7 janvier 601
Les célébrations du nouveau siècle battent encore leur plein sur Terre, mais pour la première fois de ma vie me voilà loin de ma planète natale, et quel bonheur ! On a beau lire que l’univers est vaste, on a beau savoir que les climats et les gens et les odeurs sont les mêmes sous tous les soleils, je ne m’attendais pas à ce que le vivre me fasse changer de point de vue à ce point sur les choses. Je suis arrivée sur Emiw depuis un mois désormais, la terrible, la terrifiante, la mortelle Emiw. La planète-prison, lieu de rendez-vous des tortionnaires et des désespérés, est gigantesque. Avec les moyens de transport locaux, on ne peut espérer en avoir fait le tour en moins d’un an, et il semble d’ailleurs qu’aucun local ne s’y soit encore risqué. La moitié des terres émergées est inconnue de l’autre moitié, et l’on a d’ailleurs installé provisoirement deux Sime, l’un dans l’Empire du Sable Gris, dans l’hémisphère Nord, l’autre dans la République Franche de Ababan, près de l’équateur. On trouve ici les jungles les plus denses, les villes les plus verticales, les montagnes les plus percées et minées, l’activité la plus effrénée, des mafias puissantes et des commerçants plus puissants encore. La vie culturelle est frénétique, on ne compte pas moins d’une cinquantaine de nations, les unes riches et conquérantes, les autres abandonnées et en quête de vengeance, toutes cupides et iniques. L’espérance de vie dépasse à peine cinquante ans, et je suis généreuse.
VIII. ASTIA
Elle avait quitté Firande sans réussir à obtenir la moindre promesse, et marchait dans la nuit pour calmer son anxiété. Elle était encore en tenue de soirée, vite trempée par la pluie, mais pourtant ce soir-là elle ne s’en inquiéta pas. Elle rembobinait le fil des derniers mois, essayait de reconstituer le puzzle, de déceler les indices. Mon Dieu, il ne me l’aurait jamais dit. Si je n’avais pas insisté, il ne me l’aurait jamais dit. Elle se le répétait comme un mantra d’auto-flagellation, les yeux fixés sur le sol et ses pas rapides. Elle allait, d’instinct, vers la chute de ciel. La coïncidence était presque trop grosse pour être vraie, comme si Firande avait calculé son coup. Est-ce possible qu’il se foute de moi à ce point ? Personne n’avait jamais su prédire une chute de ciel, mais il l’avait peut-être vue avant leur discussion et noyé un plus petit poisson dans cet énorme mensonge. C’était possible. Il travaillait peut-être sur le sujet le moins intéressant du monde et avait voulu se débarrasser d’elle en la ridiculisant. Mais elle n’y croyait pas, la vérité a toujours cette odeur spécifique et elle ne flairait pas de mensonge chez Firande. Elle pensait confusément que la clé du mystère se trouvait peut-être au pied de la lumière, comme dans les contes pour enfant, et donc elle s’était mise en route, sans son manteau, de nuit. Elle avait besoin de réfléchir, elle avait besoin de savoir.
