- XII -

Notes de l’auteur : Update 04/12/24 : je viens de remanier le chapitrage en fusionnant / séparant les chapitres, parce que je me suis rendue compte que certains passages d'un chapitre à l'autre n'étaient pas toujours pertinents, et je me dis, zut, il va y avoir certains lecteurs qui auront manqué un ou plusieurs épisodes et qui seront perdus. Je suis vraiment désolée pour la gêne occasionnée, parce qu'il va peut-être vous falloir retourner un peu en arrière...

Tout semblait immobile, et pourtant rien n’était fixe. Les herbes se dressaient en frissonnant, la sève charriait la lumière avec une diligence inaccoutumée, des cœurs bondissaient par à-coups au creux des êtres. En regardant attentivement cet œil pâle qui ne cillait pas, vous l’auriez vu frémir à peine sous la tignasse. Il fallait être tout proche pour sentir les battements du sang dans les veines de Ganieda Hedj Minda. Personne n’avait été si proche depuis des années. D’ailleurs, elle-même ne les sentait pas, ou bien légèrement, dans sa paume, à cause de sa main trop serrée autour de la racine. Et cela la gênait.

Voulant briser la solennité d’un instant qui aurait pu lui dire quelque chose, la femme se retourna en râlant, et balança sans ménagement l’extrémité lourde de la racine dans les flancs du loup qui gisait à ses pieds. À première vue, rien ne se passa sous les buissons.

La deuxième fois que la racine heurta le corps, un cri de protestation retentit sous les feuillages. La fourrure du loup se souleva, comme si l’animal s’était recroquevillé. Soudain la tête de la bête se dressa, chancelante, à environ un mètre au-dessus du sol. Lentement, elle se mit à basculer, comme en proie à un bâillement interminable, si spectaculaire qu’à un moment on aurait cru que la nuque du loup allait se briser à force de se renverser ainsi, dans un angle de plus en plus absurde.

C’est à ce moment-là qu’apparut, sous la gueule du loup, une tête humaine pleine de contradictions.

Le visage était jeune et terne, malgré son teint cuivré, déjà marqué de fines rides au front et aux commissures des lèvres. Une tignasse brune, qui serpentait jusqu’au bas du dos, grisait précocement par endroits. Le jeune homme garda un temps les paupières serrées. Quand il les ouvrit, il posa sur la sorcière des yeux qui ressemblaient à deux pièces d’or trouées par le milieu.

La vieille femme éclata sans attendre :

― Bah. Je savais bien que t’étais là. Depuis hier soir, faites un tel boucan qu’on s’entend plus respirer. Qu’est-ce t’as à traîner par là, avec l’autre puante ? M’a dit que z'étiez amis, ha ! T’en es pas là, j’espère ?

Sans répondre, le jeune homme balaya l’espace d’un regard flou, jusqu’à se poser sur la masse molle de vêtements de Bell qui traînaient encore un peu plus loin, avant de refermer les yeux. Les effluves de l’haleine chargée de la sorcière avaient commencé à envahir l’espace. Une nausée vint retourner ses organes.

― C’est à toi que je parle, Loup. T’as pas perdu ta langue, que je sache ?

Pour toute réponse, il se pencha et vomit tout ce qu’il avait sur le cœur, sans s’arrêter, pendant de longues minutes. La sorcière s’appuya de tout son poids sur sa racine pour s’asseoir par terre et attendre la fin du processus, sans se départir de son habituelle grimace de dégoût. Quand il eut fini, Loup se mit à rire. Un rire nerveux qui partait du ventre et le secouait sans bruit, qui se confondait avec une toux. Le genre de rire irrésistible qui nous prend aux enterrements.

― Arrête de rigoler bêtement ou je trouve autre chose pour t’éloigner. Qu’est-ce t’as fait pour être dans c’t’état ?

― J’ai avalé un truc pas net.

Et il se remit à tousser, cachant dans sa main la dernière trace du sourire qu’il ne parvenait pas à effacer. La sorcière fouillait le visage du jeune homme d’un air grave, son œil jaune presque sorti de son orbite, cherchant l’insolence ou le mensonge. Mais Loup cessa de tousser et soutint son regard en adoptant une expression parfaitement insipide. Ne trouvant rien à en tirer, la sorcière cracha dans le tas de vomi qu’il y avait entre eux.

