XI. Dimanche midi

Par _julie_

Élise émergeait lentement de son trop court sommeil. Ses paupières pesaient des tonnes. Dans sa bouche pâteuse, elle avait encore le goût de la bière et des fumées de cigarette qu’elle avait avalés la veille, après le concert. Son estomac semblait lesté de liquides qui faisaient un bruit bizarre quand elle bougeait. La moindre idée de nourriture lui donnait la nausée. Elle examinait ses cernes de vampire à l’aide de la caméra de son téléphone lorsqu’elle a remarqué qu’elle avait six appels manqués. C’est seulement à ce moment-là qu’elle a vu l’heure : treize heures dix-huit. Ses yeux sont devenus gros comme des soucoupes. Non, ce n’était pas possible.

- Manu ! Merde, merde, merde, mais quelle conne !

Élise aimait bien employer des mots grossiers non seulement quand elle pensait mais aussi quand elle se parlait à elle-même. Bondissant hors du lit, elle a enfilé deux baskets dépareillées et un pull par-dessus son pyjama avant de claquer la porte de chez elle sans plus de cérémonie. Sa culpabilité à l’idée d’avoir fait poireauter Manu alors que c’était elle qui lui avait proposé ce rendez-vous décuplait son énergie. Elle dévalait les escaliers en posant un pied toutes les trois marches, cavalait dans les rues et grillait tous les feux rouges. Ses maux de ventre, de gorge et de crâne s’étaient curieusement évaporés face à l’urgence de la situation. A l’entrée du parc Mallarmé, Élise a arrêté sa course folle. Manu n’était pas là. Peut-être avait-il fait demi-tour. Il aurait eu raison. C’était sa faute. Elle ne s’était pas réveillée. Une heure de retard… Quelle conne, mais quelle conne… Évidemment qu’il était rentré chez lui. Ou parti ailleurs. Il devait avoir mille autres choses à faire plus importantes que de l’attendre, elle, Élise, une femme stupide et égoïste qui adorait lui faire perdre du temps. Elle a tenté de l’appeler à plusieurs reprises, sans succès. Elle tombait systématiquement sur son répondeur. Que faire ? Elle hésitait à rentrer. Chez elle l’attendaient une bonne tisane et une série débile. Rien de tel pour se réconforter après une soirée agitée. Mais avant cela, elle voulait quand même vérifier, faire un tour du parc pour en avoir le cœur net. Cette fois, elle ne voulait pas un énième rendez-vous manqué. Élise a fait un tour dans les allées. Les dernières fleurs de printemps jonchaient le sol. Les arbres étaient verts et nets, dépourvus de bourgeons. En levant la tête, elle apercevait le ciel qui oscillait entre le gris et le bleu. Les nuages étaient flous, dilués par la lumière du soleil. Les bancs étaient tous occupés par des couples. La plupart étaient âgés. Il y avait des cannes, des chapeaux, des poussettes et des landaus. Au bout de l’allée, le lac scintillait. Des enfants promenaient des petits bateaux de bois à sa surface. Les parents les tenaient par le blouson pour les empêcher de tomber à force de se pencher. Élise souriait. C’était le mois de mai.

 

C’est là qu’elle l’a vu. Sa carcasse était étendue sur la pelouse, à l’endroit où ils étaient la dernière fois. Ses deux bras maladroits étaient croisés sur son ventre. Il portait des lunettes de soleil un peu ridicules, celles que portent les moniteurs de ski, dont les verres sont convexes pour couvrir l’œil en entier. Il dormait. Élise s’est approchée sans bruit. Il ne se réveillait pas. La tête posée sur son chignon comme sur un oreiller, il était imperturbable. On l’entendait à peine respirer.

- Manu ?

Pas de réponse.

- Manu ?

Pas de réponse.

- Oh, Manu !

A ces mots, Manu a sursauté, et le haut de son crâne est entré en collision avec le menton d’Élise, dont les dents se sont entrechoquées en perçant sa lèvre inférieure au passage. Après quelques minutes de confusion, de « désolé, désolé, vous êtes sûre que ça va », de tâches de sang un peu partout sur les habits, de « c’est pas grave je vous assure, ne vous évanouissez pas », de jambes en l’air pour Manu et de mouchoirs dans la bouche pour Élise, ils étaient assis en tailleur l’un à côté de l’autre. Personne ne savait vraiment quoi dire, ni par où commencer. Pour une fois, c’est Manu qui s’est lancé.

- Vous vouliez me voir, je crois ?

- Oui, parce que vous vouliez me voir, et je n’avais pas répondu.

- Ah oui. C’est vrai.

- …

- Pourquoi n’avez-vous pas répondu ?

- On pourrait se tutoyer, non ?

- D’accord.

- Depuis le temps.

- Ah ça…

- Deux mois ?

- Peut-être.

- Plus.

- Moins.

- Peu importe.

