Jusqu’alors, j’ignorais la somme des mystères à laquelle les Dieux allaient me soumettre ; mais aujourd’hui, une singulière rencontre me laisse présager de l’immensité dissimulée derrière le voile. Toutefois, il me faut remonter quelque peu le temps, car plusieurs nuits sans sommeil se sont écoulées depuis ma dernière lettre.
Mes retrouvailles impromptues avec Philos, Quintus et Vala se sont éternisées dans le mutisme de nos traumatismes. Nous n’avons, pour ainsi dire, que bien peu échangé ces derniers jours. Riches des vivres qu’ils avaient rapportés, nous étions libres de nous livrer à ce comportement des plus singuliers, mélangeant grognements taciturnes et simples hochements de tête. Nul d’entre nous n’osait s’aventurer trop loin de ses pensées.
Cela doit te paraitre fort curieux, mon cher Faustus ; et à bien des égards, maintenant que l’ombre enveloppant mon esprit s’est quelque peu dissipée, je te rejoins sur ce sentiment. Toutefois, il faut mettre un point d’honneur à l’épuisement moral et physique de chacun. Mes compagnons venaient d’échapper, d’une manière encore inconnue de moi, à de terribles maux ; et notre caravane avait été réduite de moitié à l’issue de toutes les peines infligées par la montagne. L’absence de Titus et de C. Pompus ne me laissait guère l’espoir de présager le contraire. Alors, assommés par cette perfide fatalité, nous ruminions à longueur de journée, englués dans l’apathie.
En journée, Quintus partait cultiver quelques regrets sous le sévère regard solaire. Il peinait à se pardonner sa défaite face aux bandits ; il cherchait à reconstruire son égo martial, éparpillé aux quatre coins de son esprit vaincu. Philos desserrait les dents pour ne laisser s’échapper que des mots crus dans sa langue rhonaise. Il faisait les cent pas dans la caverne, son pauvre moignon collé contre la poitrine. Il y avait quelque chose de misérable dans son maintien ; son dos restait vouté, plié sous le poids de sa douleur fantôme. Vala demeurait assise, immobile et muette, pareille à une sculpture des jardins d’Escalandre. Un point fixe et invisible lui tenait lieu d’unique perspective. Je n’osais imaginer la tempête dont son âme était le siège. Parfois, ses poings se crispaient. Elle se trouvait à un tournant. D’ailleurs, ils l’étaient tous trois, chacun à leur manière.
Pour ma part, je ne me portais pas beaucoup mieux. L’esprit comme desséché par l’absence de sommeil, je peinais à m’ouvrir à l’autre, à formuler le moindre mot. À l’image de mes compagnons, je restais muet et taciturne. Je préférais me réfugier parmi mes astres de la Nuit, me réconforter auprès de leurs murmures célestes. Là, calfeutré dans leurs éruptions stellaires, je continuais à les cultiver de mes pensées.
Cela dura. Le soleil dansa sa ronde à plusieurs reprises. Encore une fois, les arcanes de la Nuit m’arrachèrent la certitude du temps.
Puis un jour (enfin, devrais-je écrire), cette malheureuse monotonie, où les solitudes de chacun s’évitaient, trouva son terme. Alors que la lumière crépusculaire fondait sous les cimes, Quintus ne revint pas seul de son excursion quotidienne. Un petit personnage, tout enroulé d’un épais tissu sablonneux, l’accompagnait. Sur le seuil caverneux, l’inconnu découvrit sa tête encapuchonnée d’un geste tout en délicatesse. À la vue de ce nouveau visage, mon état général d’hébétude se brisa, comme une bulle d’écume qui, soudain, éclate en surface.
Ses yeux Faustus !
Ses yeux.
Ses yeux se remplissaient d’un épais noir de Nuit, où scintillaient mille fragments d’étoiles. Il me semblait retrouver le regard guerrier de Quintus, brisé à l’extrême, où iris et pupilles se dispersaient en fine poussière. Je restais interdit, décontenancé par cette vision à la fois familière et étrangère.
Je m’aperçus que mes compagnons connaissaient le nouveau venu, car Philos et Vala s’approchèrent de ce petit homme au regard de Nuit. Ils le saluèrent avec une déférence que je leur ignorais. La mine soudain déridée, ils s’éveillèrent comme d’un mauvais rêve, soulagés de cette arrivée. Quintus lui-même esquissait un sourire à leurs côtés. Les langues se déliaient, m’abandonnant seul à la geôle du silence. Je manquai le sens de leurs amabilités, l’esprit entravé par les émotions qui l’étiraient de tous côtés.
