Une fois de retour dans l’air bouillant de la rue, Carssa vit que le groupe de gamins l’attendait un peu plus loin près d’une foule à l’air grave. À vrai dire, la jeune femme trouvait toute la rue étrangement calme. Les gens se collaient sur les côtés de l’artère principale, faisant place à un convoi qu’elle imaginait exceptionnel. Tournant la tête vers la porte par laquelle elle était entré moins d’une journée auparavant, la jeune femme vit les larges battants de métal ouverts, d’où se déversait une file de chariot et de guerriers à pied.
Au premier coup d’œil, on pouvait voir que les combats avaient été d’une violence aberrante. Chacun des survivants marchait d’un pas lourd, l’armure aux nombreuses plaques de métal savamment assemblées en piteux état, prête à se détacher à chaque instant.
Des taches brunâtres maculaient leur torse et lubrifiaient l’acier, rendant la parade morbide si silencieuse que l’on n’entendait plus les pieds frottant contre les pavés et les gémissements de douleur.
La troupe était assez nombreuse, compte tenu de ce qui ressemblait à une retraite, mais la plupart des blessés étaient portés sur les chariots desquels s’échappaient le plus de plaintes.
La foule murmurait et commentait l’état déplorable de leur armée. La peur se lisait dans les yeux des passants qui se demandaient si la guerre parviendrait à se frayer un chemin jusqu’à leur porte.
Se faufilant silencieusement au travers de la foule, Carssa entendit justement deux Keltiens parler :
- ... déjà la troisième expédition qui revient dans cet état ! Est-ce que le gouverneur veut tuer tous les hommes en état de se battre ? Pas une famille de cette satanée cité n’a été épargnée par cette guerre interminable !
- Ce sont les Écorceurs qui sont intenables ! C’est à se demander s’ils ne deviennent pas de plus en plus violents. On a le matériel et les hommes pour les battre, mais depuis quelques mois, la forêt entière semble se lever contre nous. Et personne ne vient nous aider !
Un troisième spectateur vint se joindre au petit groupe, s’exprimant sur le ton de la confidence, ce qui força Carssa à se rapprocher pour l’entendre.
- M’en parlez pas ! J’ai un neveu qui est revenu du front après avoir délivré un message. Il paraît qu’ils sont à bout et qu’à cette vitesse la ligne sera brisée avant la fin du mois. Baelok nous garde que le gouverneur calme le...
Un coup de coude arrêta l’homme avant qu’il ne puisse finir sa phrase. Au milieu de la rue passait une partie du convoi qui semblait relativement épargnée, en comparaison avec les innombrables soldats ensanglantés qu’ils avaient croisés jusque-là.
Sur un chariot bien plus cossu que ceux du convoi militaire, un homme d’âge mûr se tenait debout le menton levé vers le centre de la ville. Il était équipé d’une unique épaulière sur laquelle se devinait un large médaillon maintenant une chaîne qui passait sous le bras opposé de l’homme. Le bijou était un chef-d’œuvre d’orfèvrerie et représentait un aigle neuroptère abritant un joyau à la lueur violacée de ses quatre ailes.
L’homme se tenait droit et fier, affichant un air bouffi d’orgueil que seuls peuvent avoir ces hommes conscients de leur pouvoir. Son large crâne (qui avait sûrement connu des jours plus fertiles) laissait pendre une mèche blonde graissée et précautionneusement peignée sur le côté de son crâne. D’une taille légèrement inférieure à la moyenne, il portait un cape précieuse que couvrait une partie de son armure d’apparat qu’il remplissait aisément. Nullement concerné par la vision des hommes mutilés qui le précédaient, l’homme souriait comme si le convoi n’était qu’une parade organisée en son honneur.
Une flamme s’alluma dans le torse de la jeune femme. Une haine contenue des années durant se déversait dans ses veines comme le flot relâché d’un barrage. Elle se sentit brûler, son corps entier protestait, lui criait de relâcher ce flot d’émotions qui la consumait sur ce petit être vain toisant la foule.
La jeune femme ne voyait plus que ce cristal. Seule existait cette pierre violette brillante de mille feux. Ce rappel immonde faisait remonter un flot de souvenirs qu’elle ne parvint pas à arrêter. Des plus profonds recoins de sa mémoire se ravivaient des douleurs longtemps repoussées, gorgées de sang et de métal. Un endroit disparu rempli de pierres ravagées et d’une enfance brisée.
Il lui fallut toute son énergie pour empêcher ses mains de voler vers la lame qu’elle gardait toujours contre son dos. Ce trait libérateur qui irait promptement assouvir une partie de la vengeance qu’elle s’était promise. À la place, ses doigts s’étaient plantés dans sa chair, tremblant de colère, luttant contre cet instinct lui hurlant d’agir.
