John avait toujours vécu loin de chez lui. Il avait beau y être né, y avoir grandi, y être retourné même pour plusieurs années, son passage sur Terre avait toujours été provisoire, une préparation pour sa vraie vie qui se trouvait là, au-dehors. Toujours, il avait fini par partir. L’un de ses souvenirs les plus marquants remontait à son enfance. Dans un parc, ou était-ce une forêt, en tout cas un lieu de plaisir où son père avait l’habitude de l’emmener se promener, on lui fit fête de ses six ans. Ils n’étaient que tous les quatre, sa mère et sa sœur, effacées, comme dans tous ses souvenirs, et son père, central, magnifique, écrasant. C’est son père bien sûr qui lui offrit le plus beau cadeau qu’il n’ait jamais reçu, peut-être le plus beau qu’il ne recevra jamais. Un magnifique voilier en bois, un modèle réduit aux proportions exactes, finement ouvragé, muni de voiles miniatures en vraie toile, de mâts amovibles, de portes coulissantes. Une merveille. John en resta profondément ébloui et son père visiblement fier d’avoir éduqué un jeune garçon d’aussi bon goût. Il se souvient du bateau dans ses bras, de son poids, de l’incrédulité que cet objet si lourd pût flotter, et même naviguer. Il était sujet à de nombreuses émotions qu’il ne savait trop comment gérer : un choc esthétique, le premier de sa vie consciente, un plaisir sans limites qui confinait à la fierté d’être le propriétaire de ce bateau, un amour débordant pour son père, la personne la plus incroyable qu’il connaisse, mais aussi une pression, une tension quant au fait de posséder un tel objet, trop lourd et trop beau et trop précieux pour lui, encore un petit enfant de six ans, loin d’être à la hauteur de la tâche d’être le capitaine d’un tel navire, et à cette pression succéda vite une pulsion intense de se libérer de cette responsabilité, de proclamer son incapacité à posséder ce cadeau, de rendre à la nature et au monde ce qui ne saurait être un objet de décoration et d’orgueil mais était si clairement un objet de liberté. Tout ceci se joua en quelques minutes à l’intérieur de cet enfant. Il prit alors un air sérieux, presque grave, remercia son père avec une formalité qui n’était pas de son âge, courut maladroitement jusqu’à la rivière qui traversait la forêt, ou le parc, réussit à courir malgré le poids et la taille du bateau qu’il tenait tout contre lui, et le lâcha dans le courant. C’est là le moment décisif de son souvenir. Il devait être quinze heures, le soleil se reflétait avec force sur la rivière, et il vit son bateau flotter, incroyablement et incompréhensiblement bien flotter, et puisqu’il flottait, alors il naviguait, et il le regarda s’éloigner avec la certitude qu’il naviguerait jusqu’au fleuve, puis jusqu’à la mer, puis enfin il atteindrait l’océan et de là il n’y avait plus de limites, il pourrait naviguer éternellement, peut-être même jusqu’à Draconis. C’était une épiphanie que ce navire qui s’éloignait dans le soleil, et subitement il ressentit un profond déchirement, un manque insupportable, un regret, le premier regret de sa vie et peut-être bien le seul véritable, le regret original, la matrice de tous ceux à venir au cours de sa longue vie. Il comprit confusément que toute sa vie il chercherait à retrouver ce navire. Que lorsqu’il parviendrait enfin à le rattraper, il serait prêt cette fois-ci à en assumer la charge. Il n’avait que six années révolues, mais il comprit tout cela, il le ressentit au moins, car il n’y a pas d’âge pour rêver. Son père était furieux, il avait réalisé trop tard le dessein de son fils et n’avait commencé à courir qu’après l’avoir vu déposer le modèle miniature dans l’eau. Il ne rattrapa pas le navire (comment eût-il pu rattraper le destin en marche ?), il cria et vitupéra, pourrit son fils qu’il découvrit le visage inondé de larmes, et la suite de la journée est perdue dans les limbes. John sait seulement qu’il associe dans sa mémoire le départ du bateau à la fin de l’allégresse et de la joie de son enfance.