Les Trois Baleines était le texte connu le plus ancien au monde. Les historiens étaient arrivés à un consensus quant à sa datation exacte, quelque part autour de quarante mille ans, ce qui en faisait un texte beaucoup plus vieux que tous les autres. Toutes les langues parlées à travers le monde étaient dérivées de près ou de loin du tricétacé, aujourd’hui une langue morte mais matricielle, les mythes développés dans le récit sacré étaient le fondement même de la civilisation, plusieurs religions le vénéraient comme un livre saint, un grand nombre de pays s'adjugeaient le titre de berceau du texte. Personne n’ayant jamais pu établir avec certitude un original plutôt qu’un autre, il n’était pas rare que deux dirigeants de nations en guerre revendiquent l’un et l’autre la paternité du culte tout en rejetant avec dédain la proclamation adverse. Il y avait en effet plusieurs versions des Trois Baleines, plus ou moins proéminentes selon les époques historiques, les besoins politiques, l’avancée de la recherche scientifique. Si l’âge d’or du tricétacisme remontait déjà à plus de mille ans, l’importance culturelle du Temple restait sans égale à travers le monde. Astia ne saisissait que trop bien la situation dans laquelle se trouvait Firande si elle avait mis le doigt sur ce qu’il cachait. Ce devait être un original. Peut-être même l’Original. Une telle découverte était en mesure de bouleverser l’ordre mondial. Elle se sentait ivre et comme noyée. Elle voulait l’aider, elle voulait faire partie de cette aventure, mais elle ne voyait absolument pas comment. Elle n’avait rien à lui apporter qu’il n’ait déjà. Elle se désespérait, elle accélérait le pas.
L’incipit du texte, dans toutes les versions, sans exception, faisait mention d’une chute de ciel sous la pluie. L’une des spécificités du texte était les nombreuses mentions faites à la pluie, comme s’il s’était agi d’un phénomène notable. Dès cette première phrase les Trois Baleines déployaient une capacité illimitée à s’ouvrir à différentes interprétations. Bien sûr, à notre époque, la science avait percé à jour le mystère de ces « chutes » de ciel qui n’en étaient absolument pas. Au contraire, il s’agissait de miroitements lumineux provoqués par les variations de densité des différentes pluies au contact avec le sol, on devrait donc plutôt parler d’une lumière « montée de terre », mais il n’était pas un enfant sur la planète qui n’ait appris à lire avec les mots « chute de ciel » ; pour cette raison, on maintenait l’usage religieux dans la forme, tout en enseignant l’explication scientifique aux élèves un peu plus grands. Astia songeait au pouvoir évocateur des mots. C’était son travail, bien sûr, sa passion, mais elle se répétait souvent qu’elle avait encore beaucoup à découvrir et débroussailler dans l’infinité de relations inconscientes que chacun formait avec son vocabulaire. Si on se met à y réfléchir sérieusement, peu de mots sont parfaitement adéquats, la plupart sont vagues, approximatifs, grossiers, parfois mensongers, et malgré tout ils restent ce que quarante mille ans de civilisation ont pu produire de mieux pour communiquer entre êtres humains. Quel miracle ! Elle se sentait prise d’euphorie. Au diable les exactitudes scientifiques quand on avait la magnifique facticité des mots ! La chute de ciel était bien en face d’elle, immobile, comme impossible à atteindre, une illusion optique qui disparaîtrait sans jamais donner l’impression d’être devenue plus accessible. Et pourtant, Astia marchait. Et pourtant…