Son esprit bourdonnait et elle pouvait entendre son sang battre à ses tempes. Carssa savait que, si elle croisait le regard de cet homme, elle ne pourrait plus se retenir.
D’eux-mêmes, pourtant, ses yeux cherchaient à entrer en contact avec ceux du gouverneur qui balayaient la foule paresseusement. Il était certain qu’il finirait par la voir. Il suffisait juste d’une seconde ou deux pour...
Une lourde main se posa sur son épaule et la fit hoqueter de surprise, lui faisant prendre conscience que ses poumons s’étaient tant contractés qu’elle ne respirait plus depuis un moment. À bout de souffle, elle prit de courtes inspirations et se retourna pour voir le regard calme et triste du géant barbu qui l’avait élevée.
« Ça va aller, ma belle. Respire un bon coup », lui dit calmement le forgeron en l’emmenant loin de l’artère principale.
La foule avait repris son chemin habituel dans l’allée principale dès que le cortège eut disparu en direction de l’hôtel de ville pour les chanceux et de l’hôpital pour les infortunés.
Dans une ruelle parallèle, Carssa était assise au sol, la tête entre les mains. Il lui avait fallu un bon moment pour qu’elle parvienne à se remettre de ses émotions, prenant d’amples inspirations pour chasser l’adrénaline qui avait envahi son corps. Le forgeron s’assit sur une caisse abandonnée qui grinça dangereusement sous son poids :
- J’en déduis que ça ne s'est pas arrangé après toutes ces années ?
La voix de Margor était peinée, sans aucune forme de jugement. Pourtant la jeune femme ne pouvait s’empêcher de ressentir une colère sourde.
- Bien sûr que non, ça ne s’est pas arrangé ! Comment pourrait-il en être autrement ?
Elle se leva et mit un coup de pied futile dans un vieux reste d’un cercle de métal qui disparut au coin de la ruelle vide en tintant.
- Ils n’ont pas changé. Où que je sois, ils sont là, les mêmes... monstres, paradant en terrain conquis sans que cela ne gêne qui que ce soit.
L’éclat de sa voix retentit un instant contre les murs. Elle n’avait pas voulu s’énerver contre lui, mais tout lui semblait tellement injuste en cet instant. Et comme toujours, la personne la plus proche d’elle subirait son courroux, aussi innocent qu’il soit. Margor en avait les frais des années durant, sans se plaindre, le regard chargé d’une compréhension muette. Cette même lueur qui brillait encore dans ses yeux aujourd’hui. Elle prit une nouvelle inspiration et sentit la colère la quitter, comme évaporée par la simple écoute de son gardien.
- Personne ne fait rien, reprit-elle plus calmement, un reste de fureur dans la voix. Maerosa domine tout, maîtrise toutes les contrées sans que personne ne lève le petit doigt. Ils sont tous là, obéissant, à leur lécher la main comme des chiens heureux d’avoir eu un vieil os à ronger comme semblant de repas. Tous complices de les laisser faire en tout impunité... Tous heureux d’être asservis par ces assassins !
- Ce n’est pas faute d’avoir essayé tu sais...
Elle s’interrompit, se rendant compte à qui elle parlait. En effet, il avait essayé. Il avait même tout sacrifié pour cela. Une infinie tristesse se lisait maintenant dans les yeux gris et calmes du géant.
- Désolée Margor... Je ne disais pas ça pour toi, tu le sais bien. Mais les années passent et pourtant l’histoire reste la même. Dès qu’une ville apparaît, les larbins de Maerosa se jettent dessus comme des charognards, gaspillant la moindre parcelle de pouvoir disponible. Enfin regarde ! Cela fait combien d’années que Tredor est apparu ? Depuis combien de temps sont-ils arrivés au pouvoir ? Qu’est-ce que cette ville aurait été sans eux ? Autre chose qu’une manufacture de mort et de destruction en tout cas, c’est sûr.
- J’aurais dû te prévenir que Maerosa était déjà en place.
Elle ne répondit pas. Cela n’aurait rien changé. Ils étaient partout, elle le savait déjà. Bien sûr que la situation serait la même à Tredor. Pourtant elle ne pouvait s’empêcher d’enrager, autant contre eux que contre la faiblesse qui envahissait son cœur chaque fois qu’elle les croisaient...
Elle laissa un instant passer sous l’écho lointain des marteaux frappant le métal dans les forges, puis soupira, se mit debout et secoua la tête pour chasser les dernières pensées qui la retenait.
- J’ai autre chose à faire que de penser à eux. Tu m’as donné une mission, si je ne m’abuse, et je ne tiens pas à rester proche de ce guignol plus longtemps. Si je le recroise, ma lame risque d’être plus rapide que ma cervelle, ricana-elle, un sourire carnassier peint sur son visage.