VII. JOHN
Ils avaient détecté de nombreuses traces de vie, et même de civilisation plutôt avancée, avant de pénétrer dans l’atmosphère. Par prudence, Lazare avait proposé de se poser un peu à l’écart, dans une zone apparemment peu peuplée, où ils pourraient faire un premier état des lieux. Étonnamment, ils avaient tous les deux réussi à outrepasser l’absurdité de la situation, à accepter le réel tel qu’il était, malgré son impossibilité flagrante. Ici, en plein système pétrusso-emiwite, à peine une quinzaine de jours après avoir quitté Pétruss, à moins de deux mois de voyage interstellaire de la Terre, et encore, à vitesse modérée, ils avaient trouvé sur leur route une planète habitable inconnue. En tout état de cause, la situation devait dépasser leurs capacités d’entendement, et le capitaine avait anticipé une angoisse particulièrement marquée. À tort, tant il semblait que ses compagnons se montraient encore plus attentifs et soumis à ses ordres. Oriane avait beau répéter qu’il fallait se montrer rationnel, elle débordait d’excitation comme une enfant. Elle ne pouvait s’empêcher de trépigner, répétant être volontaire pour faire partie de la première sortie, comme imperméable au danger. Lazare, lui, semblait chercher une explication romanesque, une validation narrative qui fonctionnerait dans le réel, et parlait avec nervosité de situations similaires dans plusieurs romans d’aventure. Il aurait voulu rester encore dans le Scorpio, faire d’autres tests. Le capitaine… Le capitaine, encore maître de lui jusqu’à ce dernier moment, avait soudain l’air encore plus mystérieux qu’à son habitude, en partie triomphant et fier, en partie ému, en partie stupéfait, aussi, en tout cas trop submergé par ses différentes émotions et incapable de prendre la parole de façon articulée. Il aurait voulu, visiblement, marquer le coup, souligner par quelques mots le moment historique qu’ils vivaient, mais il restait comme paralysé. Ni Lazare ni Oriane n’osaient intervenir. Ils étaient si habitués à le voir parler sans fin, à le voir maîtriser toutes les facettes de la rhétorique et de la conversation, que ce silence les impressionnait tout particulièrement. Finalement, il dut s’y reprendre à deux fois, la voix toussotante.
- Il y a beaucoup de gens dans l’univers, vous ne trouvez pas ?
Depuis son plus jeune âge, cette idée ne le quittait pas. Le fait qu’il y ait d’autres individus que lui-même était déjà la source d’un abîme de réflexions. Comment sa subjectivité, qui formait tout son univers connu, pouvait-elle cohabiter avec celle d’autres humains tout aussi rationnels, tout aussi centraux et premiers pour eux-mêmes qu’il l’était pour sa propre personne ? Il avait du mal à accepter ce fait, à en saisir le vertige. Quand il le multipliait à l’échelle de la planète, puis de la galaxie, puis de la découverte du théorème de Trohm, il y avait de quoi s’évanouir. Des milliards de milliards de subjectivités depuis le commencement des temps, un univers entier rempli d’êtres humains qui pensaient, souffraient, désiraient, consommaient, s’entre-aidaient, s’entre-tuaient, rêvaient. Au centre – oui, malgré tout, au centre – de cet océan cosmique, lui, John, ses propres pensées, souffrances, désirs. Ses propres pulsions empathiques et meurtrières, qui ne valaient rien de plus que celles du moindre de ses prédécesseurs. Ses rêves, infimes et précieux, gigantesques et ridicules. Son humanité, mille fois vécue avant et après lui, insignifiante pour tous excepté lui-même, et cette rage primordiale de compter pour quelque chose. Plus que tout au monde, il avait toujours voulu exister, accepter ce défi de l’insignifiance et le remporter. Savoir que son monde, si limité qu’il soit, circonscrit à une part minuscule de l’espace et du temps, complètement inconscient, et ce même armé des connaissances théoriques les plus aiguës, absolument insuffisantes et inutiles pour combler l’inconscience ontologique de la coexistence simultanée d’une multitude d’autres mondes, d’autres espaces, d’autres temps eux-mêmes complètement inconscients du sien ; savoir que son monde, donc, était le seul qui comptait réellement, pour lui mais aussi pour les autres, alimentait en lui une ambition de conquérant, démesurée et dévorante. Il contemplait cette planète qu’il voyait à nouveau de ses propres yeux, et cette idée l’assaillait encore une fois, telle une vieille amie. Il imaginait ici mille autres versions de lui-même qui relevaient le même défi de mille autres façons. Ils étaient si nombreux, chacun seul au cœur de sa propre vie, chacun anonyme, chacun si proche de la mort, chacun si inutile. Il regarda Lazare, qui voulait écrire un grand roman. Oriane, qui désirait vivre et revoir son père. Il sentit son cœur se serrer, se força à sourire. C’est lui qui triompherait.