― Qu’est-ce que tu fais dans les parages ? Je t’avais dit de déguerpir.

― Visite de courtoisie. Je passais par là. J’étais pas sûr que tu m’aies oublié alors je suis venu voir.

Après ça, il fallut bien respirer, et l’odeur entre eux lui fourragea le cœur. Par sécurité, il recula pour s’adosser au tronc de l’arbre qu’il avait derrière lui, et y posa sa tête.

― J’ai jamais voulu de toi.

― Je sais, maman.

― De toute façon t’aurais mal tourné. Si je t’avais pas transformé en loup. Ou tu serais mort. Là au moins tu pouvais te débrouiller seul. Les loups savent toujours se débrouiller seuls. Pour sûr, je t’ai sauvé la vie.

― Je sais pas, maman.

― Tu sais pas, tu sais pas, tu sais rien. Tu me connais pas. Et arrête de m’appeler de c’nom, i'me pousse des champignons à chaque fois.

Loup se contenta de fixer le vomi d’un œil morne. C’était plus apaisant que de regarder la vieille.

― T’es venu me voler une potion pour redevenir humain, c’est ça ?

― Quelque chose comme ça, répondit-il, pour faire court, et parce qu’il aurait eu du mal à s’expliquer.

Comme il évitait de croiser son regard, elle en profita pour l’étudier, cherchant dans l’attitude maussade qu’il avait adoptée les réponses aux questions qu’elle ne poserait jamais.

― Tu t’es souvenu de ça ? finit-elle par demander, si bas qu’elle faillit s’étrangler.

Loup se contenta de hausser les épaules, les yeux rivés sur une minuscule fleur bleue qui poussait au milieu des ronces.

― Y a rien à tirer de toi, conclut la sorcière, en soufflant son haleine tout autour d’elle. Fais voir, là, ce que t’as avalé. Tu peux vraiment rien faire tout seul. Ouvre la bouche.

Elle s’était penchée par-dessus le vomi comme s’il s’agissait d’un parterre de fleurs. Loup ouvrit la bouche obligeamment et attendit.

― Plus grand, comment tu veux que je voie quoi que ce soit ?

Il ouvrit plus grand, elle y jeta son regard jaune en relevant la tête sous ses mèches rigides, avec une grimace qui lui faisait le visage bouffi et faux d’un diable de carnaval.

― Qu’est-ce tu ramènes comme saleté, ici ? Pas de ça chez nous. T’as attrapé ça où ? Ça vient de l’autre, je suis sure.

« Nous », elle avait dit « nous ». Loup n’eut le temps que de le remarquer, mais pas celui de se demander à qui ce « nous » pouvait bien renvoyer. Ganieda fit un geste de la main, et une douleur lancinante traversa la gorge du jeune homme à plusieurs reprises. Il porta une main à son cou en faisant un effort pour garder la bouche ouverte. Le crabe sortit en remuant. À sa vue, un frisson glacé lui parcourut l’échine. La sorcière tenait le crabe en suspension dans le creux de sa main, elle le leva à hauteur de visage et l’étudia avec attention, sans plus tenir compte de Loup qui se massait la gorge et suivait l’opération à la dérobée. Au bout d’un temps, une flamme apparut entre les doigts décharnés de la vieille femme, grandit, enveloppa la bête, se dressa longue, bleue, redoutable, puis s’éteignit. Le crabe n’était plus.

Un moment passa sans qu’aucun d’entre eux n’ose regarder l’autre. Puis Loup braqua ses yeux-lampes sur la figure de la sorcière, et prit la parole, la voix basse et quelque peu rauque, chargée de colère, de reproche, de lassitude :

― Pourquoi est-ce que tu as métamorphosé Bell ? Elle t’avait rien fait.

― Qui ? éructa la sorcière.

― Bell. Mon amie.

― T’as pas d’ami, grogna-t-elle.

Et elle s’arrêta là, comme si cette affirmation invalidait la question du jeune homme.

― Réponds, insista-t-il, imperturbable.