- Ce ne serait pas la première fois, ironisa le forgeron dont le regard trahissait l’inquiétude qu’il ressentait pour elle, un regard qui l’avait fait fuir dans une autre contrée dès qu’elle en avait eu l’occasion, poussée par sa colère et sa culpabilité. Un message qu’elle ne voulait pas entendre. Pas encore. Avait-elle changé depuis cette époque ? Chaque seconde qu’elle passait avec lui la faisait douter...
Elle autorisa le poids de ses sentiments à l’étreindre un moment de plus, puis les laissa se déliter au rythme de son souffle lent retrouvé, recouvrant les faiblesses de son masque au visage d’acier. Elle posa une main timide sur l’épaule du colosse, puis la retira comme si ce simple contact pouvait la brûler.
Elle hésita, puis se redressa et repartit rapidement en direction du puits de lumière pourpre que reflétait le lac, Margor toujours à ses côtés.
La traversée de la ville avait cette fois une saveur très différente. Étrangement, l’air semblait moins chargé en cendres que d’habitude. Cette ville aux sons et odeurs si agressives semblait lui offrir un instant de paix, un écho de vacuité correspondant bizarrement au chant de son cœur.
Bien qu’il soit encore tôt, la plupart des rues étaient désertes, ce qui rendait le bruit des bottes sur les pavés presque assourdissant. La ville se recueillait, portant le deuil de ceux tombés au champ d’honneur. Ce même honneur qui ne ramènerait aucun des sacrifiés... Même les forges qui, habituellement, ne s’arrêtaient pour personne, semblaient avoir atteint un rythme de repos. Les murs autrefois brûlés par les lumières des fourneaux étaient maintenant de la même teinte grise qui nappait le ciel. L’espace d’une unique heure, le désert avait gagné. La ville avait abandonné sa lutte face à la nature et celle-ci semblait sur le point de la consommer avant qu’elle ne puisse se reprendre.
Peut-être que le désert n’attendait justement qu’une preuve de faiblesse des humains pour recouvrir la ville d’un linceul de cendres, saisissant finalement l’occasion de faire disparaître cette épine de métal qui avait eu la prétention de se dresser en son sein.
Pourtant Carssa savait qu’il n’en était rien. Les Keltiens avaient du respect pour leurs morts, mais il faudrait plus que la défaite subie aujourd’hui pour les arrêter... Ils avaient conquis les montagnes de Chamon et apprivoisé ses douze cœurs de lave, creusé d’innombrables galeries dans des volcans brûlant depuis des éons. Lorsqu’ils eurent dominé le feu et la glace, ils étaient descendus dans les forêts, étendant leur emprise sur les ressources qu’elles dissimulaient, repoussant la nature et ceux qui la protégeaient toujours plus loin. Les souches calcinées qui parsemaient les dunes grises étaient autant de testaments à l’obstination de ce peuple. Une profession de foi à l’encontre de ceux qui tenteraient de les arrêter.
Carssa savait que ce combat se terminerait par la destruction de la forêt ou de la ville-forge. Il n’y avait pas de place pour la paix en ce lieu. Margor marchait toujours à côté d’elle, en la laissant seule avec ses pensées. Une fois arrivés à un carrefour menant à son quartier, il la quitta sans dire un mot, disparaissant après une légère tape d’encouragement sur l’épaule dans la brume stagnante des forges.
À nouveau seule, la jeune femme s’aperçut qu’elle était arrivée sur la grande place du lac. Un quart de tour plus loin que l’auberge dans laquelle elle résidait, un chemin pavé descendait de la rotonde en pente douce pour atteindre trois anneaux de taille décroissante qui s’étiraient jusqu’à l’eau. Vue d’ici, il semblait à Carssa qu’elle était plus noire que l’encre, brillant uniquement d’une pulsation cramoisie au plus profond des ténèbres vers lesquelles menait l’escalier qu’elle emprunta.
Chaque étage de brique grise devait mesurer près de quatre mètres et possédait une ouverture circulaire perçant un des côtés du mur. Au premier étage, les chariots s’alignaient devant ce qui devait être l’accès aux entrepôts souterrains de la ville. Le deuxième étage, quant à lui, abritait un élément plus que courant dans les villes Keltiennes, ce que confirmait l’odeur de moisissure remplaçant celle de métal fondu. Les champignonnières des villes-forges offraient une source de nourriture presque inépuisable dans ces régions si isolées...
La forêt étant repoussée loin de la ville et bien trop dangereuse pour espérer mener une quelconque expédition de chasse, les habitants de la contrée étaient souvent contraints de faire pousser de longs champignons marrons, atteignant parfois la taille d’un avant-bras, qu’ils utilisaient comme ingrédient dans nombre de leurs plats pour remplacer la viande si rare et précieuse.