Je me sentais perdu plus que jamais. Qui était-il ? La moitié d’un homme à la robe sablée. Le teint olivâtre, tout son corps dégageait une incroyable prestance. Je n’étais pas certain qu’il soit simple mortel ou créature de toute autre race. Deux petites oreilles aiguisées en pointes ornaient un visage rond et lisse, presque enfantin. Plus étrange encore, deux cornes mates et zébrées de blanc s’érigeaient sur son crâne nu de toute chevelure. À l’image des satyres, elles se taillaient tout en finesse et se concluaient en un tardif enroulement pointu. Me crois-tu seulement Faustus ? Peut-être penses-tu que tout ceci n’est que délires grotesques. Je ne saurais te convaincre davantage par plus de détails. Toutefois, à la réflexion, n’y a-t-il pas plus à s’étonner de la Voilée et de ses mystères liés que de cette créature aux allures mythiques ?
L’inconnu cornu prit le temps d’échanger avec mes compagnons. Il leur accorda des paroles réconfortantes d’une voix chaude et profonde. Il me semblait appliquer un baume, dont la douceur apaisait les tourments de l’esprit. Puis, lorsque tout fut dit entre eux, il me porta toute son attention. J’étais resté en retrait, toujours assujetti à ma stupéfaction. Il s’avança vers moi, l’expression ouverte et amicale. Il me salua comme suit :
— Salut à toi Marcus Noxius Scævius d’Arpa. Je suis Émilius d’Ys, protecteur des Dorsales. Il est bon de te retrouver. Dans la tempête et la bataille, il s’en est fallu de peu pour que ta vie m’échappe. Heureusement, mes Astres t’ont protégé à temps.
Dans un court silence, ses yeux noirs de Nuit remontèrent de mes pieds à ma tête. Puis, il me déclara :
— Comme à son habitude, la Reine Astrale ne s’est pas trompée. Tu es bien des nôtres. Nous avons beaucoup à nous dire, mais cela attendra la levée des étoiles.
À la suite de ces mystérieux mots, il nous proposa de dîner. Rassemblés en un cercle intimiste, nous avons partagé quelques lanières de viande séchée et un gruau froid. Sous le bruit de nos mastications, Émilius se présenta plus en détail et répondit à certaines de nos questions.
Émilius appelle « Dorsales » la chaîne montagneuse que nous traversons. Elle constitue, entre autres choses, ce large rempart rocheux qui sépare notre bonne Arpa de sa cité d’Ys. Il se nomme lui-même protecteur des Dorsales et appartient à un genre de milice, chargée d’en protéger les voies. D’ordinaire, il assure cette mission dans l’ombre, bien à l’abri des regards. Ainsi en va la coutume de son ordre milicien d’Ys. Toutefois, ces derniers temps, les bandits se sont montrés de plus en plus agressifs et fertiles d’imagination dans leurs attaques. Dans le cadre de notre seconde escarmouche, il n’eut d’autre choix que de se révéler pour intervenir.
Il resta volontairement flou en matière de détails quant à la nature et la manière de son sauvetage. D’un regard entendu, il souligna la valeur qu’il accordait à ses secrets. Chacun d’entre nous respecta sa volonté. D’un ton plus léger, il conclut en nous intimant de nous satisfaire d’avoir été sauvés d’une malheureuse fin.
Il m’est difficile d’imaginer une créature cornue de si petite taille affronter une horde de bandits sanguinaires. Il me parait plus obscur encore de la savoir victorieuse, immaculée du sang inhérent au triomphe et vierge de toute plaie. Pourquoi mes compagnons n’ont-ils pas profité d’un sort aussi heureux ?
Une multitude de pourquoi chuchotait à mes oreilles lorsqu’Émilius nous enjoignit à nous reposer. Demain, il nous guiderait vers les portes ouest des Dorsales. Par celles-ci, nous rejoindrons la cité d’Ys.
Le sommeil s’est emparé des esprits désormais. Je t’écris à la lueur d’un réel croissant de lune, toujours incapable de fermer l’œil.
Émilius, qui fait exception à mes compagnons rêveurs, me propose de l’accompagner dans sa veille.
Je t’abandonne sur ces derniers mots.
Bien à toi, mon frère. 19e jour du Solstice Jaune.