― Est-ce qu’elle sait qui tu es ? Tu lui as dit ? Parce que si elle avait su, sûr qu’elle se dirait pas ton amie.

Cette fois-ci, Loup ne put cacher son trouble et ne répondit pas tout de suite. Ses traits se défirent, ses yeux glissèrent sur le côté, sur la minuscule fleur bleue qu’on voyait à peine pousser dans l’ombre. Il fallait peu de choses pour le déstabiliser.

― Tu vois. Tu sais que j’ai raison, déclara la sorcière tirant ses lèvres gercées pour laisser apparaître ses dents jaunes.

― J’étais pas sûr.

― Tu parles. T’as meilleure mémoire que tu veux nous faire croire. Sinon tu serais pas là. T’aurais pas dû l’amener ici. On veut pas de fouineuse.

Loup tenta de reculer encore pour n’avoir pas à respirer l’haleine brûlante de la vieille femme, mais il y avait un tronc d’arbre derrière lui. S’éloigner discrètement n’était plus possible. Alors il reprit la lutte.

― Dis-moi en quoi est-ce que tu l’as métamorphosée, et où est-ce que tu l’as envoyée, relança Loup, le souffle court.

Sa voix tremblait comme une feuille morte, mais son regard ne quittait plus la sorcière. Celle-ci détourna la tête et d’un coin de lèvre, laissa paraître un demi-sourire exaspérant.

― D’ici à ce que tu la retrouves, elle t’aura oublié, gronda la sorcière.

Un rouge-gorge siffla sous les ramées. Les arbres, sans avoir rien suivi de l’échange entre la sorcière et le jeune homme, conversaient paisiblement. Loup ne trouva rien à répondre.

― Maintenant, sors de ce territoire, murmura-t-elle.

Loup s’appuya sur une branche basse et se leva, balançant la peau du loup sur une épaule. Il s’en était déjà allé quand elle le héla :

― Tiens, pis habille-toi. Doit y avoir des vêtements d’homme dans la bicoque, je sais plus à qui c’était. N’a pas idée de se balader tout nu à c’t’âge-là. Tu refermeras la porte, y a des humains qui rôdent !

Sans se retourner, il remercia d’un geste de la main et se dirigea vers la cabane.

 

 

La porte était ouverte et grinça sur ses gonds quand, d’un coup de pied, il la poussa pour entrer.

Il n’y avait qu’une pièce et elle était d’une saleté repoussante. Dans un coin en face de l’entrée se trouvait un tas de vêtements et de tissus. Il fouilla un instant avec des gestes maladroits et nerveux, avant d’en tirer quelques vieilleries qui feraient l’affaire, et s’habilla au petit bonheur. Il avait perdu l’habitude de ce genre de rituels. Dès qu’il fut à peu près satisfait, il leva les yeux et balaya la pièce du regard.

La cheminée était allumée. Dans l’âtre, les braises diffusaient une chaleur douce. Un chaudron y somnolait en émettant un sifflement aigu. Un hérisson sortit le nez timidement de sous un meuble bancal où s’entassaient des bocaux. La vaisselle usagée recouvrait toutes les surfaces. Les livres s’empilaient en vrac sur les étagères, sur les chaises, ainsi que sur le fauteuil, où un petit chat noir sommeillait couché sur le dos, dans une posture grotesque, tête en arrière et pattes en l’air. Des pattes blanches qui lui faisaient comme des chaussettes.

― Toi alors ! Quand on te confie une mission, bonjour la réussite.

Il s’était approché de Crapouille dans un soupir amusé, et la réveilla d’une chatouille dans le duvet tendre de son ventre. La chatte réagit sur-le-champ. Elle sortit les griffes, saisit la main intruse de ses quatre pattes blanches, mais se contenta de les poser là, sur cette peau étrangère et familière à la fois. Loup s’accroupit face à elle de manière à ce que, en se relevant, Crapouille croise son regard. Ils demeurèrent face à face un instant sans bouger, jusqu’à ce que la chatte en s’étirant vienne frotter sa tête sous le menton du jeune homme, qui répondit d’une caresse rapide et un peu raide. Sans attendre, il se retourna vers un placard en bois, tordu, court sur pattes et gris de poussière, qui siégeait près du fauteuil.

