Il l’emmena un peu plus loin, au pied de la montagne et hors de vue de la maisonnette.
― C’est la maison de la sorcière. Évitons de la croiser. Demain, on se réveille à l’aube, on prend ce qu’il nous faut, et on s’en va.
Bell était exténuée. Elle se fit un matelas de mousse et de feuilles, se servit de son sac comme d’un oreiller, rabattit sa capuche sur sa tête et posa son bras autour du loup qui se rapprocha pour lui tenir chaud. Elle le sentait plus tendu depuis qu’ils étaient entrés sur ce territoire. Ses yeux d’or jetaient autour d’eux des faisceaux inquiets et ses oreilles réagissaient au moindre bruit. Il ne fermerait pas l’œil de la nuit. Crapouille voulut partir jouer, il l’appela et lui intima sans doute de ne pas trop s’éloigner. Bell n’écouta pas. Elle se laissa engloutir dans le sommeil.
Un souffle chaud la réveilla, suivi de la pression humide et fraîche d’un museau sur sa joue. Bell avait mal partout, sentait la fièvre envahir son esprit et ralentir ses pensées. Une sueur froide descendait le long de son corps. Toute cette marche et la nuit qu’elle venait de passer dehors commençaient à lui peser. Encore engourdie par le sommeil, elle serra le loup dans ses bras. Il se laissa faire, tendu. Comme cela dura, elle sentit peu à peu les muscles de l’animal se décontracter sous son étreinte. Tout semblait froid et humide autour d’elle, et la chaleur du loup la réconfortait.
― Où est Crapouille ?
Elle avait chuchoté sa question parce qu’elle sentait qu’il ne fallait pas réveiller la forêt.
― Elle nous rejoindra. Il faut que tu manges quelque chose, tu n’as pas l’air bien.
Bell s’appuya sur lui pour se lever.
― J’ai pas faim.
― Alors bois un peu.
Bell sortit sa gourde et but une gorgée. L’eau était glaciale et avait un goût infect. Elle essaya de ne pas le montrer et se détourna pour ranger la gourde dans son sac. Le loup l’observait sans rien dire.
― C’est par où ? demanda-t-elle pour changer de sujet.
Le loup ne répondit pas et se contenta d’incliner la tête sur le côté.
― La grotte, précisa-t-elle.
― Ah, fit-il après un temps. Par là.
Elle le suivit en silence. Le sol spongieux étouffait chacun de leurs pas. Au bout d’un moment, la lumière du matin perça sous les ramées, et une vaste paroi de pierres blanches se dressa face à eux. Le loup s’arrêta. Il respirait à peine.
― Tu es sûr que…
― C’est là.
― Ah.
D’énormes roches bouchaient l’entrée, au point que jamais on n’aurait pu imaginer qu’il y a avait là une grotte.
― Tu es sûr ? répéta Bell.
― Hmm.
― Il a dû y avoir un éboulement.
On pouvait difficilement passer le poing entre deux pierres, et il était hors de question de les déplacer.
― Il n’y a pas une autre entrée, quelque part ? tenta encore Bell.
― Ça fait longtemps que plus personne n’habite ni ne vient ici, remarqua le loup, sur le ton de l’évidence. Trop humide.
― Pourquoi tu ne l’as pas dit plus tôt ? fit Bell, déconcertée et triste.
― Je viens de m’en rappeler, s’excusa le loup, et sa voix était si plate et si malheureuse que Bell ne prit pas la peine de répliquer. Qu’est-ce qu’on fait ?
― Je sais pas. Je sais plus, lâcha-t-elle.
Bell s’était adossée à un arbre, la tête lui tournait, ses souvenirs aussi, ses espoirs volaient autour d’elle comme une nuée d’oiseaux qu’elle ne pourrait jamais qu’admirer de loin.
― Peut-être qu’il reste de la potion à l’intérieur.
Le loup ne prit pas la peine de répondre. Plus il examinait la grotte et plus il était convaincu que ce que Bell cherchait ne s’y trouvait pas. Une minute passa, pendant laquelle chacun considéra l’interstice d’un air dubitatif.
