Vingt - Un monde sans couleur

Notes de l’auteur : Les couleurs dans un monde en noir et blanc sont, bien entendu, des trésors inestimables qu’il faut savoir préserver.
Maxence Fermine

– Ça va ?

Sélène ignorait quoi répondre. Pourtant, on la lui avait souvent posée, cette question. Est-ce que ça allait réellement ? Pas vraiment, non. Elle avait tellement besoin de savoir. Léo avait retiré sa main de son épaule : il avait capté son attention. Quelle ironie qu’il lui posât cette question dont il connaissait sûrement la réponse. Ses yeux inquiets parlaient pour lui. Un regard de grand frère. Un regard qui semblait vouloir la protéger.

Devait-elle lui dire ce qu’elle racontait à tout le monde – que tout allait bien ? Ou la vérité – qu’elle avait l’impression de perdre l’équilibre et se sentait glisser ? La jeune fille préféra ne pas choisir. Fermant les yeux, Sélène prononça le début d’un enfer. Un enfer qu’elle désirait obtenir à n’importe quel prix.

– Je… Suis-moi.

Visiblement, Léo avait compris. Compris l’importance de ses paroles. Compris que c’était la fin de cette histoire. Le début d’une autre ? Discrètement, les deux aînés quittèrent la cuisine, Sélène devant, Léo fermant la marche. Il la suivit sans poser de questions, preuve muette de son approbation. Il la suivit dans l’escalier, conscient qu’il lui devait des explications. Il la suivit jusqu’au bout du couloir, connaissant parfaitement l’issue de cette discussion.

Léo

Sélène m’emmène près de son piano. Je me souviens de la splendeur de la pièce qui m’avait frappé, la première fois que je me suis aventuré là. Impossible de l’oublier. J’ai envie de caresser les touches de l’instrument, même si je n’y connais rien. Même si je risque de créer une sacrée cacophonie. J’aimerais bien apprendre à dompter les notes comme le fait si bien Sélène, mais ce sera une prochaine fois. Si ce n’est pas dans une autre vie. Je ne veux pas déstabiliser Sélène maintenant, alors qu’elle semble déjà au bord des larmes. Cette fille qui m’a tant remis en question.

Elle est dans tous ses états, alors que je n’ai même pas commencé à lui parler. Mon Dieu, qu’est-ce que ce sera, après ? Pourquoi l’ai-je suivie jusqu’ici ? Elle attend que je m’appuie près de la fenêtre pour fermer la porte et s’y adosser. J’ai l’impression que tout son corps tremble, et qu’elle ne pourrait pas tenir debout sans le pan de bois. Sélène redoute la suite autant que moi, et ce n’est pas peu dire. Comment va-t-elle réagir ? Les larmes ? Les cris ? Je sais qu’elle n’est pas fragile, mais elle m’aime tellement… Mieux vaut ne pas y penser.

– Je t’écoute.

Elle interrompt mes pensées, comme si ça n’avait pas d’importance. Comme si je n’allais pas la bouleverser. Je n’ai plus le choix, de toute façon. Si choix j’ai eu un jour.

– Bon, annoncé-je, résigné. J’ai pas répondu à ton message parce que c’était tard quand je l’ai vu, et j’ai oublié après…

Confirmation : je n’ai jamais eu le choix, en fait. Sélène sait sûrement déjà tout ça, mais sinon, par où j’aurais pu commencer ? Je ne peux pas lui balancer la vérité et m’en aller comme ça. Je ne peux pas la laisser. Elle a besoin de quelques secondes pour opiner ; c’est comme si elle avait la tête sous l’eau, comme si mes mots lui parvenaient étouffés. À son regarde, je vois que mon discours est inutile, elle a déjà compris. Mais elle reste impassible, et moi, je continue à parler.

– Quand je t’ai rendu ton cahier, Sélène, je ne savais vraiment pas.