La relation avec les trois compagnons est très singulière en effet, et touchante. J’espère qu’ils vont vite se remettre, tous, et qu’ils retrouveront leur camaraderie d’avant. Ils me font tous les trois beaucoup de peine, particulièrement dans la description précise de leurs attitudes à chacun. Pauvres choupinous. :’-(
Le nouveau venu est bien intriguant en tout cas ! J’adore sa description ! Et ses paroles ont de quoi stupéfier, en effet ! Et Ys, un lien avec la cité mythique de Bretagne ? Parce qu’il faut bien reconnaître qu’OK, il rappelle un satyre, le coco, mais il rappelle aussi Cernunnos !
« calfeutré dans leurs éruptions stellaires » → j’aime beaucoup ce passage
« Puis un jour (enfin, devrais-je écrire) » → il manque « une nuit » dans la parenthèse, non ?
« ils s’éveillèrent comme d’un mauvais rêve » → j’aime beaucoup cette image. Avec en plus la joie de Scaevius qui revient, c’est comme si le mouvement revenait à partir de là, comme si le sable qui crispait les engrenages partait peu à peu et que le mouvement, la joie et les sourires revenaient. Et c’est beau <3
« Il m’est difficile d’imaginer une créature cornue de si petite taille affronter une horde de bandits sanguinaires. » → t’es pas prêt pour les lapins tueurs, Scaevius.
C’est donc une lettre très intrigante tout ça, je suis curieuse de voir où ça va nous mener (et mener Scaevius surtout). Quant à moi, je te laisse pour l’instant mais je reviendrai sans doute bientôt !
Bene vale ! :D
Merci beaucoup pour ton retour.
Alors pour Ys, je dois confesser mon manque de culture, j'ignorais totalement que ce nom existait déjà, du coup, il n'y a vraiment aucun rapport avec la Bretagne ^^'.
Dans une prochain version, je vais changer le nom pour qu'il n'ait plus cette confusion, ce n'est pas la première fois que j'ai cette remarque là.
Exactement, une sorte de faune :).
Très content que tout cela te plaise bien ! J'espère que la suite te plaira autant !
Merci pour ton retour ! :)
"Mes retrouvailles impromptues avec Philos, Quintus et Vala se sont éternisées dans le mutisme de nos traumatismes." < c'est si beau, d'ailleurs, je vais la noter. J'ai l'impression que tu fais de la prose de la poésie, un niveau que j'aimerais parvenir à atteindre moi aussi, te lire est enrichissant ^^
À bientôt pour la suite ! (je ferai en sorte de moins traîner cette fois >_>)
Encore merci pour tes commentaires qui font chaud au cœur. Je ne sais pas si je mérite tant d'éloge ^^'. Je vais finir rouge comme une tomate ! Ça donne de quoi avoir moult énergie pour poursuivre :).
A bientôt par chez toi sûrement ! Il y a une histoire de Carré à éclaircir il me semble ;).
J’ai plein de lettres en retard, l’occasion de me mettre dans la peau de Faustus qui est censé les recevoir par petits paquets ! (censé, parce que mine de rien, je ne sais toujours pas s’il va les recevoir... c’est quand même un des gros mystères pour le moment, enfin pour moi haha).
J’adore les petits bonhommes à cornes, alors je suis très content d’avoir découvert Emilius et ses jolis yeux étoiles, même s’il a l’air un brin austère (enfin, c’est probablement normal pour se présenter à quelqu’un, je verrais si mon impression change avec les prochaines lettres !)
Je n’ai aucune corrections/incompréhensions à te faire remonter, donc je te laisse avec mes remarques à 0% garanties non pertinentes (mais pleines d’enthousiasme) :
- « nous étions libres de nous livrer à ce comportement des plus singuliers, mélangeant grognements taciturnes et simples hochements de tête. »
ça sent la bonne énergie du matin ça !
- « Cela doit te paraitre fort curieux, mon cher Faustus »
aïe, est-ce que c’est un grand bavard alors ?
« Ses yeux Faustus !
Ses yeux.
Ses yeux se remplissaient d’un épais noir de Nuit, où scintillaient mille fragments d’étoiles. »
J’aime beaucoup le rythme de ce passage !
