Vingt-et-un - Sylane

Notes de l’auteur : La mort n’est pas la pire chose de la vie. Le pire, c’est ce qui meurt en nous quand on vit.
Albert Einstein

Sélène suivit Léo dans le couloir, sans un mot. Elle le suivit dans les escaliers qui semblaient encore tanguer, puis dans salon. Là, toujours silencieuse, elle s’installa près de Coralie et Mathéo, dans le canapé. Elle distinguait à peine leurs gestes fougueux et leurs paroles enjouées. Elle s’empara d’une couverture épaisse qu’elle laissa glisser sur ses genoux.

Tout paraissait fade, sans paillettes. Le monde était subitement devenu gris. La nuit avait déjà étendu son manteau noir. Des nuages cachaient les étoiles ; le ciel paraissait aussi vide qu’elle. Léo s’assit sur le fauteuil, en face. Souriait-il, pour donner le change ? Sélène n’en savait trop rien. Elle ne savait plus grand-chose, d’ailleurs. Comment le monde pouvait-il paraître aussi triste ? Elle s’était repliée sur elle-même. Elle avait envie de s’échapper. Peut-être qu’au dehors, le vide faisait moins mal ?

– Sélène, t’en penses quoi ?

– J’en sais rien.

Mathéo continua la discussion avec son frère et Coralie, sans se préoccuper de l’avis de Sélène. Ce n’était peut-être pas important. Après tout, qu’est-ce qui l’était ? Elle ne remarqua pas l’air soucieux de Léo, qui regardait plus la jeune fille que son interlocuteur. Peut-être était-elle importante à ses yeux ? Mais cette idée ne l’effleura même pas.

La conversation était animée, pas assez toutefois pour l’ancrer à la réalité. Chaque mot lui parvenait étouffé, s’enfonçait dans la tête de Sélène pour se perdre dans le gouffre brumeux qui semblait fendre son âme. À la place, d’autres fragments de phrases tourbillonnaient dans son esprit : Scelle tes charmes. Non. Ça va ? Je suis désolé. Si seulement elle pouvait faire taire ses pensées. Si seulement elles n’existaient pas.

Sélène passa le reste de la soirée avec un voile sur son âme. Seuls quelques souvenirs flous s’enracinèrent dans son esprit. Chaque respiration lui coupait le souffle. Chaque bouchée lui faisait mal. Chaque regard était un supplice. Elle ne parlait que du bout des lèvres. Sélène n’essaya même pas de jeter un coup d’œil à Léo. Son monde s’était écroulé. L’ancien avait été peuplé de rêves et de soleil. Celui-ci n’était plus que cauchemars ou ciel de pluie.

Ce soir-là, Sélène s’endormit rapidement, trop épuisée pour écouter ses pensées. Elle s’enferma au plus profond d’elle-même et dormit d’un sommeil agité. Pourtant, ce fut la première fois qu’elle ne faisait aucun rêve. Pas de balançoire. Pas d’océan resplendissant, ni de vent, ni d’eau froide. Encore moins son inconnu. À la place, seul le noir occupa sa nuit.

<3

Le lendemain matin, Sélène se rendit à l’école, comme si rien ne s’était passé. Comme si son monde ne s’était pas renversé. Les élèves se bousculant dans les couloirs. Le brouhaha ambiant. Les escaliers qui semblaient d’ordinaire interminables. Sélène effectuait les gestes du quotidien mécaniquement, sans y accorder une seule pensée. Marcher jusqu’à sa salle de classe. Parler à ses amies. Rien n’avait changé, pourtant tout lui paraissait différent. Elle avait l’impression que la réalité s’était coupée nette, l’abandonnant dans le brouillard.

– Coucou !

C’était Chloé qui passait devant elle, en compagnie de Sylane. Plus bas, elle ajouta :

– J’arrive dans deux minutes.

Sélène acquiesça silencieusement, et rejoignit Norelia. De quoi discutèrent-elles ? Elle ne savait pas. Ça ne semblait pas important. Plus rien ne semblait important. Peu avant la sonnerie, Chloé s’approcha de son amie :

– Alors ? Sa réponse ?

Elle n’avait pas besoin de l’entendre. Elle savait, au fond. Délicatement, elle s’empara des mains de Sélène, les enveloppant d’une douce chaleur qui se voulait réconfortante.

– Tes mains tremblent, Sélène. T’es sûre que… T’es sûre que ça va ?

– Oui. Oui, oui, ça va. T’inquiète pas.