Lazare réussit sa descente, décidément c’était un bon pilote, fiable et désireux de bien faire. Les instruments s’étaient emballés, sans surprise, mais seule Oriane avait paniqué un instant. Elle n’avait pas oublié la transmission voulue par le capitaine, et lui demanda si elle devait lancer le signal. Le capitaine la remercia et lui dicta un message sans queue ni tête : « LE SCORPION VA PIQUER LE NID DE L’ABYSSE D’ICI SEPT LUNES », qu’Oriane envoya, de façon automatique. En la remerciant, en faisant mine de vérifier ledit message, comme si elle n’était même pas capable d’envoyer treize mots, le capitaine inséra quelques lignes de codes supplémentaires, qu’Oriane remarqua, bien sûr, mais qu’elle eut aussi le tact d’ignorer. Elle avait d’autres chats à fouetter, à commencer par calmer Smaé, qui renvoyait à l’équipage son propre stress et semblait adopter une attitude de contestataire résignée, dans le genre « je ne dis rien, mais j’ai hâte de vous dire que je l’avais bien dit ». Le capitaine s’efforçait d’irradier sur les deux autres un calme et un optimisme qu’il ne ressentait pas. Il comprenait bien qu’ils n’avaient pas les données suffisantes pour comprendre ce qui se passait, pour déchiffrer son attitude. Il savait qu’à leurs yeux il agissait comme un fou, mais pour l’instant il tirait profit de l’ascendant psychologique qu’il avait construit peu à peu ces dernières semaines. Il était le capitaine du Scorpio, et l’équipage lui obéirait. Il garda donc le silence aux questions muettes que posaient les yeux de Lazare, n’énonçant que des ordres simples, et le navire, malgré de grosses turbulences, se posa une heure plus tard, sans encombre, à l’orée d’un bois, au petit matin. Une faible pluie s’abattait sur le Scorpio. Un moment de sérénité. Pour Oriane et Lazare, le moment paraissait pour le moins solennel. Ils avaient découvert un nouveau monde. La vue par les hublots était d’une émouvante banalité. Ce qui ressemblait fortement à un cyprès se balançait au vent. Quelques oiseaux voletaient sous les gouttes, des huppes et des piverts dont ils ne tarderaient pas à entendre les chants. Le ciel était d’un gris trop clair, le vert des feuilles manquait aussi un peu de vitalité, mais ces détails mis à part, il était difficile de ne pas se croire rentré chez soi. On avait beau le savoir, le cerveau rationnel ne parvenait pas toujours à satisfaire ce sentiment profond de déception mélancolique. On avait beau parcourir les galaxies, on ne rentrait jamais que sur Terre, pour voir les mêmes animaux, dans les mêmes paysages. La nature manquait d’imagination et de diversité, et il pouvait être difficile de surmonter la dépression de se découvrir si banal et si inéluctable. Il était impossible de fuir. Une de ces leçons que l’univers avait donné dans un geste quasi thérapeutique à l’homme. Il y eut un nouveau moment de flottement à bord du Scorpio. Le capitaine était perdu dans ses pensées, comme pris de vertige.
