Crapouille avait la bouche pleine d’un paquet de plumes noires et blanches qui lui pendaient des deux côtés des mâchoires.
― Crapouille, pose-la tout de suite !
Crapouille déposa son butin aux pieds de Bell. C’était une pie.
― La pauvre, tu ne l’as pas blessée ?
― Bah.
― Bell, je sais que tu as un grand cœur, mais…
― Viens là, petite pie.
Elle s’était penchée pour ramasser l'oiseau avec des gestes précautionneux, dans ses deux mains en coupe, comme quand on puise de l’eau d’une rivière et qu’on ne veut pas qu’elle glisse entre les doigts. La pie était sonnée. Elle respirait vite sous son duvet blanc et les plumes de ses ailes étaient toutes retournées. Bell l’approcha de son visage et lui murmura des mots de réconfort qui lui firent tourner le bec et cligner de ses grands yeux noirs. Le loup s’était approché dans un soupir où perçait une pointe d’amusement.
― Elle a eu peur, assura-t-il. Donne-lui trois gouttes d’eau, et mets-la dans le creux de mon cou. On doit y aller.
Bell déposa délicatement la pie dans le cou du loup, fouilla dans son sac pour trouver sa gourde et déposa quelques gouttes d’eau dans le bec de l’oiseau qui avait refermé les yeux. Crapouille suivait chaque geste avec attention et n’osait pas bouger. Puis Bell attrapa son sac et reprit la route, le loup sur ses talons.
― Viens, Crapouille. Ne touche plus à la pie.
― Je comprends pas, qu’est-ce que j’ai fait ? dit-elle d’une petite voix à peine audible.
Bell et le loup ne l’entendirent pas. Crapouille les suivait d’un pas penaud, jusqu’à ce que Bell se retourne, s’accroupisse et lui tende les bras.
― Allez, Crapouille.
La chatte fila comme une flèche dans les bras de Bell.
La compagnie cheminait tendrement dans le matin gris. Ils avançaient vite, au début, pour mettre le maximum de distance entre eux et le hameau de la nuit précédente. Puis, avec le soleil, leur pas ralentit. Bell cueillait des coucous qui poussaient au bord de la route et jouait avec leurs clochettes. Le loup était remonté sur le muret et sa démarche chaloupée berçait la pie qui somnolait au creux de sa nuque, le bec enfoui dans ses plumes.
― Pas bavarde, pour une pie, commenta-t-il.
― Elle dort !
Bell avait fini par céder à la tentation de marcher sur le muret, son bouquet de coucous dans une main et Crapouille qui bondissait derrière elle d’une pierre à l’autre.
Elle était là, la montagne, pointée vers le ciel comme un vieux chapeau de sorcière déformé par les âges.
― On arrivera quand, tu penses ? demanda Bell.
― À ce rythme-là, à la tombée de la nuit. Demain matin. Il est pas question de se promener sur le Pic de la Sorcière quand il fait noir. Si on peut trouver un abri pour toi, ce serait mieux. C’est dangereux, là-bas.
Ce matin-là, Bell se sentait bien. Elle n’avait pas de vertige, pas de nausée, pas de migraine. Il y avait certains jours, comme ceux-là, où elle se disait qu’elle n’était pas malade, que tout irait bien. Et puis, elle n’avait plus besoin de lunettes, elle avait retrouvé sa voix. Seuls ses muscles étaient lourds. Son dos, ses mollets, ses pieds protestaient. C’était normal, avec toute cette marche. Cela n’entamait pas sa bonne humeur.
― Mais tu es un loup. Je ne risque rien, avec toi.
― Ça ne suffit pas, là où on va.
― Tu as fait trembler le sol hier soir, tenta-t-elle.
Elle savait que c’était le genre de remarque auquel le loup ne répondrait pas. En partie parce qu’il y avait des chances qu’il ne se souvienne déjà plus de ce qu’il s’était passé la veille.
― Il était tard, tu as dû l’imaginer, répliqua le loup, contre toute attente.
― Je suis fatiguée, déclara Bell, sans plus argumenter.
― On s’arrête alors.
À l’annonce de la pause, Crapouille sauta dans les bras de Bell qui s’était assise sur le mur de pierres d’un mouvement décidé. Elle grimpa sur son épaule et se contorsionna pour jouer de la patte avec la boucle du sac à dos.
― On va manger ?
― Oui, Crapouille, sois patiente.
― J’ai faim, j’ai faim, j’ai faim.
― Là.