Je prends une bouffée d’air. C’est la vérité, et j’espère qu’elle me croit. J’ai froid, subitement. Je n’ai pas envie de lui dire. Je souffle. Mes mots sont trop secs, trop maladroits. Mais je ne sais pas faire autrement.

– Je suis désolé, mais… Non.

Subitement, la couleur disparait de ses traits ; elle est pâle comme la mort. Disparue, la petite lueur qui brillait encore dans son regard il y a quelques secondes. Je ne la reconnais plus. Qu’ai-je fait ? Elle ne pleure pas, n’esquisse pas un geste, n’essaie pas non plus de cacher ses sentiments. Pourtant, je n’ai pas la moindre idée de ce qu’elle ressent. Je ne peux même pas imaginer ce qui se passe dans sa tête. Tristesse ? Colère ?

Silencieuse, immobile et blafarde, j’ai la cruelle impression de l’avoir tuée. Il n’y a que le clignement de ses yeux vides, le mouvement de ses épaules et sa respiration saccadée qui me prouvent le contraire. Je me sens impuissant, tellement impuissant.

Tout est ma faute.

<3

– Je suis désolé, mais… Non.

Quelques lettres à peine, et tout un monde qui s’écroulait. Sélène connaissait enfin la vérité. Le dernier mot résonnait dans ses oreilles, dans son corps, dans son cœur. Elle aurait dû pleurer, crier, réagir. Elle aurait dû au moins ressentir une quelconque émotion : déception, chagrin, rancœur, injustice. Pas ce vide dévorant. Plus rien n’avait d’importance. Tout avait disparu, le piano, les rideaux, la fenêtre, le bruit, Léo.

Un temps passa. Secondes, minutes ? Sélène n’en savait rien. C’était toujours le vide. Elle se souvint brusquement de Léo. Elle dit, d’une voix frêle qui se voulait forte :

– Bien. C’est tout ce que je voulais savoir.

La jeune fille s’effaça pour le laisser passer, sans se rendre compte que ses jambes vacillaient.

– Vas-y déjà, j’arrive.

Sa tête bourdonnait de phrases dont les sons se répétaient à l’infini. Non. Ça va ? Je suis désolé. Cœur brisé. Laisse tomber. D’habitude, j’oublie, mais comme c’est toi… Sélène s’approcha du piano, attirée par des mots qu’elle avait griffonnés sur une des partitions. Scelle tes charmes.[1] Sèche tes larmes. Un adage qui régirait désormais sa vie.

De ses doigts tremblants, Sélène effleura quelques touches blanches. Trois notes aiguës s’égrenèrent dans le silence de la pièce. Elle n’entendait plus le bruit étouffé des conversations, en bas. Elle ne percevait plus rien, ses pensées prenaient trop de place. Mais ces quelques notes lui firent prendre conscience de la réalité. C’était terminé. Il n’y avait plus ni espoir, ni inconnu de la balançoire.

Une larme s’échappa de son œil, roula sur sa joue, finit sa course à la commissure de ses lèvres. Sélène s’écroula au pied du piano. Ses jambes tremblantes ne supportaient plus son poids. C’était le vide. Le néant. Plus rien n’avait d’importance. Léo l’avait rejetée. L’avait brisée.

Léo

Je vérifie ma montre. Encore. Cinq minutes sont passées, mais j’ai l’impression que ça fait une éternité. Ça doit faire la millième fois que je regarde l’heure depuis que j’ai laissé Sélène dans l’ancien grenier. Je devrais rejoindre les autres en bas, mais je ne peux pas m’y résoudre. Je ne peux pas l’abandonner dans cet état, alors qu’elle avait l’air si fragile. Je suis encore dans le couloir, à observer cette porte close. J’ai peur, même si je ne comprends pas pourquoi.

– Sélène ?