― Je peux vous aider, si vous voulez.
Ils levèrent la tête dans un même mouvement. La pie les observait du haut d’une branche de l’arbre où Bell s’était appuyée. Elle les regardait en clignant des yeux.
― Est-ce que tu peux passer par l’ouverture et nous apporter une potion, dans un flacon ?
Bell avait parlé vite et d’un ton sérieux. La pie gonfla ses plumes et battit des ailes sur sa branche.
― Je vais voir.
L’oiseau fila vers la grotte. Doucement, elle se posa sur la paroi, et disparut entre les pierres. Le loup rejoignit Bell et se coucha à ses côtés, dans l’espoir de recevoir une caresse. Elle s’exécuta d’un geste machinal. Une grande détresse l’étreignait, qu’il subissait sans parvenir à la comprendre. Il posa sa tête contre celle de la jeune fille et la laissa glisser vers le sommeil. Ses pensées tournaient en rond comme ces animaux qui se mordent la queue. Il tentait de se rappeler la raison de sa présence sur cette terre, et celle-ci revenait souvent. Soigner Bell. Une potion. Pourquoi pas. Mais alors, le loup se demandait pourquoi tout ici lui paraissait à la fois familier et insaisissable, pourquoi il était certain qu’il n’y avait pas de potion dans cette grotte. Chaque fois qu’une parcelle de souvenir semblait refaire surface, elle s’évanouissait aussitôt et laissait le loup perplexe. Il considérait ainsi le vaste champ de sa mémoire désertée, quand un éclat de lumière blanche jaillit dans son champ de vision.
La pie ressortit, avec plus de difficulté qu’elle n’était entrée. Elle ne tenait pas de fiole dans ses pattes, mais un objet brillant qui renvoyait la clarté du jour comme un miroir et dont le poids alourdissait son vol.
― Qu’est-ce que c’est ? demanda le loup.
― Il n’y avait pas de flacon. Seulement ce récipient vide.
― Et tu l’as ramené ?
― Il brillait, je trouvais ça joli.
Bell avait rouvert les yeux. Qu’il n’y ait pas de potion ne la surprenait pas. Elle s’en était doutée dès qu’elle avait vu que la grotte était bouchée. Elle prit l’objet que l’oiseau avait déposé à ses pieds. C’était gros comme un bol, et fait d’une matière qui rappelait celle des miroirs. Il semblait absorber toute la lumière autour de lui et la renvoyer blanche, comme un demi-soleil froid.
― C’est vrai que c’est joli, confirma-t-elle, platement.
Le loup ne disait rien et la fixait, alors qu’elle tournait l’objet dans tous les sens. Il demanda à la pie :
― Tu es sûre qu’il n’y avait rien d’autre ?
― Des objets humains sans intérêt, mais à part ce bol, pas d’autre trace de magie.
― Qu’est-ce qui te dit que ce bol est magique ?
― À l’intérieur de la grotte, c’était la seule source de lumière. J’ai pas réfléchi, je l’ai pris.
En regardant à l’intérieur, on y voyait le ciel se refléter en tout petit, avec finesse. On pouvait y distinguer chaque feuille d’arbre, les nuages aux nuances éclatantes et orageuses, qui se déplaçaient en troupeaux lourds, les oiseaux qui glissaient dans le ciel. Si elle choisissait de regarder la partie extérieure, c’était plus compliqué. D’abord, c’était flou, puis Bell s’aperçut qu’elle ne pouvait y voir quelque chose qu’en plaçant l’objet à une certaine distance de ce qu’elle souhaitait observer. Bell, de plus en plus absorbée, avançait et reculait doucement le bol d’elle-même, tout en scrutant avec une attention nouvelle les contours et les textures roses et violacées, striées de rouge, qui s’y dessinaient. Elle parcourait, fascinée et orientant très légèrement l’instrument pour changer d’angle, un paysage à la fois étrange et familier. Un cri de surprise lui échappa quand elle comprit que, ce qu’elle avait sous les yeux, c’étaient ses organes !
