VIII - Les égouts

Par Eldien

 

Les égouts de Tredor étaient sensiblement différents de ceux qu’elle avait eu l’habitude d’emprunter au cours des années troubles qu’elle avait passées à Paesca. 

Contrairement à la fourmilière étrangement organique des profondeurs de la cité portuaire, ces couloirs ci étaient larges, droit et sans fioritures. 

Le couloir principal, une grande allée semi-circulaire aux larges pierres, se déployait face à elle sur une centaine de mètres. 

Au milieu, une rigole recouverte d’une grille de métal laissait couler le surplus d’eau qui s’écoulait du lac. 

De longues sections divisées par deux arches soutenaient de larges arcades cascadant du plafond. Entre chacune d’elles, de part et d’autre de l’allée, se trouvait l’entrée de tunnels qui perçaient les murs pour s’enfoncer plus profondément sous la ville. 

La jeune femme s’avança précautionneusement dans le large couloir, une torche à la main, et abandonna la lumière rouge provenant de l’entrée qui pour une fois, était plus réconfortante que les allées sombres aux odeurs fétides qui l’attendaient.

À mesure que Carssa s’enfonçait dans ce lieu coupé du monde s’évanouissaient également les clameurs des entrepôts et des chariots s’activant à la surface. Lorsqu’elle atteint la zone que lui avait indiqué les gardes, elle était totalement seule, uniquement entourée par les clapotis de l’eau et les gémissements de tuyaux renâclant face à la pression de leur contenu. 

Elle passa sous la cinquième série d’arches et se dirigea vers la porte située sur sa gauche. Un panneau en cuivre était marqué des lettres “2F”. Elle était au bon endroit.

Une grille similaire à celle de l’entrée obstruait un passage assez large pour laisser passer sans problème deux hommes de large carrures. 

Elle saisit le métal froid et humide, tira d’un coup sec et fut presque surprise lorsque le battant coulissa sans la moindre résistance, aussi silencieux qu’un soupir. 

Levant la torche pour éclairer devant elle, Carssa ne vis rien que les ténèbres qui l’attendait. Elle jeta un dernier regard vers l’entrée des égouts d’où elle venait, toujours éclairée par la lumière d’un soleil faible. 

À partir de là, elle serait livrée à elle-même. Et cela était sans doute mieux ainsi...

Les passages souterrains et les ombres lui étaient déjà familiers. C’était même un des endroits dans lequel elle se sentait le plus à l’aise, comme si ces murs humides et obscurs pouvaient la protéger de tout le chaos qui l’attendait à l’extérieur. Pourtant, l’impression de vide qui se dégageait de ce couloir inconnu n’avait rien de l’abri qu’elle aurait dû y trouver. Il provoquait en elle un malaise qu’elle ne parvenait pas à expliquer. Quelque chose au fond de ce gouffre la dérangeait tant que la jeune femme du se faire violence pour reprendre son avancée. 

Progressant lentement, attentive à chaque sons et anfractuosités, elle passa le long d’espaces creusés dans les murs pour faciliter le passage des eaux. Un nombre absurde de tuyaux de taille variées, veines des cuivre des égouts se déployaient au-dessus d’elle, vrombissant par instant au passage d’un liquide venu du monde des vivants.

Les clapotis de l’eau se réverbéraient contre les murs et donnaient une impression de profondeur immense au couloir qui se déployait en courbe légère vers la gauche, suivant largement l’arc du lac qu’il devait entourer.

Mais malgré la familiarité des lieux, il restait une chose qui brillait par son absence. Pas la moindre trace de rongeur quelconque, que ce soit des couinements, ou des cadavres, rien n’était visible dans ce dédale de pierre humide. Les Keltiens avaient beau prendre soin de leurs égouts, ils ne pouvaient pas se séparer des charognards qui pullulaient habituellement ici. Il est des combats que même ce peuple devait abandonner! 

De plus, la jeune femme fini par déceler des traces de déjections le long des parois du couloir. 

On peut ajouter toute une cohorte de rats à la liste des disparus, grimaça-elle intérieurement.