― Allez, Crapouille, on a assez dormi, tous les deux.

La porte était restée entrouverte. Il l’ouvrit bien grand et s’installa en face de deux étagères encombrées. Crapouille eut un miaulement insatisfait, mais sauta à terre et le suivit sans hésiter. Elle posa ses deux pattes avant sur le bord du meuble, et eut l’air d’en étudier le contenu avec attention.

Un grand nombre de fioles y était entreposé. Certaines étaient vides ou à demi-vidées, laissées en vrac sur l’étagère du bas. D’autres s’alignaient, pleines de liquides plus ou moins visqueux, dont les couleurs variaient du bleu ciel au noir intense, en passant par un verdâtre terreux des plus suspects. Avec des mouvements gauches, Loup saisit un premier flacon parmi ceux qui étaient verts, l’observa à la lumière de la fenêtre encrassée, le trouva un peu trop clair, et le remit à sa place, le plus délicatement possible. Il bouscula deux autres flacons au passage, les prit tous les deux, renouvela l’opération. La potion que contenait l’un était de la bonne couleur, mais trop épaisse. Il la reposa dans le placard, sans rien renverser, cette fois. Dans l’autre, la potion était plus fluide, vert bouteille, avec de fines bulles qui ne cessaient d’apparaître, de s’accrocher à la paroi de verre, et de remonter mollement à la surface. Pour s’assurer que c’était la bonne, il fallait encore retirer le bouchon de liège, et l’opération promettait d’être compliquée. Ses doigts étaient gourds. Il dut laisser la fiole dans le placard, se frotter vigoureusement les mains pendant un temps afin que le sang atteigne l'extrémité de ses doigts. Il s’y prit à plusieurs reprises avant de parvenir à extraire le bouchon. Quand il y arriva, il sentit l’odeur fraîche et piquante à laquelle il s’attendait. Satisfait, il eut envie de partager sa fierté avec quelqu’un.

― On essaie sur toi, pour vérifier ? murmura-t-il à l’adresse de la chatte.

Crapouille n’eut pas de réaction et continuait d’observer l’intérieur du placard, sans oser y mettre la patte. En l’absence de réponse, Loup laissa échapper un souffle court et saccadé qui pouvait être le début d’un rire ou d’un soupir. Il reprit son sérieux avant même que l’écho de cet éclat ne s’estompe, et chercha dans ses vêtements une poche où glisser la fiole, avec d’autant plus de lenteur qu’il était encore gauche avec ses mains humaines. D’une caresse sur la tête, il détourna l’attention de Crapouille, encore absorbée par le placard, ses odeurs et ses couleurs.

― Tu viens ?

Quatre pattes blanches se posèrent une à une sur le bras qu’il leur tendait, et la chatte se percha sur l’épaule de Loup. Il repoussa la porte du placard pour laisser croire que rien n’avait été volé. Ganieda ne tenait pas le compte de ses potions, et se moquait éperdument de ce qu’il faisait, de toute façon. Il zigzagua au milieu du bric-à-brac qui jonchait le sol, attrapa au passage la peau de loup inerte qu’il avait laissée sur le tas de vêtements, et s’appliqua à bien refermer la porte, le plus silencieusement possible, se débattant quelque temps avec la poignée rouillée.

 

 

Loup avait emmené Crapouille à l’endroit où Bell et lui avaient dormi. Le sac et la cape n’avaient pas bougé. Il saisit la pince à épiler qui brillait par terre, enfila la cape et mit le sac sur son épaule. Il restait des vêtements sur le sol, là où Bell avait subi la métamorphose. Loup les ramassa, les roula en boule avec précaution, et les rangea dans le sac à dos. Après réflexion, il déposa la fiole au milieu des habits. Puis il regarda autour de lui pour vérifier qu’il n’avait rien oublié. Crapouille, à ses pieds, jouait de la patte entre les herbes et la mousse, comme si elle chassait les vers de terre.

― Viens, Crapouille, il faut qu’on y aille.