Elle avait tout appris de l’anatomie humaine pendant ses longues heures de lecture. Elle s’était amusée à nommer chaque partie, avec ce plaisir tranquille qu’apporte le savoir et un goût prononcé pour les mots baroques : tronc brachiocéphalique, veine cave supérieure, oreillette droite, ventricule droit, valvule tricuspide, valvule sigmoïde aortique, valve mitrale. Ces trois dernières étaient ses préférées. Elle les vit qui battaient, un peu fort, un peu à contretemps, partageant son émerveillement et sa peur entremêlés. Des mots, encore. Pour Bell, la vie avait longtemps été enveloppée de mots, des mots pour couvrir sa détresse, des mots pour la consoler, des mots pour la distraire, des mots pour la bercer.
Il fallait bien admettre que, parfois, cela ne suffisait pas.
― Qu’est-ce que tu fais ?
― Je le vois.
Bell avait posé sa main sur sa poitrine d’un geste machinal. Évidemment rien ne se passa dans le reflet. À quoi cela servait-il de voir le crabe si elle ne pouvait pas l’attraper ? Elle n’allait tout de même pas s’ouvrir le cœur en plein milieu de la forêt.
Il était là, tapi dans la chair palpitante, éveillé, jouant des pinces, beaucoup plus gros que celui de Laëtitia, ou peut-être était-ce un effet d’optique. La pie se percha sur l’épaule de Bell et regarda le reflet en clignant des yeux, le loup passa derrière elle et posa sa tête sur son épaule en fixant l’objet.
― C’est dans le reflet, fit-il.
― Tu veux dire ?
― Touche le bol. Doucement.
Bell approcha lentement son index de la surface lisse et froide, et la sentit céder sous sa pression. Pas comme de l’eau. Alors que de l’autre main elle savait qu’elle tenait l'objet fermement, elle avançait son doigt à l’intérieur et, au moment où la paroi aurait dû l’arrêter ; elle ne sentit aucun obstacle.
Elle eut un sursaut. Quelque chose avait touché son cœur. C’était son index. Elle serra plus fort le rebord du bol dans sa main gauche pour ne pas trembler et le retira prudemment.
De sa main libre et sans quitter le crabe des yeux, elle fouilla dans son sac. Elle en tira la pince à épiler que Laëtitia lui avait donnée, et se pencha avec attention vers le reflet qui lui renvoyait l’image hideuse, les yeux révulsés, les mandibules qui s’agitaient à tout va, les pattes fines enfoncées dans la chair, et elle se rendit compte qu’elle tremblait.
― Tu l’as déjà fait, souffla le loup. Chez Laëtitia.
Elle prit une grande inspiration et resta concentrée, mais respirer profondément lui faisait mal, alors elle se composa une attitude professionnelle. Oublier que c’était son propre cœur, et agir méthodiquement. La pince s’enfonça sans résistance dans la surface de l’objet, et elle la dirigea vers la bête. Elle commençait à douter que la pince soit assez grande. Il ne fallait surtout pas l’écraser. Et qu’allait-elle faire, après ? Ils n’avaient pas allumé de feu pour ne pas attirer l’attention de la sorcière. Si le crabe retombait sur le loup ou sur elle, tout serait à recommencer, et cela pourrait leur être fatal.
― Loup, éloigne-toi, s’il te plaît.
Elle ignorait si les crabes étaient aussi dangereux pour les animaux que pour les humains. Le loup hésita, puis se releva et de recula d’un pas, veillant à ne pas faire de mouvement brusque.
Après plusieurs essais, Bell parvint à saisir le corps et tira doucement. Une douleur lancinante lui traversa le cœur. Elle voyait les pattes enfoncées comme des fils tirés dans les tissus, une des pinces plantée profondément dans l’organe, tandis que de l’autre, il essayait de la chasser avec des gestes brutaux. Elle tira, crut du même coup que son cœur se déchirait. Ce geste lui arracha un cri et dès qu’elle sortit la main du bol, elle lâcha la pince et le crabe s’envola. À ce moment-là, elle sentit le corps lourd du loup passer sur elle avec ses grosses pattes, bondir avant de s’effondrer à quelques pas dans les buissons.
