— Voyez-vous ça. Mon cher petit frère enfermé dans les abysses du château qu'il a lui-même construit. Un château pour une vermine mortelle qui plus est. Regarde-toi. Tu es si pitoyable. Comment as-tu pu tomber si bas alors que tu es né en Enfer ?
— Laisse-moi.
— Je ne t'ai pas aperçu aux funérailles de père. Tu as fui comme un voleur. Crois-tu que je n'allais pas savourer de mes propres yeux ta souffrance ?
— Je ne veux pas te voir. Ni t'entendre.
— Tu rêves secrètement que je vienne à toi. Ton visage mélancolique constamment collé à ces grandes fenêtres ne trompe personne. J'ai presque envie de pleurer. Heureusement que le ridicule ne tue pas. Le déshonneur, en revanche...
— Que connais-tu de l'honneur ?
— J'en sais bien plus que toi sur ce sujet. Toi qui n'as même pas réussi à verser quelques pauvres gouttes de sang. Cela ne te coûtait rien pourtant. Le sang nous nourrit, nous rend plus forts et endurants. À quoi bon s'en priver si ce n'est pour demeurer avec un esprit faible et naïf ?
— Tu dis cela comme si la satisfaction de père n'avait jamais pesé sur tes épaules. Et je suis en droit de vivre en faible et naïf.
— Pourquoi penser au poids du devoir alors que son importance dépasse même la douleur que l'on peut ressentir en le portant ? Père, au moins, a tout fait pour nous rendre plus puissants. Ton ingratitude, contrairement à lui, n'a fait que multiplier notre déception. Tu lui dois toute ta reconnaissance. Ces pouvoirs que nous possédons ne sont pas donnés à tous les démons, on ne peut les partager avec n'importe qui, et encore moins avec des humains. Ton devoir était de simplement obéir. Que fais-tu de notre lignée ?
— Je n'ai rien demandé de tout cela. Rien du tout. Tu ne m'as pas adressé un mot pendant si longtemps, et maintenant ta langue se délie pour me blâmer ? Qu'as-tu fait pour devenir une vulgaire marionnette enchaînée à des "devoirs" aussi stupides que ceux que feu notre père nous a jadis donnés, hein ?
— N'insulte pas sa mémoire, petit frère. Ou je te jure que tu le regretteras.
— Tu crois que tes menaces me font peur ? As-tu bien observé où je me trouve ? La torche que tu tiens pour mieux me dévisager ne pourra jamais éclairer toute l'horreur qui nous entoure. Les ossements pourris, les boyaux moisis, les rats rongeant les restes de cadavres putrides. Le donjon des morts n'est qu'une partie des choses épouvantables dont j'ai été témoin. Tandis que tu chasses pour te nourrir, ici, le seigneur que je sers lacère la chair de tout être le défiant. Homme, femme ou enfant, il n'a aucun scrupule et s'amuse à torturer ces âmes malheureuses sous mes yeux. Il prend plaisir à humilier. Il jubile face au désespoir des autres.
— Peu m'importe. Tu es prisonnier de ce tombeau géant, et tout cela par ta seule faute. Porter secours ne t'a offert que désolation, en fin de compte. Et tu oses cracher sur celui qui a tout fait pour t'apprendre. Si seulement tu avais écouté père.
— Et mère ?
— Mère s'est occupée de toi sans se soucier des exigences de père. Elle t'a trop protégé, trop couvé.
— Tu es jaloux.
— Ne dis pas de sottises. L'unique objet de ma jalousie, c'est l'ambition qui animait père lorsqu'il parlait de toi. Comme si ta personne seule était son plus grand espoir. Indigne que tu es. Tandis que j'ai tout accompli pour lui inspirer cette même fierté, alors que je suis l'aîné. Malgré cette injuste vérité, j'ai tout sacrifié. Absolument tout pour l'honorer.
— Mère t'aimait. De tout son être.
— Je n'en ai que faire.
— Tu mens.
— Elle ne s'est jamais souciée de moi. Ils n'avaient d'yeux que pour ton âme lamentable.
— C'est faux.
— Ne tente pas de me convaincre, conserve plutôt ton énergie pour servir ton précieux petit seigneur. Vu la manière avec laquelle il te traite quand il est mécontent... Haha, c'est absurde. Mais dis-moi, comment a-t-il réussi à t'avoir sous ses ordres ? Ne me dis pas que... Il t'a dupé ? C'est ça ? Ne baisse pas tes yeux, petit frère. Ils sont encore tout dorés et vierges de tout péché. Quel simplet tu fais. Voilà où t'ont guidé la tendresse et la compassion.
— Je préfère mourir ainsi, en ayant choisi mon propre chemin. Mourir de tendresse et de compassion.
— Alors meurs, souffre, et lorsque ta chair tendre et compatissante ne sera plus, que tes os soient maudits.