Ils marchaient depuis quelque temps sur un chemin bordé par des murets. Quelques fermes espacées ponctuaient le sentier à droite et à gauche. On n’y voyait quasiment personne. Par jeu, le loup avançait de son pas chaloupé sur le muret, afin de se trouver à la hauteur de Bell. Sa patte guérissait. Pourtant, il avait très vite englouti le miel que Laëtitia y avait appliqué. Bell l’avait gentiment grondé, alors qu’elle rattachait le foulard autour de sa patte. Elle lui raconta sa rencontre avec Laëtitia, et il posait des questions, comme s’il avait voulu tout savoir. De temps à autre, il posait plusieurs fois la même question, et Bell s’amusait à répéter, sur le même ton, la même réponse.
― Mais, tu me l’avais déjà dit, ça, qu’elles étaient à la pivoine, les tartes ? redemanda le loup, incertain.
― Oui, oui. Enfin, elles étaient à la violette, mais c’est presque pareil, plaisanta Bell.
Elle l’interrogea à son tour sur ce qu’il avait fait la nuit précédente, mais il demeura évasif.
― Dis-moi, ce cil, reprit Bell, sans transition. J’ai l’impression que les gens sont vraiment différents de la manière dont je les voyais avec mes lunettes. Plus laid, ou plus beau. Est-ce que c’est normal ?
Là-dessus, le loup, plus à l’aise, se fit aussi plus bavard. Bell commençait à s’apercevoir qu’il y avait avec lui des sujets plus faciles à aborder que d’autres.
― Tu les vois tels qu’ils sont. La beauté de leur âme change la manière dont tu les perçois. C’est pour ça que je t’ai dit de n’aller que vers les personnes que tu trouves belles. En prenant un de mes cils, tu partages ma vision. Tu vois l’âme des gens qui transparaît sur leur corps.
Il se passa une minute pendant laquelle Bell s’interrogea sur ce qu’impliquait sa nouvelle perception. Qu’est-ce qui faisait qu’on avait l’âme « belle » ou pas ? La personne vue était-elle seule responsable de son image ou bien celle qui regardait avait-elle aussi un rôle à jouer ? Et puis, serait-elle capable de reconnaître quelqu’un qu’elle était censée connaître, si elle la rencontrait maintenant ?
― Est-ce que tous les animaux ont cette faculté ?
― Je pense. À leur manière. Ça dépend de leurs besoins.
― Est-ce qu’il y a des gens qui ne sont ni beaux ni laids ?
― Et il y en a qui changent plusieurs fois dans la même journée. Ça dépend de leur état d’esprit, ou de la personne à qui ils s’adressent. Quand ils croisent un loup, souvent ils changent. C’est important, pour nous, de sentir ça. Toi, tu changes, aussi.
Bell comprit alors quelque chose. Elle demanda :
― C’est pour ça que, l’autre jour, j’ai eu l’impression que tu ne me reconnaissais pas ?
Le loup ne répondit pas. Il lui arrivait d’interrompre une conversation brusquement. Quand Bell le questionnait plus tard sur son soudain silence, il s’avérait que son compagnon ne se souvenait pas de leur échange. Peut-être ne se souvenait-il pas non plus de ce moment-là, à la lisière de la forêt, où il n'avait pas reconnu Bell. La jeune fille ne se formalisa donc pas. Après tout, Crapouille avait aussi des moments d’absence. Peut-être que tous les animaux avaient les leurs, et oubliaient régulièrement des pans entiers de leur expérience pour n'en conserver qu'une infime partie.
Le loup marchait la tête basse, assez lentement pour négocier avec les pierres irrégulières du muret, de l’air sérieux qu’ont les enfants qui jouent. À l’observer, elle comprit la chance qu’elle avait eue de croiser sa route.
― Ne te retourne pas. On est suivis, déclara-t-il.
Bell reconnut au ton de sa voix qu’il plaisantait. Elle se retourna aussitôt.
― Crapouille !
Sur le chemin, Crapouille faisait une tache noire dans laquelle perçaient ses yeux verts. Seul le bout de ses pattes était blanc, comme si elle portait des chaussettes. Elle était jeune, fine et vive. Depuis quelque temps, elle les suivait de loin sur le chemin poussiéreux, et hésitait. Il y avait Bell qu’elle aimait, qu’elle ne voulait pas quitter. Et il y avait ce loup qui lui paraissait étrange et ombrageux. Elle n’arrivait pas à se décider, avait fait demi-tour à plusieurs reprises avant de changer d’avis et de courir après eux, mais en restant assez loin pour ne pas attirer l’attention. Maintenant que Bell l’avait remarquée, elle se résolut à poser la question cruciale :
― Je peux venir avec toi ?
― Mais non, retourne chez Laëtitia !
― C’est trop loin maintenant. Je peux venir avec toi ?
Bell interrogea le loup du regard. Il eut un de ces rires qui donnait l’impression que des pierres roulaient de son ventre vers sa gorge et ne dit rien. À ce drôle de rire, les yeux verts de Crapouille s’arrondirent comme deux billes.
― Le gros loup, il va pas me manger ?
― Non, Crapouille, il ne va pas te manger. Pas vrai, gros loup ?