 

Le temps s’égrenait lentement et chaque seconde passée ici rendait Carssa plus incertaine des raisons qui l’avait poussé à accepter cette mission. Qu’elle force cruel avait bien pu la pousser à faire des centaines de kilomètres cerné par d’innombrables dangers pour finalement se retrouver dans cet enfer spongieux? Tu débloque ma vieille... Retourner volontairement à Kelta passe encore! Mais jouer les sauveuse en herbe là où les habitants eux-même refusent d’aller? Quelle idée stupide! 

Une goutte coula de son nez pour finalement tomber sur ses lèvres, les humectant d’un léger goût salé. Les alentours étaient de plus en plus chaud... Des vapeurs commençaient à s’élever dans les couloirs rendant la visibilité déjà faible plus  mauvaise encore. 

Les portes défilaient autour d’elle, menant parfois à des débarras quand ils ne donnaient pas accès à des salles de contrôle au but indéfini où se trouvait une tel quantité de valves, pistons et tuyaux qu’elle apercevait à peine les murs de pierres qu’ils couvraient. 

L’humidité constante était étouffante et Carssa sentit les gouttes de sueur rouler le long de ses tempes, sans qu’elle ne sache si la cause était du à la température ou à la peur qu’elle sentait poindre dans ses tripes.

Après ce qu’elle pensa être une bonne heure passée à déambuler dans ces couloirs, une bouffée d’air chargé d’une odeur de souffre la stoppa net. Le cœur au bord des lèvres, la rodeuse fut obligée de se couvrir le nez d’un tissu pour pouvoir continuer d’avancer sans rendre tripe et boyaux sur le sol déjà glissant. 

L’odeur aurait pu être les relents de sous-vêtements métalliques de forgeron trimant depuis une bonne semaine! Me voila sans doute sous les forges...

Elle reprit sa route avec plus d’entrain, impatiente d’échapper à l’air fétide de ces profondeurs... Heureusement pour elle, le chemin était parfaitement balisé. Les plaques indicatrices en cuivre étaient légion et constituaient le seul lien qu’elle avait avec la surface. Si elle sortait de ce gouffre avec le cerveau intact, Carssa se promit d’aller serrer la main du responsable de l’étiquetage. Sans lui, elle aurait probablement déjà fait demi-tour en courant... 

Avec le temps, Carssa finit par s’habituer à l’odeur de cet endroit. Pourtant le malaise qui l’habitait depuis qu’elle était descendue ne la quittait pas. Si elle passait sur les bruits d'eau et de vapeur, aucun de ses sens ne voulait lui confirmer qu’elle se trouvait dans des égouts. 

Toute vie semblaient avoir déserté ces couloirs et malgré la chaleur un frisson lui parcourait régulièrement le dos. 

 

Ce silence presque religieux s’étendait au cœur des catacombes de cette forge lui apparaissant plus comme une cathédrale d’eau, de pierre et de cuivre. Silence si épais qu’elle n’osait le briser du son de ses pas.  L’enchaînement de couloirs tentaculaires qu’elle imaginait construite à la gloire d’une puissance depuis longtemps assoupie ne paraissait plus vouloir s’arrêter. Ses yeux fatigués commençaient à s’imaginer des choses dans chaque ombre, chaque reflet que sa torche projetait sur les tubes de métal immobile. Elle devait accélérer! Quitter cet endroit au plus vite. 

Les couloirs vides et identiques qu’elle traversait lui faisaient perdre patience, effaçant le peu de repère qu’elle parvenait encore à avoir. Avant qu’elle ne s’en rende compte, elle s’était mise à courir, bravant l’interdit qu’elle s’était imposée, avançant toujours plus vite dans les profondeurs au risque de se perdre dans le dédale chuintant des tuyaux. Chaque porte qu’elle ouvrait agressivement glissait sur ses gonds sans le moindre bruit, sans même lui offrir la satisfaction d’une plainte grinçante. 

Chaque couloir à l’ambiance plus pesante la rendait fiévreuse. Les sons s’embrouillaient. Les odeurs disparaissaient. Un par un, ses sens la trompait. Rien ne semblait plus réel.

 

Un choc sourd lui fit lâcher un petit cri alors qu’elle allait tourner au détour d’un couloir; un cri étranger lui répondit. 

Dégainant deux lames à la vitesse de l’éclair, elle fut sur son adversaire en un rien de temps. 

“Par les culottes de Baelok! Fit la voix.

Carssa s’arrêta instantanément en entendant l’inconnu. 

-Ça vous prend souvent de défoncer le crâne des gens que vous rencontrez dans les égouts?