Il avait dit cela sans y penser, pour éviter de recroiser sa mère, mais n’avait aucune idée du chemin à prendre. La chatte leva la tête vers lui et répondit par un miaulement intrigué. Elle reposa sa patte par terre en le regardant de ses yeux verts. Loup revint sur ses pas. Il lui suffit de remuer quelques vieilles feuilles affinées par l’hiver pour tomber sur de larges empreintes, encore fraîches et profondes. Pas des mains, des pattes de loup.

― Bien joué.

En soulevant les feuilles mortes, il était tombé sur la dent de loup que portait Bell, celle qui lui permettait de parler aux animaux. Il l’enfila autour de son cou.

― Tu vois que tu sers à quelque chose, finalement, fit-il à mi-voix, en ébouriffant le poil brillant de Crapouille.

― Quand est-ce qu’on rentre ?

― On retrouve Bell d’abord.

― Elle est où, Bell ?

― C’est bien le problème. On n’a pas beaucoup de temps.

― Pourquoi ?

― Parce que si on ne la retrouve pas rapidement, elle va se prendre pour une louve et oublier qu’elle a été humaine.

N’ayant pas d’avis sur le sujet, Crapouille se contenta de scruter le dessous des feuilles qui bougeaient. Mais tout bougeait, dans cette forêt, tout était l’occasion d’un jeu, ou d’une chasse. Les arbres fredonnaient, les branches frémissaient, les oiseaux gazouillaient. Comment Crapouille aurait-elle pu prendre les paroles de Loup au sérieux ?

― Par là.

Quelqu’un d’autre avait prononcé ces mots, une voix grave et sèche que Loup reconnaissait. Il regarda autour de lui, leva la tête vers les cimes, et la vit, sur une branche, avec son poitrail éblouissant sous les ramées sombres, qui clignait des yeux à bonne distance.

― Par là, insista la pie.

Elle indiquait un chemin qui s’enfonçait vers l’Est, au-delà de la montagne. Un de ces chemins de rôdeurs des forêts, qui sinuait savamment au milieu des arbres.

― Merci, la pie !

― Pas de quoi.

Et elle s’envola dans un froissement d’ailes. Loup la héla avant qu’elle disparaisse.

― Tu veux pas rester avec nous ?

Mais l’oiseau n’était déjà plus visible.

― C’est parce que tu te moquais d’elle quand elle était blessée, fit Crapouille au bout d’un temps, en se léchant les babines.

― Je ne me suis pas moqué ! se défendit Loup.

Puis soudain, le souvenir lui revint : la pie coincée entre les dents du chat.

― Et c’est toi qui as essayé de la manger, ajouta-t-il alors, d’un ton légèrement triomphant.

― Je jouais !

― N’empêche, elle est partie.

― Pas de bol.

― Ha !

― Tu veux que j’attrape une autre pie ? J’ai faim, en plus.

― T’as tout le temps faim. Il faudra attendre, on doit partir tout de suite, Ganieda peut revenir et il faut retrouver Bell.

― Prends-moi dans tes bras…

― J’ai trop de choses à porter, déjà. En plus, tu devais chaparder de la potion de santé dans la cabane, pour Bell, et une potion pour moi, pour que je redevienne humain, et t’as oublié.

Crapouille s’arrêta un moment, visiblement égarée par ce flot d’informations. Dans la broussaille de la forêt, on ne voyait plus que ses pattes blanches sur le sol, et la pénombre des feuillages dissimulait le reste de son corps. Elle réalisa soudain, ses yeux s’arrondirent :

― Ah ! je devais trouver des fioles !

― Laisse tomber, c’est pas grave. T’aurais pas su les identifier, de toute façon.

― Bah oui, confirma Crapouille avec raison. Allez, laisse-moi monter, j’ai mal aux coussinets !

Ils se taquinaient à mi-voix tout en s’enfonçant dans la forêt, jusqu’à ce que Crapouille obtienne de ronronner dans les bras de Loup pendant une bonne partie de l’après-midi.