Elle était seule, mais dans ces moments d’exaltation, elle se mettait à prendre en pitié ceux qui ne connaissaient pas, comme elle, le vrai bonheur d’être seule avec soi-même. Aucune compagnie n’avait jamais rempli son être de satisfaction, de désir, d’espoir comme elle l’était maintenant, un peu ivre, marchant dans la nuit vers une chute de ciel. Elle prit en pitié jusqu’à Firande, avec son père, Sr., et la pression incommensurable qui semblait lui être tombée sur les épaules récemment. Pourrait-il encore marcher comme elle, sans se soucier de la pluie ni du lendemain ? Pourrait-il consacrer du temps à son être réel, celui que lui seul connaissait, celui qu’on ne peut montrer aux autres, mais qu’elle avait appris à respecter et traiter comme un ami intime ? Qu’avait-elle à voir avec les Trois Baleines, finalement, elle, Astia ? Qu’avait-elle à voir avec Firande ? Elle n’avait à voir qu’avec elle-même. Comme tout un chacun, elle était en définitive absolument et définitivement seule et n’avait que cet infini pour lui tenir compagnie, elle-même. Et cet elle-même n’avait à voir qu’avec maintenant, qu’avec cette pluie magnifique, cette chute de ciel comme venue d’un songe, la lumière du jour commençant, ses pensées propres et uniques. Elle était si heureuse d’être. Elle montait une colline boisée, parsemée de quelques maisons encore endormies, désormais presque sans volonté consciente autre que d’être vivante. Elle n’était qu’une avec l’eau tombée du ciel, qu’une avec le vent soufflant dans les arbres, qu’une avec le chant des merles qui s’élevait doucement, mais peu à peu son bonheur se teinta de frustration, de cette frustration insidieuse dont elle ne parvenait jamais à se défaire complètement. Ce n’était pas assez. Elle voulait aussi cette lumière, elle en voulait une révélation quasi mystique, après tout, pourquoi ne pas trouver elle aussi les Trois Baleines, pourquoi ne pas être choisie par le destin pour faire partie du grand livre de l’Histoire ? Elle sentait son ivresse gagner du terrain, en dépit de toute logique. Plus elle marchait, plus elle était saoule, comme grisée par ses pensées depuis qu’elle avait laissé libre cours à… à quoi exactement ? Astia aurait donné cher pour comprendre comment fonctionnaient ces moments de transe. Elle était dans un état second lorsqu’elle atteignit le sommet et aperçut cet étrange bâtiment rougeâtre à l’orée du bois, curieuse, mais pas étonnée.
Lazare et Oriane sortirent les premiers du Scorpio, après avoir procédé à quelques vérifications élémentaires et constaté qu’il n’y avait aucun danger, là dehors. Le capitaine était resté dans le navire, toujours mutique et distant depuis l’atterrissage. Perdu dans des calculs complexes, il n’avait donné aucune instruction. Les deux membres d’équipage avaient donc pris les choses en main, comme ils avaient d’ailleurs pris l’habitude de le faire à bord. Ils se sentaient plus étroitement liés, Oriane avait baissé sa garde dans la joie du moment, et Lazare n'éprouvait que compassion et amour pour cette compagnonne de voyage avec qui il ne partageait rien encore la semaine précédente, mais qui serait désormais associée au moment le plus important de sa vie. Il la regardait s’émerveiller de cette herbe, c’était la même que sur Pétruss, mais justement, ce n’était pas celle de Pétruss, et puis comment allaient-ils appeler cette planète ? Enfin, il suffirait de demander aux habitants, j’imagine, mais d’ailleurs, comment ça marche ? On va les voir et on dit qu’on vient d’un autre monde ? Lazare riait franchement, non, bien sûr que non, il y a tout un protocole, et d’ailleurs il s’agissait de cacher le Scorpio assez vite, ou plutôt de le camoufler. C’est alors qu’il vit quelqu’un, au loin, une silhouette au sommet d’une colline qui les regardait. Il se figea, alors qu’Oriane continuait à s’affairer autour du navire. Il n’aurait su dire ce qu’il ressentait, cela s’apparentait à une angoisse profonde, primale presque. Ils arrivaient chez quelqu’un, sans invitation, et sans savoir comment cet hôte allait réagir. Baissant la voix, il intima à Oriane de se taire, ils n’étaient plus seuls. Il s’accroupit, comme submergé par la situation. Il avait cru que l’heure matinale et l’endroit, relativement éloigné des centres de population, leur laisserait le temps de se retourner un peu avant d’avoir à planifier le contact. Il avait aussi cru pouvoir compter sur le capitaine pour établir une marche à suivre, mais ce dernier était entré en état catatonique. Il s’en voulait de de s’être laissé submergé par sa propre