La voix était guindé et ne possédait aucune trace de la peur qui courait dans les veines de la jeune femme quelques instants auparavant. Ce n’était pas le genre de voix qu’on aurait entendu dans des égouts. Pas le même genre de personne que l’on aurait cru y trouver non plus. 

L’étranger qui se frottait le crane était habillé d’une cape sombre à capuche de bonne qualité; En dessous on pouvait apercevoir un gilet noir qui couvrait une chemise aux manches légèrement bouffante traversée par l’accroche d’un sac de cuir. Des tintements de verres s’entrechoquant indiquait que son contenu devait probablement être constitué de fioles et de bouteilles. 

Sa panoplie entière aurait pu être trouvée dans la penderie d’un jeune noble, chose qui paraissait totalement hors de propos dans ce lieu dont la simple odeur étouffante de métal fondu et de moisissure aurait repoussé la plupart des visiteurs les plus curieux. La rencontre était si soudaine et si étrange que l’espace d’un instant Carssa se demanda si elle ne l’avait pas tout simplement imaginé.

On dirait un érudit habillé de ce qu’un enfant s’imaginerait être un aventurier... 

Lorsqu’il se leva, ses semelles dures claquèrent sur les pavés tandis que ses habits serrés ne laissaient que peu de liberté à ses mouvements maladroits. Un véritable cauchemar pour quiconque s’aventurait ici bas! 

Qu’est ce que c’est que cet imbécile? ne pût s’empêcher de penser Carssa  en le voyant épousseter vainement sa redingote déjà poussiéreuse.

L’”érudit” leva la tête. 

Il était jeune. Plus jeune que sa voix ne laissait à penser. Dans la vingtaine, il avait un visage droit et sec encadré par des cheveux mi-long d’un noir profond. Il avait cette barbe courte et peu entretenue de l’homme se souciant peu de son apparence. 

Un monocle pendait le long d’une fine chaînette reliée à la poche de sa chemise et de nombreux accessoires qu’elle ne pouvait identifier semblaient fournir diverses poches à sa ceinture. 

-Hein? Comment? Je... Je m'excuse. J’ai été...

Carssa ne savait que répondre, ses pensés encore perdues dans le brouillard de peur et de surprise qui l’avait saisi tandis que le son du sang qui battait toujours la mesure de la terreur à ses tempes commençait à s’estomper. Le choc et l’étrangeté de cette rencontre avait au moins le mérite de lui éclaircir les idées. Sans ça elle aurait sans doute continué de courir comme une petite idiote jusqu’au plus profond des égouts!

Comment avait elle pu être aussi stupide?! Se précipiter dans tous les sens comme elle l’avait fait était la meilleure façon de se perdre, même dans des égouts aussi bien balisés que ceux-ci. Elle se sentit rougir à l’idée que quelqu’un puisse avoir été témoin de sa fuite absurde face à son ennemie imaginaire... Si les gars de Paesca entendaient parler de ça, elle ne pourrait plus jamais se montrer là-bas. 

Sans dire un mot, le nouvel arrivant la regarda d’un air curieux. De par sa chevelure assez peu commune, Carssa était habituée à être dévisagée, mais le regard du jeune homme était différent. Insolent sans pour autant être agressif, on aurait dit qu’il analysait le moindre détail de sa personne, comme étudiant le nouveau spécimen qui venait de débouler dans son monde. 

Il dut être satisfait de ce qu'il voyait  car il esquissa un léger sourire et lui tendit une main avec une candeur teintée de franchise. 

Toujours interloquée par cette apparition fracassante, elle la saisit et serra sa poigne étonnement ferme.

“Il n’y a pas de mal ma dame. Je dois avouer que c’est même un soulagement de rencontrer un autre être vivant! Ces égouts sont de toute évidence hors normes. Je commençais moi-même à me perdre dans mes pensées lorsque vous avez déboulé de nul part! Il régnait un silence des plus... silencieux, et d’un coup... Vous étiez là! C’est fascinant. 

Soulagée de découvrir qu’il n’avait pas remarqué sa fuite éperdue, Carssa se détendit sans toutefois parvenir à faire sens de la présence de l’homme qui paraissait aussi à sa place dans ces couloirs qu’une lavandière à la chasse au Sanguilles...