Je n’ai pas pu résister. La distance me paraissait trop grande, et j’ai repoussé cette barrière qui nous séparait, tout doucement, comme un chuchotement. Je la vois au pied du piano. Elle ne pleure pas, mais quelque chose brille sur ses lèvres. Sélène relève les yeux, et aussitôt, son visage s’habille de douleur. Son regard glisse sur moi et finit par se fixer au sol. Une tristesse infinie émane de tous ses pores. Tristesse qui n’était pas aussi forte avant que je parte. Avant que je la laisse.

Peut-être que je devrais m’agenouiller à ses côtés, pour lui montrer que je suis là. Que je suis encore son ami. Qu’elle est encore la sœur que j’aime taquiner, avec qui j’aime jouer, rire, ou juste parler. Peut-être même que je pourrais la prendre dans mes bras pour lui dire que la douleur s’en ira avec le temps. Ou alors, peut-être que je devrais juste poser une main sur son épaule.

Mais je ne fais rien de tout ça. Je ne fais rien parce que j’ai peur des conséquences. J’ai peur, lâchement, qu’elle me tourne le dos. J’ai peur, égoïstement, que plus rien ne soit comme avant. Je viens de briser le cœur d’une fille qui m’a avoué m’aimer, et ce n’est pas n’importe laquelle, parce que c’est Sélène, et je suis bien incapable de la consoler.

Mon instinct de grand frère se réveille, plus fort que jamais. J’ai envie de la protéger de tous les malheurs du monde, moi en tête de liste. C’est ma faute si elle est là, avachie au pied du piano. Les épaules voûtées sous le poids du chagrin. Frissonnante. Le regard qui m’a effleuré était aussi vide qu’un ciel sans nuage.

– Laisse-moi, Léo.

Un silence, puis :

– Va-t’en !

Nouveau silence.

– S’il te plaît.

Ça fait mal. Vraiment. La culpabilité commence à me ronger le cœur. Tout est ma faute. Je savais que je m’en voudrais bientôt, mais… pas tout de suite. Sélène me supplie de partir. Elle préférerait que je disparaisse… Non. Son ton me montre à quel point je compte pour elle. Beaucoup. Sans doute trop. Je ne sais pas quoi faire. Je ne peux pas l’aimer en retour, pas comme elle voudrait, pas comme ça.

– Non… Viens avec moi.

Sélène soupire. Lève les yeux vers moi, les rebaisse sur le pied du piano. Lentement, elle se remet sur ses pieds. Elle chancelle un peu, mais je n’ai pas le courage de la toucher, même pour l’aider. Surtout pour l’aider. J’ai l’impression que j’étais son appui dans toute sa vie, et que je viens de lui ôter ce… réconfort ? Je ne peux probablement pas comprendre. Pas même un quart de sa douleur. Je n’ai jamais aimé personne autant qu’elle le fait. Pas même Norelia.

Je lui dois au moins ça. Essayer de comprendre. Veiller sur elle. Même si je ne peux pas le lui montrer… Je serai là.

<3

Léo était revenu. Non, ce n’était pas possible. Pas après ce qu’il lui avait fait. Pourtant, il lui intimait de venir. Sélène n’avait pas le choix. Peu importait qu’elle se sentît vide, peu importait qu’elle voulût juste se blottir sous une couverture pour ne plus jamais en ressortir. Elle voulait lire jusqu’à se noyer dans les mots plutôt que dans ses larmes qui ne couleront jamais.

Sélène se releva doucement, au prix d’un immense effort. Chaque geste, chaque mot prononcé lui donnait l’impression d’utiliser toutes ses réserves d’énergie. Elle suivit Léo dans le couloir, puis dans l’escalier. Le sol tanguait légèrement, mais Sélène ne s’en souciait guère. Pourquoi y accorder une quelconque importance ? Elle retournait dans un monde autrefois rempli de couleurs et de joie, désormais gris et triste, plein de souffrance, de questions et de larmes invisibles. Un monde dans lequel elle ne pouvait plus sourire.

Un monde sans Léo.

Un monde sans espoir.

 

[1] Citation de La Passe-Miroir, écrit par Christelle Dabos

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