Un silence inhabituel venait de recouvrir la forêt. Aucune feuille ne remuait, aucun oiseau ne chantait. Les lapins reculaient dans leurs terriers, les martres et les écureuils s’immobilisaient sur les branches, les renards restaient en suspens, patte en l’air. Bell aurait voulu rejoindre le loup sous les buissons, mais une force invisible la figeait sur place. Une immense silhouette jaillit des frondaisons en faisant craquer les branches. Large, elle était enveloppée dans un vêtement brun qui lui faisait comme une seconde peau. La tête était enfouie sous un désordre de cheveux sans couleur, mêlés de tant de crasse qu’ils s’étaient rigidifiés, et lui retombaient sur la moitié du visage.
D’une voix rauque, l’individu émit un long grognement, plus animal qu’humain, et qui mourut en un crachat. Bell resta interdite. C’était la sorcière. Elle s’appuyait sur un bâton couvert de filaments nombreux, fins et emmêlés qui retenaient de la terre. Cela lui arrivait au-dessus de la tête, et se terminait en pointe. Ce n’était pas une branche morte, c’était une racine qu’elle avait entre les mains. Un œil mauvais, d’un gris qui virait au jaune, jaillit de sous la tignasse putride et se figea sur la jeune fille. Une langue passa, longue et lente sur les lèvres gercées de la vieille femme. D’une voix plus forte, elle fit claquer ses syllabes comme des armes qu’on agite pour effrayer des ennemis.
― Qu’est-ce tu fais là ?
Bell sursauta. Le bol qu’elle tenait dans son dos lui échappa des mains et roula au sol avec un bruit mat, éblouissant l’espace de sa lumière blafarde. L’œil de la sorcière darda le bol et vint à nouveau s’abattre sur Bell, terrible, dévastateur.
La sorcière s’approcha de quelques pas en avant afin de saisir l’objet tombé par terre. Bell recula, pas seulement par peur de la veille femme, mais parce qu’à mesure qu’elle s’avançait, Bell se sentait repoussée par un mur invisible, comme si au fond rien ne pouvait toucher cette femme qu’un bouclier enfermait et protégeait à la fois. Bell se retira si bien que, quand la sorcière ramassa l’objet, celle-ci se situa exactement à mi-chemin entre Bell et le loup.
― C’est à moi, ça. Où tu l’as trouvé ? éructa-t-elle en tendant vers Bell le bol qui l’éblouit d’un jet de lumière.
Comme Bell ne répondait pas assez vite, la sorcière fit un pas en avant et poussa un de ces cris que font les enfants pour faire peur. Bell fut projetée quelques mètres en arrière et heurta le tronc d’un arbre qui s’était ployé. Le choc se répercuta dans tous les membres de la jeune fille. Elle resta un temps sonnée, puis se releva, manquant de perdre l’équilibre à deux reprises avant de retrouver ses appuis. Elle n’allait pas se laisser faire par cette vieille fée décrépite.
― J’en avais besoin, je vous l’ai emprunté. Gardez-le.
― Trop aimable. T’as touché à quoi d’autre ?
Bell resta un instant interdite et balbutia :
― À… à rien. Juste…
― Tu vas partir, maintenant, l’interrompit la sorcière. J’veux pas te voir traîner ici. T’es pas chez toi.
Bell ne bougea pas. Elle ne partirait pas sans le loup, et Crapouille était encore dans la nature.
― T’as entendu ce que j’ai dit ?
― Je ne pars pas sans mes amis.
― Haaaa ! Quels amis tu peux bien avoir ici ?
Bell eut un regard vers le buisson devant lequel se tenait la sorcière. Rien n’y avait bougé. Il fallait qu’elle sache si le loup allait bien. La sorcière, suivit son regard, se tourna tout entière vers le buisson, fit un pas pour s’approcher et fouilla dans les branches basses avec son bâton. Elle donna un coup, un petit coup presque doux qui surprit Bell l’espace d’un instant, dans le pelage inerte du loup gris, à peine visible sous les feuillages. Bell en profita pour s’avancer aussi, pendant que la sorcière lui tournait le dos. Un grondement retentissant surgit du large corps voûté de la vieille femme.
― Il est mort, ton loup.
Quelque chose se coinça dans la gorge de Bell, qui lui fit l’impression que son cœur entier lui était remonté dans la trachée. La sorcière, lentement, se retourna. Elle tomba nez à nez avec Bell qui avait perdu ses couleurs. Elles restèrent face à face pendant des secondes qui parurent une éternité. Bell fut stupéfaite de voir le visage de la femme virer du jaune au rouge, puis du rouge au violacé, avant de se tordre comme un vieux masque qu’on aurait envie de retirer d’un geste, parce qu’il était laid et pour voir ce qu’il y avait dessous.
― Maintenant tu déguerpis.
― C’est pas possible.
Elle avait répondu du tac au tac, sans savoir si ce qui n’était pas possible, c’était de s’en aller ou d’accepter la mort du loup. Bell déglutit pour tenter de maîtriser ses tremblements. Elle fit un pas en direction du buisson, mais ne put avancer. La sorcière n’avait pas bougé.