 -Pardonnez-moi mais qui êtes vous? Que faites-vous ici? Je viens de passer les gardes et ils n’avaient laissé passer personne. 

Sans vouloir être désagréable vous ne me paraissez pas particulièrement bien équipé pour une expédition dans des égouts.

-Et après on dit que je pose beaucoup de questions, grommela le jeune homme en tirant sur ses vêtement, cherchant le détail qui pouvait clocher dans sa tenue d’aventurier.

Après avoir soigneusement épousseté ses vêtements, il se redressa et bomba le torse sans parvenir à cacher un dos légèrement voûté par des années passées au-dessus d’un bureau. Il dépassait malgré tout la jeune femme d’une bonne tête et sa constitution n’était pas tout à fait aussi malingre que l’on pourrait l’attendre d’un homme passant sa vie dans les livre (ce que son teint plus que pâle semblait indiquer). Il la balaya à nouveau d’un regard plein de fierté:

“Je me présente: Eld, aventurier, novice,  vous l’avez deviné, et alchimiste. 

Je suis venu dans ces “merveilleuses” caves à la demande pressante de la famille d’un brave homme travaillant aux forges. 

Ils semblaient parler de divers soucis qu’ils ne pouvaient régler d’eux même, impliquant disparitions, mystères, apparitions... Normalement ce sont mes patients qui viennent me trouver et non le contraire, mais après avoir entendu ces récits si palpitants, je me devais de venir jeter un œil! Et pour le moment, je dois vous avouer que je ne suis pas du tout déçu! 

En parlant, l’alchimiste pointait du doigt les divers monticules de substances chimiques gluantes qui suintaient de tuyaux en sifflant. 

Étonnement, l’homme ne semblait nullement dégoûté ou même effrayé par l’endroit où il se trouvait. Il contemplait les alentours avec une curiosité pure, moins attentif aux dangers qui l’entourait qu’un bambin courant dans une forge les yeux fermés. 

Jamais Carssa n’aurait imaginé rencontrer quelqu’un capable de traiter ces couloirs qui avaient réussi à la perturber comme simple terrain de jeu. Ignorant tout de sa stupéfaction, Eld continua: 

“Personne en ville ne semblait enclin à venir en aide à ces pauvres bougres... J’ai donc pris sur moi de venir visiter les lieux du crime! D’où ma présence fort peu à propos dans ces couloirs.”

La jeune femme se reprit, remarquant qu’elle tenait toujours une de ses dagues serrée dans son poing. Elle la rangea avant que l’homme ne la remarque, bien trop heureuse de ne plus être seule dans cet endroit à l’ambiance si lugubre.

-Ma foi, il semblerait que nous ayons la même mission. Le patron des forges m’a demandé de retrouver ses deux employés égarés. 

Je ne sais pas ce qu’il se passe ici, si les produits chimiques qui émanent des forges embrument les sens mais je n’étais pas moi même avant de tomber sur vous. 

Elle crut d’abord que sa réponse l’étonnerait mais Eld l’accepta sans autre forme de procès qu’un léger “fort bien, fort bien” tandis qu’il reprenait son observation des couloirs. 

Carssa en fut bouche bée. Elle ne parvenait pas à se souvenir de la dernière fois qu’elle avait été ignorée de la sorte. Pour la première fois de sa vie, elle n’était pas l’élément hors norme dans une situation et elle ne parvint pas à savoir si elle devait s’en trouver soulagée ou insultée... Quel curieux personnage venait-elle de rencontrer?

Rangeant son égo dans sa poche, elle encaissa l’affront et le rattrapa: 

“Mais comment avez-vous passé les gardes?

Il rangea son monocle dans une poche caché dans un replis sa cape, un sourire mystérieux accroché aux lèvres. 

-Je n’ai pas l’habitude de ce genre d’expédition mais cela ne veux pas dire que je n’ai pas un ou deux tours pouvant être utile. 

Sans plus de détail, il s’éloigna d’un pas insouciant dans les ténèbres.

Complètement désarçonné par ce nouveau compagnon d’infortune, Carssa lui emboîta le pas, s’assurant néanmoins de garder sa dague à portée de main. 

 

Le chercheur insouciant continua d’avancer sans paraître dérouté par l’ambiance surréaliste que présentait leur environnement. 