Quand elle rouvrit les yeux, la pince était sur elle. Pas de trace du crabe, évidemment. Il était minuscule. Sans doute il était retombé en elle et tout était à recommencer, ou alors…
― Loup, tu vas bien ? Qu’est-ce qu’il s’est passé ?
Rien ne bougea sous les buissons. Plutôt qu’une réponse, Bell entendit dans son dos des mouvements entre les arbres, des bruits de pas résonnant si profondément dans le sol qu’il semblait que la forêt tout entière se déplaçait à leur rythme. Elle voulut cacher le bol à cause de la lumière qui en émanait, pour ne pas être découverte, mais il était déjà trop tard.
J'ai un peu de retard par rapport a d'habitude car je voulais trouver les bons mots pour cela :
J'aime l'histoire, j'aime beaucoup la scène où Bell retire le crabe, son évolution de personnage.
Néanmoins, plus je lis, plus je prends peur que ton histoire prenne une direction de morale statuant que pour être aimé, il faut être parfait et donc sans handicap.
Car dans les derniers chapitres, Bell n'a plus besoin de lunettes, ses yeux sont guérit, et là elle vient de retirer (peut être) sa maladie chronique, donc son corps serait guérit.
Je sais que c'est quelque chose de commun de trouver un personnage, qui au début est mal aimé, seul, handicapé et laid qui finit aimé de tous, beau et magiquement guérit de tout handicap. En soit ce n'est pas une mauvaise chose de créer cette évolution de personnage quand l'histoire est là pour nous faire sentir bien.
Mais le gros problème de Bell, c'est son handicap, la raison pour laquelle elle a entreprit tout ce voyage, et je trouve (subjectivement) qu'on oublie un peu sa maladie au cours de l'histoire, qu'elle n'est pas si présente en terme de symptômes et conséquences. A m'en demander si la maladie était vraiment réelle ou une fabrication de ses parents pour la mettre à l'écart.
Par contre j'apprécie que Bell en sache autant sur le corps humain justement grâce à sa maladie, qui lui a permis de très bien manipuler son corps et savoir exactement quoi chercher à l'intérieur.
Bien sûr tout cela n'est que mon avis subjectif et je n'ai pas encore lu l'histoire en entier pour conclure réellement sur l'histoire de morale, mais je tenais à te faire part de mes inquiétudes sur la question :D
Bon courage pour la suite de l'écriture !
Merci pour ce partage de réflexion, qui m'a aussi beaucoup interrogée. En effet, Bell trouve des solutions à ses problèmes (qui frisent parfois la métaphore) rapidement, dès lors qu'elle échappe à l'emprise de sa famille (!) Et il lui arrive même de le faire toute seule. Et on n'est pas à la moitié du livre. Tu me diras, si tu lis jusqu'au bout, ce que tu en penses, parce que ça m'intéresse beaucoup, mais il me semble que comme il y a eu deux départs de Bell, deux seuils, un premier qui part du palais, un deuxième qui part du bois, elle a aussi deux quêtes à accomplir, dont l'une est consciente et, comme tu l'as très bien remarqué, vite expédiée, alors que l'autre est plus enfouie. Je ne suis pas sûre qu'elle devienne magiquement belle, je pense qu'elle change de regard sur les gens, et peut-être du même coup sur elle-même ; on n'est pas certain non plus que sa voix flûtée ait disparu ni comment, ou qu'elle l'ait inventée, ou qu'elle ne s'en soucie plus, ou que ce soit sa timidité qui modifiait son timbre de voix. Quant au crabe et à tous ses pourquoi, je me pose encore des questions, mais j'ai bien l'intention d'en trouver une ou plusieurs (je n'aime pas trop les questions qui n'attendent qu'une seule réponse) dans le tome 2 ^^.
Encore merci pour ce partage,
A très vite !