Les deux amis savaient pertinemment que c’était un mensonge. Chloé se rendit compte que non seulement Sélène lui cachait la vérité, mais en plus… Elle se mentait à elle-même.

– Arrête. Tu vois bien que ça ne va pas.

Un silence. Puis, Sélène tenta de raconter les événements de la veille. Phrase par phrase, hoquets de tristesse sans larmes. Les mots se mélangeaient dans sa tête, se confondaient pour n’en former qu’un : non. Le refus de Léo résonnait encore et encore dans ses tripes. Était-elle condamnée à l’entendre à l’infini ?

<3

Le cours de français passa dans la langueur habituelle des lundis matin. Les élèves écrivirent mollement dans leurs Carnets Créatifs, une ébauche d’histoire d’horreur. Sélène sursauta à l’approche de leur enseignante :

– Sélène, tu peux venir avec moi dans le couloir cinq minutes ? Je dois te parler de tes notes…

Ses notes ? Elle était une élève assidue, bonne lectrice. Avaient-elles chuté ? Elle se leva avec la même torpeur qui s’était prise d’elle depuis la veille. Elle passa la porte de la salle de classe à la suite de Madame Gasser, qui s’installa sur le banc du vestiaire.

– Sélène… Est-ce que tout va bien à la maison ? Tu es arrivée ce matin…

Habituée à manier les mots, leur professeure de français ne les trouvaient pourtant plus. Comment aurait-elle pu décrire l’éclat sans vie du regard de son élève ? Elle savait bien qu’elle n’aurait pas dû s’en mêler, mais elle n’avait pas pu s’en empêcher. Sélène l’avait toujours touchée.

– Je ne…

Sélène s’arrêta net. Comment Madame Gasser avait-elle pu remarquer quelque chose ? Pouvait-elle lui faire confiance ? Après tout, c’était grâce à elle que… que Léo… Sélène était incapable de démêler ses pensées. La vérité était trop dure. Mais sa prof avait lu son texte du Miroir du Riséd, elle connaissait ses sentiments les plus forts. Elle avait le droit de savoir la fin de l’histoire.

– Je… Je ne sais pas, Madame. Je ne sais plus rien. Léo… C’est fini.

Ses mots étaient précipités, indistincts. Elle parlait sans savoir où aller. Madame Gasser le remarqua sans doute, toutefois elle ne posa aucune question, malgré son incompréhension.

– Ça va aller, lui dit-elle.

Sélène n’y croyait pas trop, mais le ton réconfortant de son enseignante lui fit du bien. Au moins un peu. L’esprit embrumé, elle ne remarqua pas tout de suite que Madame Gasser avait sorti un trousseau de clefs de sa poche. Elle réussit à décrocher la moitié d’un petit cœur, accroché à une chaînette d’argent. L’autre demi, triste d’avoir perdu sa mie, pendait encore entre une Tour Eiffel et un chausson de danse miniature.

– C’est un souvenir de mon premier amour. Tu me le rendras quand ton cœur sera de nouveau entier.

Sélène accepta ce cadeau d’un hochement de tête, la gorge trop nouée pour pouvoir prononcer un mot. Madame Gasser comprenait sans avoir besoin des mots, et c’était ce qui incitait le plus son élève à lui faire confiance.

Léo

Je la regarde, parfois, et je me demande ce qu’elle a. Bien sûr, que je sais. Je sais que c’est ma faute. Mais à ce point ? Je ne savais pas que ma réponse compterait autant. Après tout, nous sommes encore amis, non ? Je n’en suis plus si sûr, tout à coup. Je n’en parle pas à Julien ; il me dirait qu’il a toujours raison, que j’aurais dû l’écouter. Il ne comprendrait pas.

Sélène et sa tristesse. Je suis souvent maladroit avec les émotions, mais cette fille, ç’a toujours été différent. Elle ne peut rien me cacher, je la connais trop bien. Non ? Elle peut se mentir à elle-même, mais on ne me la fait pas, à moi. Mille choses la trahissent : ses mains tremblantes, parfois, ou ses yeux vides. Je les surprends quand elle me regarde sans me voir. Ça me fait peur.

La semaine passe, je continue à la regarder. Elle raconte ce qu’il s’est passé à l’après-midi jeux, ça se voit. Au moins, ses amies la soutiennent. Comme si j’étais le méchant de l’histoire… Pff. Idiot ! Je ne dois pas m’en vouloir de l’aimer comme une sœur. Ce que je déteste par-dessus tout, ce sont les regards de pitié que ses amies lui jettent. Sélène ne s’aperçoit de rien, mais ça fait bouillir le sang dans mes veines. Elle ne la mérite pas. La pitié. Elle a le droit d’être triste, ou fâchée, ou tout ce qu’elle veut. Mais je ne suis pas le méchant de l’histoire.