Carssa le suivit à quelques pas de distance, fascinée par le culot de l’homme qui se baladait de salle en salle, grattant parfois une mousse grisâtre de la parois, frottant d’un bout de sa cape un plaque de cuivre pour en déchiffrer les inscriptions, ou encore récoltant une matière inconnu d’un tuyau fuyant dans l’une de ses nombreuses fioles. À le voir ainsi, jamais Carssa n’aurait pu deviner qu’il était venu pour retrouver l’homme dont il lui avait parlé. Très vite, la jeune femme se mit à piétiner d’impatience derrière le jeune homme tout guilleret de sa première expédition. 

Passant une nouvelle porte de fer plus silencieuse qu’un murmure, ils débouchèrent dans une pièce plus grande que l’amas de débarras en tout genre qu’ils croisaient depuis un moment. Devant eux s’étendait une pièce en T difficilement éclairée par la torche de la jeune femme. En bas d’un escalier haut d’un peu plus d’un mètre, un couloir haut de plafond coupait celui qu’ils empruntait. Avec un sifflement ravi, Eld commença à descendre, sautillant de marche en marche, regardant tout autour de lui avec un sourire de touriste au comble du bonheur. 

Au bout de sa patience, Carssa finit par craquer et sauta souplement par dessus la balustrade de l’escalier pour atterrir dans le couloir en marmonnant sur la chance qu’elle avait de se retrouver à faire la gardienne d’un tel énergumène. Elle aurait voulu le laisser à ses observations, partir retrouver les hommes qu’elle cherchait et dégager le plus vite possible, mais l’idée de se trouver de nouveau seule dans ces couloirs la terrifiait sans qu’elle ne sache pourquoi. 

Elle la sentait toujours... La menace invisible ne l’avait pas quitté depuis qu’elle marchait avec Eld, l’oppressant tant qu’elle ne parvenait pas à avoir confiance en ses propres sens. 

De plus, elle ne pouvait s’empêcher de garder un œil sur l’homme qui regardait éberlué tout autour de lui. 

C’était invraisemblable! Comment pouvait-il ne rien sentir de l’atmosphère irrationnelle qui l’étouffait? 

Levant sa torche pour examiner les directions qui s’offraient à eux, elle sursauta presque lorsque le visage de l’homme apparut soudain à ses côtés, comme surgissant de nul part. 

“C’est par ici. Fit-il le plus naturellement du monde en pointant du doigt le couloir face à celui qu’ils venaient d’emprunter. 

Elle ferma les yeux, prenant un moment pour se recomposer: 

-Et comment le sauriez-vous? Fini-t-elle par répondre, une pointe d’impatience dans la voix. 

-Je suis médecin! Je ne vous l'avais pas dit? Répondit l’homme comme si cela avait le moindre sens. Il agita une pierre jaune finement ciselé qui emplissait son poing d’une lumière mordorée. 

Je peux sentir la présence d’êtres vivants. Non pas qu’il y ait foule dans ces canaux malpropres. C’est normal vous pensez? 

Sans attendre de réponse, il repartit en avant et se mit à siffloter. 

Désespérée devant tant d’inconscience, Carssa se frotta le visage et partie à la suite de l’homme sur le point de disparaître dans l’obscurité du couloir. 

Un cristal de topaze! Elle avait entendu parler de la pierre de pouvoir que les médecins d’Altior, la Contrée au cristal Jaune manipulaient. Cette terre était l’une des plus mystérieuse du royaume et il y avait plus de légendes sur cette endroit qu’il ne devaient avoir d’habitants. À vrai dire, comme la plupart des habitants des contrées frontalières, elle n’en avait aucune idée.

Pour elle, ce nom ne signifiait pas grand chose d’autre que des histoires de fantômes, de forêts de sapins perdues dans les brumes et de contes d’expériences horrifiques destinés à faire peur aux plus jeunes...

Une chose seulement était certaine: les soigneurs de cette région maniait la force de la vie et gardaient jalousement le secret sur l'étendue de leurs pouvoirs. 

Carssa avait beau avoir bien plus voyagé que la plupart des gens, elle n’en avait jamais rencontré l’un de ces fameux guérisseurs, ceux-ci travaillant pour la plupart uniquement pour la noblesse de Maerosa ou les familles les plus fortunés de chaque Contrée. Pas le genre de service qu’une vagabonde comme elle aurait pu s’offrir donc.

