se soit perdue, quand ils entendirent un craquement. Le loup se retourna vivement. Des branche se brisèrent à nouveau. Une boule de poils noire se faufila au sol au milieu des hautes herbes.

― Regardez che que chai crouvé.

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itchane
Posté le 16/02/2025
Hello !

J'aime beaucoup ce Jeff. On ne le croise pas longtemps mais il est hyper bien caractérisé, avec ses phrases courtes et directes.

Je suis contente que Bell trouve de nouveau une belle personne a rencontrer après la précédente déconvenue.

J'ai hâte de découvrir la suite : )
A très bientôt !
itchane
Baladine
Posté le 18/02/2025
Coucou !
Merci itchane pour ta lecture et ton commentaire, je suis contente que le personnage te plaise et que tu aies envie de poursuivre ta lecture.
A très bientôt !
Carmen
Posté le 03/11/2024
Wow un changement de point de vue ! C'est inattendu mais tout à fait la bienvenue, on voit ressortir le fil conducteur tandis que les derniers chapitres donnaient l'impression d'un roman-feuilleton suivant les péripéties de Bell (ce qui n'est pas pour me déplaire !), ici j'apprécie beaucoup l'intervention d'Elena et la vision qu'elle a de son environnement familial (les bribes que tu donnes à voir de la société dans laquelle ils vivent me laisse très curieuse) - hâte de voir la direction dans laquelle tu vas tirer cette histoire :)
Baladine
Posté le 06/11/2024
Bonjour Camen,
Merci encore de me partager tes impressions de lecture, c'est très précieux pour la réécriture !
A tout de suiiite
Phémie
Posté le 14/10/2024
Quelle belle surprise de retrouver Elena, mais aussi la gentille boulangère.

Ce chapitre offre un éclairage nouveau sur des éléments qu'on pouvait deviner mais qui n'était pas encore explicites : l'injonction de beauté, la méfiance envers l'attachement. Les parents me donnent l'impression d'être tout le temps dans l'évitement : comme le petit crabe, dès qu'on les approche d'un peu trop près, ils s'enfuient d'une pirouette. Jamais dans l'action, jamais dans l'émotion.

Je n'ai pas laissé de commentaires sur les chapitres précédents, je trouve toujours l'écriture aussi belle et l'histoire aussi agréable à lire. J'ai hâte de découvrir la suite.
Baladine
Posté le 21/10/2024
Bonjour Phémie,
Merci pour ta lecture et tes retours ! Je vais jeter un oeil du côté de tes dragons :)
A très vite !
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