Après avoir réussi à se frayer un chemin entre les convois et les travailleurs obstruant l’entrée des fermes souterraines, Carssa réussit à atteindre la dernière partie de la descente.
Un promontoire vide d’une dizaine de mètres plongeait vers l’eau mystérieuse du lac avant de se terminer par un sol plat où patientaient deux soldats devant la grille ronde indiquant l’entrée des égouts. Comme il était curieux de voir un endroit si peu intéressant protégé par deux colosses vêtus d’armures lourdes. Elle fit un signe aux deux hommes qui sortirent de leur torpeur pour la regarder arriver d’un air curieux.
- Bonjour, Messieurs ! Je ne veux pas vous déranger plus de temps que nécessaire, mais le Maître-Forge Margor m’a demandé d’enquêter sur la disparition de deux de ses hommes dans les égouts. Vous en savez quelque chose ?
Les deux hommes se regardèrent, incrédules.
- C’est-à-dire qu’on n’attendait pas une jeune femme pour aller chercher les gars, finit par soupirer le premier. On pensait qu’ils demanderaient au moins l’aide des hommes du gouverneur.
Plutôt qu’une frêle jeune femme sans doute ? Elle pinça les lèvres, faisant de grands efforts pour ne pas répliquer avec trop d’ardeur :
- Et pourquoi pas de grands costauds comme vous ? Vous devez bien avoir une idée d’où sont les forgerons, non ?
Les deux soldats semblèrent décontenancés par le ton taquin de la jeune femme que venait contredire un regard dur et sévère.
- J’peux vous assurer que pas un Keltien, aussi courageux soit-il, n’ira plus loin que le premier couloir des égouts, fit le deuxième homme d’un ton catégorique. La totalité des hommes de la garde ont déjà eu affaire aux Écorceurs et sont revenus victorieux, mais ce qui se passe là-dedans... C’est pas naturel. On peut pas combattre ce mal.
Carssa était étonnée de voir ces hommes habituellement si rudes avouer leur peur avec tant de franchise. La propension des Keltiens à la superstition était bien connue, mais jamais elle n’avait été témoin d’un événement qui, aux yeux du reste du monde, les auraient fait passer pour des couards. Cela ne semblait pourtant pas les gêner, comme si l’idée même d’aller affronter ce mal était une décision totalement absurde. Cet adversaire était hors de leur champ de compétences, pourquoi iraient-ils risquer stupidement leur vie et se perdre à leur tour en voulant sauver leurs camarades ? Cet état d’esprit, qu’elle aurait considéré comme égoïste pour d’autres, n’était pourtant ici que la suite d’une logique propre à tout Keltien. Aussi incompréhensible que cela lui paraisse...
- Pourquoi vous ne pourriez pas lutter ? demanda-t-elle. Qu’est-ce qui se cache là-dedans ?
- Un spectre ? Des goules ? J’en ai aucune foutue idée et je ne chercherais pas à le savoir si j’étais vous. Y’a bien des gars qu’on appelle dans ce genre de cas, vous donnez pas du mal pour rien.
- Messieurs, vous avez devant vous le « gars » en question. Si vous pouviez me donner les informations dont vous disposez avant de me laisser passer ? On va pas laisser ces boute-flammes enfermés éternellement.
Sans chercher à la convaincre outre mesure, les deux gardes haussèrent les épaules de concert et lui indiquèrent comment se repérer dans le dédale de couloirs ainsi que la zone où elle pourrait commencer ses recherches.
Après lui avoir lancé un dernier regard incertain, ils se tournèrent vers la grille. Celle-ci avait été forgée sur mesure pour l’entrée. C’était un anneau de fer à l’épaisseur impressionnante, de quatre mètres de diamètre, traversé par des barreaux façonnés de demi-cercles assemblés verticalement. Le tout formait une pièce massive qui dominait le lac et reflétait les reflets mouvants de la lumière du cristal, paraissant transformer chaque barre en reptile ondulant. Il s’en dégageait l’impression de voir une nuée de vipères émerger des profondeurs pour remonter une cascade invisible.
Une odeur de vase écœurante émanait de l’eau s’écoulant du bas de la grille, et Carssa se surprit à hésiter à pénétrer dans cet environnement qu’elle aurait dû trouver familier. Pourtant, maintenant, placée devant le fait accompli, elle pouvait presque entendre les soupirs énigmatiques qu’avait mentionnés Margor, accompagnés de chuchotis menaçants qu’elle imaginait sûrement.
Prenant une grande inspiration, elle pria intérieurement que les soupçons des gardes ne soient qu’une superstition Keltienne. Qui sait ? Peut être que les forgerons avaient trop forcé sur la bouteille pendant leur balade nocturne dans les égouts ? Elle fit un premier pas dans l’ombre du tunnel. Connaissant la rigidité presque maladive de ce peuple, elle en doutait fortement.