Bien sûr, lorsqu’on touchait à quelque chose d’aussi précieux que la vie, les rumeurs allaient bon train. Et la méfiance également.

Elle continua d’avancer à la suite de Eld, toujours plus déroutée par le comportement de cet homme hors du commun. 

On ne peut pas dire qu’il soit fidèle aux histoires les concernant, se dit-elle en observant l’alchimiste déchiffrer une énième plaque de cuivre, sans cesser de répéter: “Fascinant, tout simplement fascinant.” 

Ne voyant pas ce que pouvait avoir de fascinant une simple plaque en cuivre, elle finit par jeter un coup d’œil par-dessus son épaule. 

La plaque était vide. 

Levant un sourcil étonné, la jeune femme parcourue le couloir à la recherche d’une autre plaque. 

Ce n’était pas le genre des forgerons Keltiens, connus pour leur rigueur, de faire ce genre d’erreur. 

Arrivant au coin du couloir d’après, elle découvrit avec horreur que la plaque était également vierge. 

Un frisson lui parcouru le dos. 

“C’est incroyable. Chuchota Eld dans son dos, lui arrachant un frisson supplémentaire. 

-Oui! Incroyablement fascinant! Je sais, ragea-t-elle. C’est tout ce que vous savez dire ou vous avez une idée de ce qu’il se passe ici?

Carssa s’en voulu de son ton rude, mais le flegme du chercheur lui tapait sur les nerfs. L’ambiance était déjà assez fantasque sans qu’un érudit négligent n’en rajoute.

-Ha oui! Pardonnez moi. Répondit l’érudit sans se formaliser de son agressivité. Il s’agit d’une sorte de distorsion spatial. J’en ai déjà observé quelques-unes depuis que nous nous sommes croisés. 

Éberluée, Carssa sentit sa mâchoire tomber.

-Et vous ne pensez pas que vous auriez pu m’en parler? Sans ces plaques, comment allons-nous pouvoir sortir de ce dédale de pierre et de vase? 

-Hein? Ha oui en effet. Cela pourrait poser un petit problème. Il grimaça comme si elle venait simplement de lui annoncer qu’ils n’avaient plus de pain pour le dîner. Venait-il vraiment de se rendre compte de ce “léger détail”?!

-Pour être tout à fait franc, je pensais que ce genre de distorsion aurait posé plus de soucis. 

Il pointa du pouce le couloir qu’ils venaient d’emprunter et Carssa n’en cru pas ses yeux. 

Devant elle, l’allée plongée dans les ombres semblait perdre consistance. Non... On aurait plutôt dit qu’elle se ramassait sur elle-même, comme un torchon qu’une main géante aurait tordu. Les pavés, les tuyaux et les murs. L’ensemble entier tournait sur lui-même, abandonnant tout semblant de réalité pour finalement s’abandonner aux ténèbres.

-ça reste assez léger, mais lorsque quelque chose de la taille d’un couloir tourne ainsi, ça fait toujours un petit effet!

 

La jeune femme resta un instant bouche bée avant de se retourner afin de garder le mage médecin à l’œil, craignant un mauvais coup de sa part.

“Comment est-ce que vous connaissez tout ça? Est ce que vous avez quelque chose à voir avec ce phénomène?

Il fronça le nez comme dégoûté par ce qu’elle venait de suggérer.

-S’il vous plaît, doutez de moi comme il vous plaira mais ne m’insultez pas. Il se trouve juste que j’ai fréquemment affaire à ce genre d’événement, voilà tout!

La jeune femme n’imaginait pas le genre de vie que l’on pouvait avoir pour croiser fréquemment ce genre de chose... A vrai dire, elle n’était pas sûre de vouloir le savoir. 

Se détendant légèrement, Carssa regarda Eld s’avancer vers l’anomalie comme on approche d’un étal de poisson à la fraîcheur douteuse.

“Cela par contre est autrement plus fascinant, dit-il en sortant une sorte de grattoir en cuivre qu’il utilisa pour toucher une plante ayant réussi à s’immiscer entre deux briques du plafond. 