Si ?

Non. Non, ou je deviendrai fou. Je voulais juste la protéger. Je ne voulais pas lui offrir un amour que je ne ressens pas. C’est ma meilleure amie ! On se connaît depuis trop longtemps. J’ai envie de lui parler, mais je ne le fais pas. Je ne suis pas sûr d’en avoir le droit. J’aimerais tellement retrouver la Sélène d’avant, avec ses joues rouges et sa voix tremblante. L’étincelle dans ses yeux bleus.

Mais je ne peux pas m’approcher pour l’instant. De toute façon, je pourrais lui dire quoi ? C’est bizarre, depuis une semaine.

Léo

Le weekend me paraît bien long. Je n’arrête pas de repenser aux conversations qu’on a eues, Sélène et moi. Est-ce que j’aurais pu faire quelque chose autrement ? Je ne sais pas. Elle a l’air d’une âme en peine.

C’est lundi, enfin. J’aurai de quoi me changer les idées.

– Léo ? Je peux te parler une minute ?

Je sursaute en entendant une voix de fille. Un instant, j’ai cru que c’était Sélène. Mais non, non, tout va bien. C’est Sylane. L’amie de Chloé, je crois. Pourquoi elle vient me parler ? Elles ne sont pas vraiment proches, avec Sélène. Je hoche la tête, elle continue.

– Suis-moi.

La dernière fois qu’une fille m’a demandé cette faveur, ça s’est très mal terminé. Je la suis quand même, parce que… Ben, je sais pas trop. Je suis quelqu’un de civilisé ? J’oublie que je suis le bourreau d’un cœur.

Sylane me guide dans un recoin de la cour.

– Est-ce que tu veux sortir avec moi ?

Pas de bavures, pas de mèche entortillée, pas de rouge sur ses joues. Cette fille peut tout avoir et elle le sait, je m’en rends bien compte. Elle en joue. C’est froid, c’est direct, c’est efficace. C’est très différent de Sélène. C’est aussi la pire question qu’elle aurait pu me poser. Et ça finira comme la dernière fois…

Attends. Non. Quoi ? Je me rappelle ce qu’a dit Julien. Je ne pouvais pas infliger ça à Sélène, mais Sylane ? Ça lui est sûrement un peu égal, au fond. Peut-être, après tout, que ça ne me fera pas de mal. Peut-être que ça m’aidera même à oublier Sélène, au moins un temps. Et il faut bien avouer qu’elle est plutôt pas mal, comme fille. Sélène aussi, bien sûr, mais… C’est mon amie d’enfance.

Je ne sais pas trop pourquoi je prends cette décision. Sur le moment, ça me paraît la meilleure option. Sélène comprendra que je la chéris trop comme sœur pour qu’elle devienne ma petite amie. Sylane, elle, je m’en fiche. Ça me distraira de la culpabilité. Et puis, j’évite le risque qu’elle se venge par fierté. Sur moi… ou, surtout, sur Sélène.

Sylane n’a pas cillé quand je remets les pieds sur terre. Elle m’observe comme… Je ne sais pas, mais ça me met mal à l’aise. Bah. Elle va être contente.

– Hum… Oui. Si tu veux. Mais…

J’hésite, je ne sais pas comment m’y prendre. Est-ce que j’ai eu raison d’accepter ? Je fais taire la petite voix qui me murmure que j’aurais dû dire oui à Sélène.

– Tant mieux.

C’est tout ce qu’elle répond. « Tant mieux ». Comme si tout était déjà décidé. Sylane n’hésite pas à s’approcher, je sens son souffle sur mon nez. Elle n’hésite pas non plus avant de poser ses lèvres sur ma joue. Comme ça. J’aurais dû le savoir : elle n’hésite jamais. Ses lèvres sont douces. Son baiser – si on peut appeler ça comme ça – me paraît innocent. Je n’en suis pas certain. Elle est trop directe. Trop sûre d’elle. Elle s’attarde. Elle veut que je lui appartienne. La culpabilité m’envahit. Je la sens couler dans mes veines, tordre mon ventre, serrer mon cœur. Je fais à peine attention aux lèvres de Sylane. Ça n’est pas important.

Et puis elle se détache, elle lève les yeux vers moi, sans rien dire. Elle tourne les talons, elle m’abandonne à ma décision.

Ma petite amie.

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