C’était il y a dix ans à peine que John avait mis le pied pour la première fois sur Diphda. Il venait de fêter ses dix-sept ans, il était jeune et dilettante, idéaliste et inconséquent. Suite à quelques déboires, il avait été engagé en tant que cuistot sur un navire marchand de taille moyenne, spécialisé dans le transport du cuivre et la contrebande entre Pétruss et Emiw. John était un piètre cuisinier, mais il avait besoin d’argent. Il aimait parier, principalement sur les jeux de pur hasard, et n’aimait rien de plus que de parier de plus en plus gros jusqu’à perdre, un passe-temps sans conséquences sur Terre, mais mal lui prit de jouer sur Pétruss. Son passeport terrien était une bonne protection, mais pas assez pour lui permettre de refuser le poste de cuistot sur le navire du Beau Léon. Ils étaient vingt à bord, presque tous des Pétrussiens dans une galère ou une autre, mais John se sentait seul. Il avait du mal à se lier avec les autres, et la qualité de ses repas ne l’aidait pas. Ils étaient tous largement plus âgés que lui (qui ne l’est pas quand on a dix-sept ans ?), plus aguerris aussi au voyage spatial, et rapidement il se fit à l’idée de sa solitude. Les allers-retours étaient assez monotones, et lui laissaient beaucoup de temps pour réfléchir à sa vie. Comment s’était-il mis dans cette situation ? Qu’est-ce qui ne tournait pas rond chez lui ? Pourtant, la vie sur Terre était simple et belle. Comme tous ceux de sa génération, il n’avait pas à s’inquiéter pour l’avenir, sa famille était aimante et le soutenait malgré sa vie dissolue, dans l’espoir, ou plutôt la certitude qu’il se prendrait en main un jour et deviendrait, comme plusieurs avant lui, un poète, un chirurgien ou un diplomate de talent. Après tout, bon sang ne saurait mentir. Il fallait être profondément pessimiste et mal disposé pour prédire des lendemains sombres à John ou à n’importe lequel de ses amis. Jeunesse se faisait dans une décadence contrôlée et amusante. Avec ses qualités, il pourrait faire ce qu’il voulait, devenir qui il voulait. C’est à peine si son père s’inquiétait du fait qu’il ait montré dès le plus jeune âge une tendance autodestructrice plus marquée que la moyenne. Pourtant, en ce début d’année 934, la situation était assez pathétique. John n'aspirait à rien de ce qu’on lui annonçait depuis toujours. Il n'avait rien accompli et n’était animé d’aucune ambition d’accomplir quoi que ce soit. Il était le seul, sans aucun doute, de tous ses amis, à se retrouver endetté sur un navire de contrebande, et pire, le seul capable de s’en accommoder. Il se rendit compte, dans les cuisines du Beau Léon, qu’il aimait cette passivité, qu’il accepterait tout ce que la vie mettrait sur son chemin mais qu’il ne chercherait rien de lui-même. Il n’avait aucun désir. C’était, à ce moment de sa vie, le trait principal de son caractère.
Il accomplissait sa cinquième traversée à bord, toujours aussi anonyme, n’espérant même plus de signe amical de la part des autres membres d’équipage, satisfait de leur indifférence qui valait mieux que la sourde hostilité du début, lorsque l’alarme générale se déclencha. On l’avait rapidement formé pour réagir de façon adéquate à ces cas-là, on lui avait dit que c’était une situation relativement fréquente sur un navire de contrebande, mais il ne pouvait contrôler l’adrénaline qui monta en lui. La probabilité de croiser par hasard un autre navire lorsque l’on naviguait dans le noir comme le Beau Léon était extrêmement faible en théorie, mais la pratique avait démenti les calculs de salle de classe depuis des siècles déjà. C’était ce qu’on appelait le paradoxe de Bouvine : on avait beau penser que seuls les navires connaissant votre position ou vous ayant pris en filature pouvaient vous intercepter, l’expérience démontrait qu’on attrapait dans ses filets plus de navires spatiaux dans les environs immédiats de la Terre que de poissons dans l’océan. Officiellement, il n’y en avait jamais pourtant qu’une poignée de millions, soit plus de trois fois rien. D’où ce paradoxe qui continuait de déconcerter les physiciens et autres astronomes. John tentait de se remémorer ses leçons du collège pour mieux contrôler sa respiration. Il était enfermé dans les cales avec les autres, et regardait anxieusement le poste de télécommunication occupé par Marius. Il s’agissait probablement d’un contrôle de police, auquel cas il fallait se conformer au fait que selon les registres de Pétruss, le Beau Léon fonctionnait avec un équipage réduit de 4 individus. Mais si la menace était finalement d’une autre nature, s’ils étaient par exemple assaillis par des pirates, ils auraient à se déployer dans tout le navire pour préparer la défense. John ne s’était jamais battu, et espérait fébrilement que tout se déroulerait sans accroc. Il se rassurait en étudiant les visages calmes, sereins, presque ennuyés des vétérans enfermés avec lui. Une femme relativement âgée, appelée Anqi, discutait avec Marius comme si de rien n'était, et le poste de télécommunication restait muet. John imagina tous les scénarios possibles au cours des deux heures qui suivirent, finissant lui aussi par s’ennuyer et par penser au menu du soir. Il luttait contre la tristesse de se sentir si seul dans cette cale, avec quinze de ses compagnons. Pas un n’était venu lui parler, pas un ne lui avait adressé un sourire, ni même un regard. Il n’était même pas méprisé ou snobé, il était invisible. Même Acca, le chat de bord, fuyait ses caresses. Il calculait qu’il lui manquait plus d’une dizaine de trajets pour rembourser sa dette et se sentait de plus en plus déconnecté de sa propre vie, de ses propres émotions. Soudain, la porte s’ouvrit. C’était le capitaine, Léon Gatti en personne, son créancier. Il était pâle et chancelant, loin de dégager son charisme habituel. Sa voix se brisa lorsqu’il appela Marius. Le silence s’était fait immédiatement dans la cale, et il y eut un moment de flottement avant que tous ne sortirent un par un pour rejoindre leurs postes. Ce n’était ni la police, ni des pirates. Le Beau Léon avait perdu sa route et voguait depuis plusieurs heures vers le néant infini de l’espace.