 

 

L'ombre du soir grignotait la montagne. Crapouille et Loup n’étaient pas sortis de la forêt qui recouvrait le Pic du Grand-Merle. Aucun chemin ne les guidait, des arbres anciens commentaient leur avancée par des vibrations souterraines, qui se répercutaient en cercles ondulatoires à chacun de leurs pas, faisaient fuir les peureux, intéressaient les curieux. Loup était conscient du désordre que leur passage générait. À mesure que la forêt s’épaississait, elle devenait de plus en plus causante. Crapouille et lui s’étaient tus, rendus humbles par la proximité de cette sagesse qui leur échappait à tous les deux. Loup veillait à l’endroit où il posait ses pieds nus, afin de ne pas irriter la forêt. Mais alors que l’obscurité envahissait les sous-bois, scruter l’humus lui demandait de plus en plus d’efforts. Crapouille ronronnait, les yeux mi-clos, les deux pattes avant posées sur l’épaule de Loup et sa tête enfouie sous ses cheveux en bataille. Loup la tenait sans y penser, et sa main jouait machinalement dans l’épaisseur de sa fourrure. Elle n’était pas lourde, son poids et sa chaleur le réconfortaient. Elle n’était pas lourde au point que la porter lui donnait l’impression paradoxale de se sentir plus léger, moins cassé, moins coupable, plus triste, aussi. D’une tristesse qu’il se serait dissimulée s’il avait été seul, ou qu’il aurait changée en colère. Mais on n’est pas en colère avec un chat qui ronronne dans le creux de son cou.

Il faisait froid, Loup ne se souvenait pas d’avoir eu si froid. Avant la tombée de la nuit, il s’arrêta dans une clairière assez vaste, déposa Crapouille à terre, et entreprit de faire un feu. Il ramassa des branches sèches, puis exhuma un briquet du fond du sac de Bell. Il s’y reprit à plusieurs fois avant de comprendre comment l’allumer. La flamme apparut, vacillant paisiblement au creux de son poing. Il avança un morceau d’écorce de bouleau qu’il avait arraché d’un tronc. La flamme se pencha mollement et lécha l’écorce. Quand le feu eut pris, Loup l’approcha du tas de bois. Une douce chaleur irradiait et réchauffait son corps raidi par le froid et la marche.

― La sorcière va savoir que tu fais un feu, fit Crapouille, au milieu d’un bâillement.

― Sans doute, répliqua Loup à voix basse. Elle nous surveille depuis qu’on est partis. Toute la forêt nous observe. Tant qu’on n’abîme rien, je pense que tout ira bien.

Il y eut un silence durant lequel Loup remit le briquet dans le sac de Bell.

― Elle ne s’attend pas à ce qu’on meure de froid, non plus, reprit-il, plus pour lui que pour Crapouille, qui avait déjà oublié de quoi il parlait.

Il se mit à nouveau à fouiller dans le sac.

― On va manger ?

― Il reste du fromage, du pain sec, des pommes, des biscuits. Mieux vaut que tu ailles chasser, à mon avis.

― Je peux avoir du fromage ?

Loup lui en donna un morceau. Crapouille n’était pas décidée à partir en quête de nourriture. Elle s’allongea près du foyer pendant que Loup mâchait sans enthousiasme le pain dur et le fromage sec. Au bout d’un moment, il tira un couteau du sac de Bell, et s’approcha de la lumière du feu de camp, la gueule du loup à la main.

― Qu’est-ce que tu fais ?

― Je veux essayer quelque chose, dit-il, et il se mit à tailler dans la gencive avec le couteau, autour d’une canine particulièrement large.

― Si tu redeviens loup, il te manquera un croc.

Le jeune homme sourit à cette remarque, et poursuivit l’opération sans répondre. Il en avait quelques frissons. Il retira la dent avec une sorte de satisfaction, la rangea précieusement dans une poche du sac à dos, puis s’attaqua à une deuxième canine.

― J’aimerais que Bell soit là, fit Crapouille, ses yeux billes perdus dans les flammes.