euphorie, de s’être laissé entrainer aussi par la joie enfantine d’Oriane, et l’envoya prévenir le capitaine. Il se remémora ses discussions théoriques avec Pauline. Être seul. Éviter les gestes marqués, qui pourraient être mal interprétés. Éviter toute réaction démesurée, dans un sens ou dans l’autre. Agir de façon naturelle, comme un touriste venu d’un endroit lointain, avec de bonnes intentions. En cas de dialogue, se référer à un lexique de sons universaux, qui pourraient facilement être interprétés comme une langue étrangère. Faire confiance à son augmentation en intelligence artificielle, capable d’intégrer rapidement une langue nouvelle et de traduction simultanée. En attendant, faire des phrases simples qui réutilisent les mots employés par l’interlocuteur. Acquiescer à ses propositions, pas à toutes, mais à une majorité. Se laisser créer son passé par l’autre et s’y adapter, dans l’idéal se faire passer pour un touriste désireux d’apprendre la langue. Cacher son navire. Surtout, cacher son navire. Le Scorpio n’était pas un navire conçu pour la découverte spatiale. Même avec beaucoup de bonne volonté, il était impossible de le méprendre pour une maison, surtout si la civilisation locale connaissait déjà l’aviation ou tout type de motorisation. Il avait pour lui sa petite taille, cependant, et la planète était suffisamment vaste pour raisonnablement espérer l’existence de cultures bien différentes d’un continent à l’autre, ainsi qu’une méconnaissance relative et universelle des us et coutumes qui y co-existaient. Il inspira profondément en regardant la silhouette immobile, là-bas, se demandant ce qu’elle pouvait bien penser. Il devait conserver la maîtrise de ses émotions. Son roman allait peut-être prendre une autre tournure.
Le jour s’était levé pour de bon, la chute de ciel avait disparu, et Astia restait plantée là, les yeux fixés sur la silhouette immobile en contrebas. Une centaine de mètres les séparait, et elle ne savait pas quoi faire. Elle voulait rester seule, elle était fatiguée de sa nuit blanche, de l’alcool, de la pluie, de la marche, d’avoir tant pensé à sa vie, elle était satisfaite. Mais la situation attisait sa curiosité, et elle essayait de lutter contre sa propre paresse, son instinct de fuite. N'était-ce pas pour cela, finalement, qu’elle était sortie pour marcher toute la nuit ? Ne voulait-elle pas provoquer quelque chose, une rencontre avec le monde extérieur ? Elle aurait pu penser à sa vie de mille autres façons, mais maintenant qu’elle se tenait là, exténuée, trempée, pourquoi ne pas aller jusqu’au bout des choses ? Une voix répétait qu’elle se sentait déjà heureuse, qu’il valait mieux ne pas courir le risque de gâcher ce moment de plénitude. Une autre que la nuit n’avait été qu’un prélude pour vivre ce moment dans les meilleures dispositions. Elle pensa à Firande, elle était ridicule. Elle n’avait pas à avoir peur. Elle descendit résolument la colline. Il s’agissait d’un homme seul, qui s’affairait autour de cet étrange bâtiment, ou peut-être était-ce un véhicule ? Astia n’avait jamais rien vu de pareil, aussi rouge, et l’homme aussi avait une tenue étonnante, un peu jaune, un peu rose, visiblement inadaptée à la pluie, mais Diphda est vaste et elle gardait l’esprit ouvert. Il l’avait longuement observée, mais faisait mine maintenant de s’occuper de son bidule. Une sorte de camion, décida Astia, même si décidément ça n’en avait pas l’air. Lorsqu’elle s’estima à portée de voix, elle lança un bonjour sonore. L’homme se retourna un peu trop vivement, et lui répondit beaucoup plus bas, d’un grognement. Il était louche, et mille idées vinrent en même temps à Astia, qui s’estima trop engagée désormais pour faire demi-tour. Malgré son attitude suspecte, il n’avait vraiment pas l’air dangereux, même plutôt gringalet. En réalité, plus elle s’approchait, et plus une seule et unique idée emplissait son esprit. Tout ce qui était arrivé depuis la veille l’avait amenée ici. La chute de ciel l’avait amenée à ce moment. Son destin allait changer.