― Je mange pas les chats.
Aussitôt rassurée, Crapouille s’adressa à Bell :
― Tu peux me prendre dans tes bras ?
― Sérieusement, Crapouille ?
― Je suis fatiguée.
― Bon. D’accord. Mais ne me griffe pas.
― Pattes de velours. Promis.
Et elle bondit dans les bras de Bell.
La journée se déroula joyeusement. Le loup se moquait de Crapouille qui passait son temps à dormir, à ronronner, et à demander des caresses.
― Tu es jaloux, c’est tout, répliqua Bell.
Et cela fit rire le loup. Ils s’arrêtaient souvent. Au milieu de l’après-midi, Bell en profita pour donner au loup les caresses qu’il s’estimait le droit de réclamer. Elle s’assit alors et le laissa poser sa tête contre ses jambes.
Elle plongea ses doigts dans les longs poils qui lui couvraient le flanc. Son pelage avait des reflets d’argent, de bleu profond et de blanc crème. Bell en déclinait toutes les nuances sans se lasser de les voir ondoyer sous sa main. D’un geste, elle remonta le long de son flanc et fit éclater la blancheur qui sommeillait sous sa fourrure grise. Il y avait de la joie cachée sous ces poils. Bell la sentait et, sans réfléchir, elle piqua un baiser sur le haut du crâne du loup. Celui-ci la fixa de ses yeux dorés sans comprendre. Il posa sa truffe humide sur le bout de nez de Bell.
Elle entreprit ensuite d’appliquer du miel sur sa patte en lui interdisant de l’avaler. Cela, il le promit volontiers. Dès qu’elle lui tourna le dos, il se mit cependant à lécher l’onguent. Bell l’entendit et le rappela à l’ordre sans parvenir à garder son sérieux. Le loup prit alors un air innocent et lui tendit sa patte pour qu’elle y applique le miel à nouveau.
Les rares passants qu’ils croisaient fixaient longuement cette curieuse compagnie. Crapouille séduisait tout le monde en venant ronronner dans les jambes des inconnus, tandis que le loup se tenait immobile et pacifique. Le jeu réussissait si bien qu’on le prit pour un gros chien apathique auquel personne ne prêtait attention.
― Tu vois qu’on a bien fait d’emmener Crapouille, déclara Bell.
Maintenant que Crapouille cheminait avec eux, Bell ne pouvait plus se passer d’elle, et se mettait parfois à chuchoter des mots d’amour quand la petite chatte se blottissait dans son cou.
― On n’avait pas le choix, répliqua le loup.
Mais Bell insista.
― Oui, c’est vrai, admit-il. Merci Crapouille.
Crapouille se laissait bercer sur son échine et, pour toute réponse, ronronna bruyamment.
Le coucher du soleil coïncida avec leur arrivée dans un hameau désert. Des maisons de pierre sombre ponctuaient de vastes prairies vides. Les troupeaux étaient rentrés. Les volets fermés. Quelques cheminées fumaient cependant.
― Tu demandes l’hospitalité cette nuit ? suggéra le loup.
― Oh, je sais pas… C’est un peu étrange de venir frapper chez les gens, comme ça, non ? Avec Laëtitia, ça s’est fait naturellement.
― Tu peux essayer.
― Je peux essayer.
Elle était vraiment épuisée, et ne parvenait plus qu’à faire quelques pas avant de devoir se reposer à nouveau. Le loup tournait autour d’elle, inquiet. Il avait senti l’abattement assombrir son amie au même rythme que la nuit dévorait le ciel. Il trotta près d’elle et fit en sorte de glisser sa tête sous sa main pour rappeler sa présence. Bell laissa courir distraitement ses doigts sur son pelage.
Elle choisit la maison qui lui semblait, malgré la pénombre, la plus chaleureuse, se demandant si le don de vision du loup s’étendait aux choses. À l’intérieur, des voix s’élevaient. Des couverts claquaient dans les plats. Quelques enfants piaillaient. Bell frappa. Un silence se fit soudain. Le loup se tenait en arrière. Elle entendit des chuchotements, puis plus rien. La porte s’ouvrit à la volée. Un homme grand et maigre, au visage émacié, avec deux ombres à la place des yeux, se tint sur le seuil, un fusil à la main.
― Qu’est-ce tu veux ?
"Bell ne se formalisa donc pas. Crapouille avait aussi ses moments d’amnésie.", juste avant que la chatte ne les rejoigne. Sauf que c'est elle Crapouille, pas le loup (je me demandais si j'avais raté le passage où elle lui donnait un nom, et qui était le "elle" qui apparaissait au paragraphe suivant, si Crapouille était le loup...)
J'ai l'impression qu'il y a quelque chose de louche dans ce village...
Merci beaucoup pour cette remarque et pour ta lecture ! Je vais regarder ça attentivement.
A très vite
Merciiiiii
J'aime bien qu'une forme de bulle sociale protectrice se forme autour de notre héroïne qui en a bavé dans son enfance.
Bon courage pour la suite de l'écriture !
En effet, Crapouille est souvent là quand il faut tisser du lien ou dénouer une situation, même si parfois il peut y avoir des ratés ^^
Merci encore de partager ton regard sur ce projet.
A bientôt