Lorsque le contact se fit, Carssa ressentit comme un claquement dans son crâne, la forçant à cligner des yeux; 

Devant elle, le couloir qui se tordait doucement était maintenant rempli de plantes grimpantes rappelant vaguement le lierre. Leurs multitudes de petites et fines feuilles vibraient doucement à l’approche de l’explorateur en herbe. Des veines parcouraient leur dos,  brillant d’une lumière violette pâle qui illuminait les vapeurs acres s’échappant toujours des tuyaux les entourant. Le couloir entier baignait dans cette ambiance aussi surréaliste qu’irrationnelle. 

Comment avait-elle raté une chose aussi peu naturelle? Est-ce que les vapeurs qui les entouraient lui étaient finalement montées à la tête? 

Carssa se força à prendre une profonde inspiration, tentant de se recentrer dans cette galerie d’incohérence.

Elle refit le vide dans son esprit, tentant de recréer le lac de tranquillité en elle. 

Il lui fallut quelques instants pour parvenir à se calmer. Après quoi, elle ouvrit les yeux, cherchant à toujours garder Eld dans son champ de vision. Celui-ci étudiait toujours les plantes sans lui prêter attention, réfléchissant à voix haute pour lui même:  

“Quelle étrange vibration! Cela viendrait-il des tuyaux? De cette végétation? 

Le regard de la jeune femme se posa à nouveau sur l’amas de plante bouchant le couloir tordu. 

Au niveau du sol elle pouvait apercevoir une forme pâle et distincte qui n’appartenait clairement pas à la plante à l’apparence surnaturelle.

Un éclat de lumière violacé renvoyé par une forme circulaire métallique la fit réagir au quart de tour. Une bague!

“Eld vite, un des forgeron est la dessous! Je vois sa main!

Elle se précipita, faisant tournoyer sa lame avant de saisir la liane qui agrippait fermement le poignet de l’homme évanoui.

-Non! Ne touchez pas la plante!

Avant que Carssa n’eut le temps de lui dire d’aller présenter ses fioles à son fondement, elle put sentir les vibrations agitant les plantes s’arrêter brusquement. La sensation de vide qu’elle ressentait dans ses tripes depuis son entrée des égouts se transforma en véritable gouffre s’ouvrant en elle. 

Le temps resta un instant suspendu dans un calme absolu. Les tuyaux ne chuintaient plus, le son de l’eau s’écoulant des canaux du sol avait disparu. Seul l’écho infini de l’impact d’une goutte sur le sol résonna aux oreilles de Carssa. 

Puis le violence fut sur elle. 

Comme un animal dérangé pendant un repas, le couloir entier se jeta sur la jeune femme paralysée par l’horreur. Une vague déferlante de végétation cascada vers elle, hurlant de mille bouches invisibles son cri de rage aberrant.

Les feuilles minuscules du lierre s’étaient rigidifiées en un arsenal de lames aussi infime qu’infini bien décidé à l’engloutir.

Avant qu’elle n’ait le temps de réagir, les branches s’accrochèrent à son poignet avec un claquement sec et se mirent à la tirer dans les profondeurs du végétal. 

Eld, lâchant une flopée de juron sans discontinuer s’évertua à arracher les lianes maintenant la jeune femme, utilisant sa cape pour ne pas toucher directement les plantes. 

Avec un cri de rage, Carssa saisi la chaînette à son cou et dévoila la pierre rougeoyante qu’elle saisit au vol de la même main. La tendant en direction des plantes elle puisa en elle toute la peur et la frustration qu’elle ressentait. Reprenant le contrôle de ses émotions, elle perçut la force du cristal se diffuser en elle, coulant le long de ses émotions, se mêlant avec pour créer un brasier au creux de ses entrailles. Elle pouvait la sentir, la façonner de son esprit en une boule contenant le foyer de sa détresse.  

D’un cri, elle relâcha l’énergie de la sphère qui se déversa en une vague de flammes sur les branches à la sève violacée. 

Il sembla à Carssa que cela suffirait à stopper l’amas de feuilles effilées. 

Un frisson parcourut le mur végétal au contact du feu, qui ne s’interrompit qu’un instant.

La réaction de la créature avait été si faible que la peur envahit de nouveau Carssa. Frappant de sa dague, elle saisit la main à peine visible du forgeron sous les feuilles frétillantes. Le contrecoup de la dépense d’énergie se faisait déjà sentir malgré la protection du cristal de la ville et elle sentit l’Ether s’infuser dans son corps, sapant son énergie tandis qu’elle tirait de toute ses forces. Elle n’arriverait pas à sortir le forgeron de là assez rapidement.