― Je veux vérifier.
Elle faisait un effort pour ne pas détourner le regard du seul œil qui émergeait de la tignasse encrassée de la vieille femme.
― Dégage, je te dis.
Sur ces mots, la sorcière se retourna tout à fait et frappa de sa racine le sol de la forêt. Bell se sentit projetée quelques pas en arrière et retomba au sol avec un bruit lourd. Sous elle, la terre tremblait comme gagnée par la même rage que celle qui faisait palpiter tous ses membres. Elle voulut se relever, mais perdit l’équilibre et son corps refusa de se redresser. Elle sentait ses mains s’évaser et rétrécir à la fois, de sorte que, bien à plat, elles épousaient de toute leur surface le sol sur lequel elles reposaient. Ses ongles s’allongeaient et s’aiguisaient pour mordre l’humus. Elle serra les poings et ne put que s’enfoncer davantage. N’écoutant que sa colère, elle ne vit pas que ses avant-bras s’affinaient et se couvraient d’un poil ocre, fin et dense. Elle voulut répliquer, mais n’entendit de sa voix que l’expression de la rage qui brasillait dans le creux de son ventre. Un rire silencieux fit grimacer la sorcière alors que Bell montrait les crocs et s’empêtrait dans ses vêtements trop grands.
― Et m’emmerde plus avec ton humanité.
À nouveau elle frappa le sol de sa racine et la louve disparut, laissant sur place les habits qu’elle portait, qui retombèrent par terre en une masse informe.
Ooooooh, ben ça alors ! Je ne m'attendais pas à ça du tout !
Le loup est (peut-être) mort et désormais Bell s'est changée en louve ? Enfin si j'ai bien compris.
Ce chapitre est un vrai tournant dans l'histoire, la quête de Bell n'est plus du tout la même... Je n'ai aucune idée d'où tu comptes nous emmener et c'est super ! : )
Merci beaucoup pour ce texte : )
Merci encore pour ce retour, j'espère que la suite te surprendra et te plaira aussi :D
A très bientôt
J'ai un peu de retard par rapport a d'habitude car je voulais trouver les bons mots pour cela :
J'aime l'histoire, j'aime beaucoup la scène où Bell retire le crabe, son évolution de personnage.
Néanmoins, plus je lis, plus je prends peur que ton histoire prenne une direction de morale statuant que pour être aimé, il faut être parfait et donc sans handicap.
Car dans les derniers chapitres, Bell n'a plus besoin de lunettes, ses yeux sont guérit, et là elle vient de retirer (peut être) sa maladie chronique, donc son corps serait guérit.
Je sais que c'est quelque chose de commun de trouver un personnage, qui au début est mal aimé, seul, handicapé et laid qui finit aimé de tous, beau et magiquement guérit de tout handicap. En soit ce n'est pas une mauvaise chose de créer cette évolution de personnage quand l'histoire est là pour nous faire sentir bien.
Mais le gros problème de Bell, c'est son handicap, la raison pour laquelle elle a entreprit tout ce voyage, et je trouve (subjectivement) qu'on oublie un peu sa maladie au cours de l'histoire, qu'elle n'est pas si présente en terme de symptômes et conséquences. A m'en demander si la maladie était vraiment réelle ou une fabrication de ses parents pour la mettre à l'écart.
Par contre j'apprécie que Bell en sache autant sur le corps humain justement grâce à sa maladie, qui lui a permis de très bien manipuler son corps et savoir exactement quoi chercher à l'intérieur.
Bien sûr tout cela n'est que mon avis subjectif et je n'ai pas encore lu l'histoire en entier pour conclure réellement sur l'histoire de morale, mais je tenais à te faire part de mes inquiétudes sur la question :D
Bon courage pour la suite de l'écriture !
Merci pour ce partage de réflexion, qui m'a aussi beaucoup interrogée. En effet, Bell trouve des solutions à ses problèmes (qui frisent parfois la métaphore) rapidement, dès lors qu'elle échappe à l'emprise de sa famille (!) Et il lui arrive même de le faire toute seule. Et on n'est pas à la moitié du livre. Tu me diras, si tu lis jusqu'au bout, ce que tu en penses, parce que ça m'intéresse beaucoup, mais il me semble que comme il y a eu deux départs de Bell, deux seuils, un premier qui part du palais, un deuxième qui part du bois, elle a aussi deux quêtes à accomplir, dont l'une est consciente et, comme tu l'as très bien remarqué, vite expédiée, alors que l'autre est plus enfouie. Je ne suis pas sûre qu'elle devienne magiquement belle, je pense qu'elle change de regard sur les gens, et peut-être du même coup sur elle-même ; on n'est pas certain non plus que sa voix flûtée ait disparu ni comment, ou qu'elle l'ait inventée, ou qu'elle ne s'en soucie plus, ou que ce soit sa timidité qui modifiait son timbre de voix. Quant au crabe et à tous ses pourquoi, je me pose encore des questions, mais j'ai bien l'intention d'en trouver une ou plusieurs (je n'aime pas trop les questions qui n'attendent qu'une seule réponse) dans le tome 2 ^^.
Encore merci pour ce partage,
A très vite !