Loup ne répondit pas tout de suite, et continua de creuser la gencive avec la pointe de son couteau. Il faillit même ne pas répondre du tout. Au bout d’un moment, il retira la deuxième dent, et la rangea dans le sac avec la première. Il se mit ensuite à rassembler des feuilles pour se faire un matelas, comme Bell l’avait fait avant lui, avec une certaine raideur dans les membres. Il posa sa tête sur le sac à dos, se pelotonna dans la cape et se recouvrit de la peau du loup, sa peau, que d’une main il serrait un peu fort sans s’en rendre compte. Crapouille continuait à regarder les flammes qui lui rappelaient vaguement la chaleur des feux de cheminée de Laëtitia. La douceur de ce passé ressurgit en elle, et elle caressa la terre de ses griffes à peine sorties.

― On va la retrouver, répondit Loup.

Crapouille avait oublié sa dernière réflexion. Elle avait mauvaise mémoire. Si quelque chose lui servait de guide, c’était la douceur. Alors elle se dirigea vers ce grand maladroit qu’elle aimait bien et se coucha contre son visage crispé. À son contact, Loup laissa échapper un soupir très long, comme s’il se dégonflait lentement, comme si l’humus absorbait son corps, par petites bouchées, par mouvements racinaires imperceptibles, et de l’intérieur il entendait les arbres rouler entre eux des notes animales et répétitives, dans un concert sans fin. Une voix épaisse et basse se détachait entre toutes, de plus en plus forte, en plein accord avec les autres, comme un baryton qui se serait glissé sur scène pour proposer son couplet. Il en sentait le souffle chaud se répandre sur son visage, sonore, retentissant. Une patte fine, douce et fraîche se posa sur sa joue.

― Réveille-toi.

Quand il ouvrit les yeux, un ours lui faisait face.

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itchane
Posté le 26/04/2025
Hello Baladine !

On change ici de personnage principal !
Alors comme cela Loup est un humain en fait, je n'y avais pas spécifiquement pensé mais je ne suis pas si surprise, c'était clair qu'il était spécial comme animal : )

Il y a un contre la montre pour retrouver Bell changée en loup. C'est amusant que les deux personnage ne soient jamais loup ou humain en même temps, Bell devient louve mais Loup passe humain, comme en miroir l'un de l'autre.
C'est sympa aussi la cohérence de la dent de loup, c'est vrai que Loup en a besoin d'une maintenant pour parler à Crapouille ^^

C'est vraiment sympa comme retournement, je ne pensais pas être débarrassée du crabe si vite dans le récit. C'est trop bien !
Je pars lire la suite ^^
Phémie
Posté le 05/11/2024
Bonjour Baladine,

Ça c'est du chapitre 13 ! Cela fait déjà plusieurs jours que je l'ai lu. Incapable de le commenter sur le coup, j'ai eu besoin d'un peu de temps. C'est très puissant, très bien emmené ; la fin du chapitre se devine de manière progressive : la nature un peu trop humaine du loup, le fait qu'il est déjà venu ici, le risque que court Bell...

La scène de l'opération, avec ce miroir au pouvoir très spécifique et très original, est également très forte.

Je ne sais pas quel est ton projet pour ce texte, mais je me suis posée la question de la tranche d'âge visée (déformation professionnelle d'ancienne libraire !)

En tout cas très saisissant, bravo.
Baladine
Posté le 06/11/2024
Bonjour Phémie,
Merci beaucoup pour ce commentaire, ça me touche beaucoup :)
Pour la tranche d'âge, j'étais partie sur ado/jeune adulte, quand j'ai commencé à l'écrire, je pensais que ce serait jeunesse sans plus de précision. Maintenant c'est clairement à partir de 12 ans minimum, sinon je risque de perdre les petits en chemin ^^ Qu'en penses-tu ?
A trèèèèès vite (sache que je lis gloutonnement la renaissance des dragons ;) )
Phémie
Posté le 10/11/2024
Bonjour Baladine ! Merci pour ta lecture ^^

Oui, je suis d'accord avec toi, c'est vraiment plus de 12 ans (par exemple, je ne sais pas si tu connais mais les éditions du Rouergue publient quelques textes pour ado riches et surprenants, qui puisent parfois abondamment dans la fable et le conte, comme ceux de Stephane Servent, et on est plutôt sur du 14-16 ans. J'y vois bien ton texte!).
Baladine
Posté le 11/11/2024
Ow je vais regarder ça de plus près, merci beaucoup pour le conseil !
A vite, vite !
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