- « Le teint olivâtre, »
Fun fact inutile : quand j’étais petit, je pensais que les olives n’existaient qu’en vert, et donc, à chaque fois qu’un personnage était décrit comme ayant un teint olive/olivâtre, je les imaginais avec la peau verte (soit parce que alien, soit parce sur le bord de vomir). Et du coup j’y pense à chaque fois que je vois cette expression héhé
- « L’inconnu cornu »
Je sais pas pourquoi, cette allitération me fait marrer x)
- « Il m’est difficile d’imaginer une créature cornue de si petite taille affronter une horde de bandits sanguinaires. »
En tant que nabot, je suis personnellement vexé de cette sous-estimation de notre catégorie de population, Scaevius
Voilà pour cette lettre, je vais essayer de lire les autres à la suite, à moins que mon cerveau ne décide de faire autre chose sans mon consentement ^^ (ça lui arrive souvent ces derniers temps)
Merci beaucoup pour ton retour et tes petites remarques en cours en lecture ! Toujours un plaisir à lire ;).
J'ai exactement le même fun fact ! ^^ Je l'ai appris bien tard hi hi ^^
Tout sympathique qu'il puisse paraître Scaevius reste un être humain plein de préjugés... en l'occurrence sur les personnes de petites tailles. ^^
Après la découverte du sauveur de Scaevius, qui semble être différent, issu d’un autre peuple, j’espère que le terme « dorsales » qui qualifie les montagnes ne se révélera pas être le dos d’une créature monstrueuse somnolant là. Je crois que je suis dans un élan « montons des théories farfelues » ^^’. Tu nous ouvres une nouvelle porte sur ton Univers avec l’apparition de ce nouveau compagnon, c’est certain.
Espérons que cette escale à Ys leur permettra de souffler. Et Scaevius pourra peut-être y « poster » ses lettres. Je file à la suivante.
Nox est effectivement un petit clin d'œil, qui j'espère reste léger, et ne fait pas trop patapouf m'as-tu vu ^^'.
Ah ah pas d'inquiétude, il n'y a pas un animal millénaire qui fait office de montagnes avec son dos ^^. Ceci dit je me rappelle avoir adoré l'idée dans la première série de Lanfeust.
Tu prédis bien avec le fait de poster les lettres hu hu :).
Merci beaucoup pour ton retour ! :)
Je vois que Scaevius s'est trouvé un nouveau mentor ? En tout cas, j'imagine qu'il va apprendre des choses de ce nouveau compagnon. J'aime beaucoup sa description, le fait que Scaevius s'attarde d'abord sur ses yeux plutôt que son apparence singulière. J'ai eu peur l'espace d'un instant de tomber sur un cliché de fantasy (j'ai horreur des elfes, nains et compagnie, que je ne tolère que chez Tolkien :p), mais heureusement nous voilà plutôt embarqués dans la mythologie, avec une référence aux satyres, tout en recréant le mythe à ta manière.
L'univers commence à s'étoffer, on devine plusieurs systèmes de croyances qui vont se croiser dans le récit... j'adore !
Sur la forme, rien à redire, c'est toujours très élégant !
Bon le seul petit truc ça serait la répétition du "isme" dans "le mutisme de nos traumatismes", mais c'est vraiment chercher la petite bête (et c'est très subjectif, je n'aime juste pas la sonorité !)
Merci beaucoup pour ton commentaire fort encourageant ! :)
Tu prêches un convaincu ! Je déteste les elfes ! Ils sont beaucoup trop arrogants dans tous les récits que j'ai lu ! Même chez Tolkien je les déteste, enfin, pour être plus précis, chez Tolkien, ce sont les Noldors que je déteste, parce que ce sont eux qui mettent le bazar partout jusqu'en Terre du Milieu ! Vilain Fëanor ! (Je suis un amoureux du Silmarillion :)).
Oui l'univers commence enfin à un peu se révéler. C'est le démarrage et on va un peu accélérer dans les prochaines lettres. Je me dis que j'ai réussi à suffisamment poser mon personnage pour pouvoir maintenant le creuser autour :).
Je note ta remarque pour la répétition de "isme". Pour ma part, je l'aime beaucoup hu hu ^^. Mais à voir avec plus de recul !
Encore merci :).
Eh bien ce chapitre présage de nombreuses choses pour la suite ^^ Émilius est très intriguant, je me demande bien où cela va mener Scaevius... Et les arcanes de la Nuit semblent receler de nombreux mystères :x
J’ai beaucoup apprécié cette lettre ! Ton écriture est toujours aussi belle et agréable à lire, et j’ai trouvé que tout était très clair :)
À bientôt !
Merci beaucoup pour ton retour. Rien de mieux pour booster la motivation et faire tapoter les doigts sur le clavier :).
A très vite !