- Je m’ennuyais.

- Pourquoi ?

- Sans vous, je veux dire.

- Sans toi.

- Quoi ?

- On a dit qu’on se tutoyait.

- Ah, oui. Pardon.

- Qu’est-ce que vous avez fait ?

- Je dormais.

- Je sais. Mais avant.

- Avant quoi ?

- Je ne sais pas, moi. Ces deux derniers mois.

- Pas grand-chose.

- Ah.

- …

- Vous… Tu ne me retournes pas la question ?

- Si. Pardon.

- …

- Qu’est-ce que tu as fait, ces deux derniers mois ?

- Pas grand-chose non plus.

- …

- J’ai réfléchi.

- A quoi ?

- Ça n’a mené à rien.

- Alors pourquoi avoir réfléchi ?

- Parce que je ne peux pas faire autrement.

- Si.

- Ah bon ?

- Tu peux dormir.

- Je ne dors pas bien.

- Ça ne m’étonne pas.

- Pourquoi ?

- Tu parles beaucoup.

- Merci.

- Ce n’est pas une critique.

- Alors c’est quoi ?

- Un constat.

- Et alors ?

- Alors tu parles beaucoup. Et tu ne rêves pas assez.

- Tu crois ?

- J’en suis sûr.

- Qu’est-ce que tu faisais, ces deux derniers mois ?

- Je te l’ai dit. Pas grand-chose.

- Et le reste du temps ?

- Je t’attendais.

- …

- Le silence, chez toi, c’est plutôt rare.

- Depuis un mois, tu veux dire ?

- Non. Tout de suite.

- …

- Tu ne réponds pas.

- Je ne sais pas quoi répondre.

- D’habitude, tu trouves toujours quelque chose.

- Avec toi je n’ai pas besoin de parler si je n’ai rien à dire.

- …

- Je suis désolée.

- …

- Je veux dire, pour mon silence. Pendant un mois.

- Ne t’excuse pas.

- Je t’ai blessé ?

- Non.

- Dommage.

- Quoi ?

- Dommage. Que tu n’aies pas souffert.

- Je n’ai pas dit ça.

- Je ne comprends pas.

- J’étais triste. J’ai souffert. Mais je n’étais pas blessé.

- Pourquoi ?

- Parce que je n’avais rien à te reprocher.

- Si. Je n’ai pas répondu.

- Et alors ?

- Alors, ce n’est pas poli.

- …

- Tu m’en veux ?

- Non.

- Pourquoi ?

- Tu avais tes raisons.

- C’est vrai.

- Mais je ne sais pas lesquelles.

- De quoi ?

- Lesquelles de tes raisons.

- Je ne suis pas sûre de le savoir non plus.

- Pourquoi voulais-tu me voir ?

- Tu avais demandé de me voir.

- Tu ne réponds pas à la question.

- Si.

- Non.

- Pff.

- Oui ?

- Je ne sais pas.

- Qu’est-ce que tu ne sais pas ?

- Tout.

- Ça fait beaucoup.

- …

- Qu’est-ce que tu sais ?

- Que je voulais te voir.

- Pourquoi ?

- Bonne question.

- …

- Et toi, pourquoi es-tu venu ?

- Tu voulais me voir.

- Parce que tu voulais me voir.

- Tu renverses la situation.

- Non. Tu tournes autour du pot.

- Toi aussi.

- Je ne sais pas. Je te l’ai dit, je ne sais rien.

- Qu’est-ce que tu sais ?

- Que je voulais te voir.

- Tu me l’as déjà dit. Qu’est-ce que tu sais d’autre ?

- Que je suis perdue.

- Ça tombe bien. Moi aussi.

- Je suis malade, en plus.

- Qu’est-ce que tu as ?

- Je ne sais pas. Une grippe. Un rhume.

- Ou la gueule de bois.

- Je tousse.

- Et moi j’éternue.

- Tu as d’autres mouchoirs ? Celui-ci est trempé de sang.

- Tiens.

- Merci.

- C’est bizarre.

- Quoi ?

- Tu n’as plus peur de mon sang.

- Je me suis habitué.

- Tu crois que c’est comme ça à chaque fois ?

- Quoi ?

- La première fois on a peur, après on s’habitue.

- Probablement.

- Tu avais peur de moi ?

- Quand ?

- Au début.

- En quelque sorte, oui.

- Et après ?

- Je me suis habitué.

- Tu crois que je vais m’habituer ?

- A quoi ?

- A nous.

- Nous ?

- Oui. Nous.

- Nous deux ?

- Nous deux.

- C’est quoi, nous deux ?

- Je ne sais pas.

- Pas encore.

- Est-ce qu’on le saura un jour ?

- Je ne sais pas.

- Qu’est-ce tu veux ?

- Que tu sois là.

- Moi aussi.

- Je peux t’embrasser ?

- Je suis malade.

- Moi aussi.

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