Ils basculèrent de l’autre côté du muret pour s’y adosser et se poser dans l’herbe. Bell profita de ce moment pour donner à boire et quelques miettes de pain à la pie qui s’éveilla, s’étira les ailes et jeta un œil curieux autour d’elle, sur la jeune fille qui guettait ses mouvements avec attention.
― Tu n’es pas blessée ?
En guise de réponse, la pie se retrouva d’un bond sur la tête du loup et battit des ailes. Crapouille la suivait en se léchant les babines. Bell la prit dans ses bras pour l’empêcher de croquer la pie.
― Je vais bien. Merci de m’avoir sauvée.
Et l’oiseau s’envola dans un bruissement d’ailes.
À mesure qu’ils s’approchaient, les habitations se faisaient de plus en plus rares. Il semblait que l’humanité se tenait à l’écart de la montagne. Toute construction humaine avait disparu, même ce bout de mur oublié, qui les avait accompagné une partie de l’après-midi, se termina brusquement en un amas de pierres jamais ramassées. Ils croisèrent des animaux sauvages en plus grand nombre, des renards, des blaireaux, des musaraignes, et d’autres que Bell ne reconnaissait pas. Aux abords de la montagne, la végétation devint exubérante. Bell comprenait mal pourquoi les gens avaient peur de ce lieu. Puis elle se fit la réflexion que ce lieu était beau justement parce que les gens en avaient peur. Le loup marchait en silence. Ils avaient ralenti. Ils s’étaient enfoncés dans les bois sans s’en rendre compte. Le chemin s’effaçait sous leurs pas, ils évoluaient au milieu de la forêt buissonnante et le sol s’élevait en côte, de plus en plus raide.
À un moment, le loup s’arrêta. Bell voyait ses oreilles s’agiter comme des girouettes, et ses yeux d’or sonder l’espace.
― Loup ? chuchota Bell.
À sa voix, la fourrure du loup se mit à frémir. Il se retourna et fixa ses grands yeux sur elle. Son expression était indéchiffrable. Il y avait eu quelque chose de singulier dans la manière dont ce loup s’était attaché à ses pas, mais Bell, de peur que le charme ne se rompe si elle mettait des mots sur sa surprise, n’en avait rien dit. Elle se demandait si, d’un instant à l’autre, il ne se rendrait pas tout simplement compte qu’il était un loup, et qu’il n’avait rien à faire avec elle. Peut-être ce moment était-il arrivé. Peut-être la forêt avait-elle une influence sur lui, qu’elle ne sentait pas.
― Qu’est-ce qu’on fait là ? demanda-t-il au bout d’un moment.
― On cherche la grotte, tu te rappelles, celle où il y a une potion pour me guérir ? répondit Bell, tout en tâchant de dissimuler son malaise.
― Une grotte ? répéta son compagnon, sans avoir l’air de comprendre.
Bell resta sans voix pendant un long moment, avant de reprendre :
― Tu as dit que tu connaissais cette grotte…
― Ah, soupira le loup, mais Bell ne parvint pas à interpréter ce soupir.
C’était peut-être une simple expiration. Il se passa encore un temps où l’animal demeura immobile et attentif. Bell attendit. La forêt était en vie, elle la sentait qui vibrait sous ses pieds, la moindre brise soulevait les cimes, des milliers d’êtres les observaient sans en avoir l’air. Crapouille, comme le loup, guettait de tous les côtés des présences qui échappaient aux sens de Bell.
― C’est par là. Il faut que tu trouves un endroit où dormir, la nuit tombe, dit enfin le loup. Viens.
Bell s’aperçut qu’elle avait retenu sa respiration pendant tout le temps qu’avait duré le silence du loup. Elle le suivit d’un pas plus léger. Il avait pris les devants en s’engageant à travers des fourrés si sombres que la nuit même pouvait y avoir trouvé refuge.
― Attends. Il y a une cabane, à quelques pas, regarde ! La cheminée fume et il y a de la lumière. Tu crois…
Le loup fixa la cabane pendant un temps, et Bell fit de même. Elle se mêlait si bien à la forêt qu’elle avait l’air d’y avoir poussé naturellement, comme naissent les arbres. Elle était un peu en hauteur, construite sur la base de quatre troncs d’arbres qui lui servaient de fondations et s’écartaient, plantés dans le sol comme les pattes d’un volatile. Il y avait des fleurs aux fenêtres, et les vitres scintillaient comme deux lentilles d’or et de rose.
― On s’éloigne, conclut le loup.
Et alors qu’il s’éloignait, Bell fit un pas pour mieux voir, les fleurs, les lumières, les volets ouverts. La voix du loup résonna, plus dure :
― Bell, ne reste pas là.