L’instant d’après, l’enfer vert et mauve était de nouveau sur elle, s’agrippant à elle entre deux hurlements stridents qui n’auraient jamais dû sortir d’une plante. 

Se débattant de toute ses forces, taillant et tranchant les branches qui fouettaient son visage, la jeune femme se sentait perdre prise. Chaque branche s’accrochait à elle avec tellement de force qu’elle parvenait à peine à les retirer. Des poils minuscules terminé par des ventouses se fixaient les une après les autres sur la peau de la jeune femme. Chacune d’entre elles qui s’accrochaient faisait résonner un cri immonde que Carssa seul savait pouvoir entendre. Rapidement, se fut une cacophonie de crissements suraigus qui retentissaient dans son crâne. Le son la perçait d’épées invisibles, comme si les branches assaillaient directement son cerveau, la tailladant de l’intérieur, effaçant la frontière entre la douleur physique et psychique que la jeune femme ressentait.

Les yeux embués de larmes, criant de douleur, elle tailla toujours plus, tranchant autant pour se libérer que pour retrouver le bras de l’homme qu’elle était venu chercher. 

Les branches commençaient à atteindre ses épaules tandis que les forces de Carssa continuaient de s’amenuiser. Priant de réussir à apercevoir la main du forgeron elle tranchait avec l’énergie du désespoir, sachant que s’arrêter serait synonyme de mort pour eux deux.

Perdue dans sa panique, la guerrière faillit ne pas entendre le cri d’Eld dans son dos. Elle du se tordre le cou pour réussir à l’apercevoir, debout au milieu du couloir, psalmodiant le visage plongé dans ses mains illuminées par une forte lumière dorée dont elle osait à peine deviner l’origine.

Des flammes jaunes commencèrent à naître au creux de ses paumes et le couloir s’éclaira d’une aura ambrée rappelant la douceur d’une aube. Très vite, la couleur se mit à changer. D’un or pur, les bords des flammes commencèrent à se teinter de noir, ombres d’un soleil d’ébène débordant d’un espace invisible. Bientôt les flammes entières étaient d’encre, projetant toujours sur les murs une lumière qui ne pouvait pas exister. Une telle obscurité n’aurait pas dû illuminer la pierre. 

Comme si ses pensées lui en avait fait prendre conscience, le couloir entier s’obscurcit soudain, et même la lumière violacée des plantes fut sur le point de disparaître, ne laissant qu’une myriade d’imitations d’œils mauves malveillants. 

Puis les flammes qui n’en étaient pas vraiment les dévorèrent. Dans un torrent de noirceur rugissant, les plantes furent emportées dans les profondeurs distordues du couloir, sans plus de résistance qu’un ultime cri de défaite. Des restes de plantes encore accrochées à la peau de la jeune femme tombaient maintenant en cendres, se décomposant à une vitesse hors du commun. 

Au fond des ténèbres, un calme inquiétant se fit. Puis la pression du vide réapparut. La rôdeuse eut le temps d’apercevoir un trou à la noirceur rappelant les flammes qui avaient repoussé les végétaux. Il attendait dans le mur au fond du couloir, orbite d’obscurité entouré des mêmes plantes qui les avait attaquées. Puis un hurlement retentit de nouveau dans son esprit plongeant une lame de douleur abrutissante au plus profond de son crâne.

Tentant de passer outre la surprise et la peur qu’elle ressentait, Carssa attrapa le bras du forgeron qu’elle voyait maintenant gésir devant elle et tira son corps vers la sortie du couloir, moitié courant, moitié rampante. 

“ON BOUGE! Cria-t-elle en calant de son mieux le corps de l’homme inconscient sur son dos. 

Le médecin était au milieu du couloir, comme fasciné par le spectacle de ces forces terribles qui se découvraient devant eux. Elle l’agrippa par le col de son autre main, manquant de perdre l’équilibre et le poussa brusquement vers la sortie. Sortant de sa torpeur, presque surpris d’être encore là, Eld bafouilla un remerciement avant de prendre l’autre bras de l’homme qu’elle portait, se précipitant le plus loin possible de la chose hantant ces lieux. 

Ils couraient encore dans les couloirs lorsque les cris cessèrent finalement de résonner dans le crâne douloureux de Carssa.

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