Comme tous les membres d’équipage, John fut interrogé par Léon et Marius. Il savait être un peu plus suspect que les autres – il était l’un des derniers arrivés à bord, jeune, Terrien, surtout. Personne ne pouvait deviner quelles étaient ses intentions, mais tout le monde semblait penser qu’il en avait des secrètes et pernicieuses. Peu importait qu’il soit absolument ignorant dans le domaine des contrôles de navires spatiaux, la rumeur populaire avait tôt fait de le désigner comme le coupable idéal. Léon était plus mesuré. Il semblait désolé pour John, comme s’il se sentait responsable de sa présence à bord, et regrettait d’avoir son destin sur la conscience. Marius eut vite fait d’établir que le jeune Terrien n’avait pas eu l’occasion, ni les connaissances pour commettre un quelconque méfait dans la salle des contrôles. Cet interrogatoire était une farce. John était ébranlé de voir les deux officiers en chef du Beau Léon à ce point démunis. Ils n’avaient pas le début d’une piste pour les mettre sur la trace du coupable, mais ils devaient malgré tout donner le change pour maintenir la paix dans l’équipage. Il mesura à quel point la difficulté de vivre était partagée par tous de manière égale. Voilà Léon obligé de prendre une décision alors qu’il sait que toutes les solutions sont mauvaises ; voilà Marius obligé de poser une série de questions alors qu’il les sait inutiles et idiotes ; voilà John perdu au milieu de l’espace pour rembourser une dette de jeu alors qu’il avait une vie toute tracée qui l’attendait sur Terre. Quelle connerie.
C’est seulement deux semaines plus tard que Marius annonça qu’ils étaient entrés dans le champ gravitationnel d’une planète inconnue, mais habitable selon les capteurs. Les rumeurs allaient bon train, et seul John semblait se préoccuper de l’impossibilité scientifique de trouver une planète habitable aussi proche de la Terre. Toutes les planètes sur un rayon de cinquante années-lumière avaient été répertoriées, la plupart même visitées. En si peu de temps, ils avaient à peine pu dépasser le cercle des dix années-lumière. Mais le reste de l’équipage se félicita surtout de sortir de cette coquille de noix, de pouvoir réalimenter les stocks d’eau et de nourriture, de découvrir probablement des ressources précieuses à la surface. Léon fit un discours clair et honnête, personne ne savait où ils étaient, ni comment ils y étaient arrivés, un traître se trouvait peut-être, ou sans doute parmi eux, et rien ne garantissait qu’ils trouveraient ici un moyen de retourner dans la direction de Pétruss, mais une planète non répertoriée est peut-être vierge de tout contact avec la civilisation terrienne, et donc une opportunité commerciale en or. En respectant les précautions d’usage, il avait bon espoir de rentrer chez lui beaucoup plus riche qu’il n’en était parti. Quatre volontaires restèrent à bord du Beau Léon, tous les autres descendirent sur la surface. John était submergé par l’excitation. Merde pour la théorie, les connaissances, les certitudes. Merde pour la vie sans sel de ses parents. Il tremblait en regardant le paysage se dévoiler par le hublot de la navette de descente, envahi par une émotion qu’il ne connaissait pas, et qui lui sembla être la seule émotion qu’il n’ait jamais réellement ressentie. Il pleuvait, à perte de vue, une forêt d’apparence tropicale s’étendait jusqu’à un océan tumultueux et beau. Une lumière intense barrait le ciel verticalement droit dans l’axe de sa vision. Sans chercher à comprendre, il la regardait, hypnotisé. Il était ému, il vivait consciemment une expérience transcendante. Il arrivait sur Diphda et ne serait plus jamais le même.