Manu n’était pas franchement emballé à l’idée d’aller au concert de Freaks Bottom. Comme souvent, c’était le Co qui l’y avait traîné. A l’instant même où Manu a pénétré dans la fosse, il a compris que la soirée serait longue. Lui qui ne jurait que par John Lennon allait devoir supporter de se faire trouer les tympans pendant deux heures par du heavy metal au milieu d’hommes chevelus, couverts de tatouages et de maquillage noir. Antoine, au contraire, paraissait surexcité. Il se frayait sans gêne un chemin entre les spectateurs pour être au plus près de la scène tout en débitant un flot ininterrompu de paroles, adressé avant tout à lui-même : « tu vas voir tu vas kiffer ils sont géniaux c’est des bêtes de scène et le public est très réceptif en général enfin ça va secouer si tu vois ce que je veux dire on va être en plein milieu des pogos c’est parfait j’espère que t’as l’habitude de ce genre de trucs eh mais suis-moi t’es à la ramasse là allez avance on s’en fout avance quand même plus que vingt minutes avant que ça commence ah ça va être le feu »… Dévisageant le public puant l’alcool et la testostérone, Manu regrettait de ne pas avoir été bâti en largeur plutôt qu’en longueur. Il dépassait tout le monde d’une tête, mais il sentait qu’au moindre coup de coude d’un de ces messieurs, il s’écroulerait et se ferait piétiner. Il regardait la scène d’un air morne. Les instruments étaient déjà installés. Des micros, des guitares électriques, une batterie. Manu a jeté un coup d’œil à son téléphone pour la centième fois de la journée. Aucune notification d’Élise. Il ne savait pas pourquoi il avait encore de l’espoir après un mois de silence radio. Il l’avait relancée plusieurs fois, au cas où son message ne s’était pas envoyé ou qu’elle avait oublié de répondre après l’avoir lu. Toutes ses tentatives s’étaient soldées sur un échec cuisant. Il en était plus triste que blessé. Il n’y avait pas de colère en lui, simplement cette certitude : Élise aurait pu être une des plus belles choses qui lui soit arrivé. A défaut de la revoir, il passait désormais ses soirées avec le Co et sortait beaucoup plus qu’avant. Il ne savait pas pourquoi il avait ce besoin. Les fêtes se ressemblaient et ne célébraient rien. Il n’y avait aucune raison d’être heureux. Manu flottait donc depuis plusieurs semaines dans un vide léthargique, plus passif que jamais, en dépit des promesses qu’il s’était faites. Son chignon était toujours aussi croulant, et ses lunettes glissaient toujours le long de son nez. Autour de lui, les bavardages s’éteignaient pour laisser place à des appels gutturaux : « Friksse Bo-tomme ! Friksse Bo-tomme ! ». Au bout de quelques minutes à faire mousser l’impatience et l’enthousiasme des spectateurs, le groupe de musiciens a surgi des coulisses dans un tonnerre de hurlements, de rugissements et d’applaudissements. Sans transition aucune, ni même un bonsoir, les métalleux ont fait couiner les guitares et tabassé la batterie. Ils dépensaient une énergie surprenante à secouer leurs cheveux dans tous les sens. Manu avait l’impression d’entendre des centaines de casseroles s’écrouler pêle-mêle sur le carrelage d’une cuisine. Les enceintes décuplaient le bruit de ferraille et les cris gutturaux des chanteurs. La foule poussait dans le dos de Manu pour se rapprocher de leurs idoles. Il se sentait compressé entre des bras et des tee-shirts trempés de sueur. Les chanteurs ont alors braillé quelques mots en anglais en agitant frénétiquement leurs index. Perplexe, Manu les fixait d’un air niais. « En cercle, en cercle ! » a hurlé Antoine dans son oreille gauche. Manu s’est exécuté sans poser des questions. Il a reculé le plus possible, écrabouillant les gens derrière lui. Dans la fosse, un énorme espace vide venait d’être créé. Il était au premier rang du cercle qui venait de se former. Un vent de panique lui tordait le ventre.
- Qu’est-ce qu’on est censés faire ?
- Tu cours au centre au signal ! a crié le Co, la joue écrasée contre une aisselle.
- Quel signal ?
Manu n’a jamais eu de réponse. Une pression énorme de mains et de torses contre de son dos l’a fait trébucher, tandis que les gens se précipitaient au centre de l’espace vide. Manu s’est rattrapé juste à temps à une épaule inconnue. Le public sautait frénétiquement et se bousculait. Manu recevait en pleine figure des coudes et des bras. Ses pieds ne touchaient plus le sol ; il écrasait des paires de chaussures en priant pour rester debout. Il se voyait déjà créer un effet domino de chutes en cascade, il serait jeté en prison, responsable de la mort de dizaines de personnes dans un concert d’artistes qu’il n’aimait même pas, ce serait quand même dommage comme fin. Son instinct de survie reprenant le dessus, Manu a fini par comprendre qu’il ne servait à rien de résister, mieux valait suivre le mouvement de la foule, comme celui des vagues de l’océan Atlantique – malheureusement, il avait peu d’expériences dans ce domaine, l’eau était trop froide là-bas. Il sautait avec un léger cran de retard, mais il respirait mieux et les contacts avec les autres corps étaient moins douloureux.
C’est là qu’il l’a vue. Rouge et essoufflée. Elle s’était avancé vers la scène à la faveur du pogo. Ses cheveux étaient ébouriffés, mais ils avaient défrisé et retrouvé leur texture naturelle, hésitant entre la raideur et l’ondulation ; certains s’étaient égarés dans sa bouche. Elle secouait la tête dans tous les sens, le bras levé, la main bougeant en rythme. Ses yeux étaient tout brillants. Ses colliers s’étaient emmêlés, l’un des fermoirs avait glissé sur sa gorge. Elle était l’une des seules femmes présentes. Son tee-shirt était trempé de sueur, la sienne et celle de tous les autres. Elle était prise dans la foule, incandescente, absorbée par la musique. Elle n’avait plus de reflets verts mais des reflets rouges, celui des projecteurs sanglants. Leurs regards se sont croisés et leurs bouches ont souri : « Vous, ici ! ». Ils n’ont pas pu échanger davantage. La foule féroce était semblable à une mer déchaînée, elle avançait, se retirait, se jetait en avant et en arrière, les gens se croisaient et se séparaient dans un méli-mélo de corps et de souffles brouillés. Élise et Manu s’arrachaient quelques regards hagards et des sourires épars avant de disparaître l’un à l’autre, noyés dans la multitude. Ils suivaient la danse convulsive du public, les sauts et les carambolages, mais ils étaient emplis d’une douceur antithétique, celle de deux cœurs siamois en milieu hostile. En voyant Élise, Manu s’était senti brusquement apaisé et soulagé. Décidément, la vie mettait un point d’honneur à les ne pas les séparer.
*
A la fin du concert, les tympans bourdonnants, Manu s’est précipité à la sortie. Élise s’était volatilisée au milieu de la foule. Sa petite taille, comparée à celle la marée masculine qui l’entourait, la rendait d’autant plus difficile à repérer. Manu surplombait les spectateurs ; sa carcasse se faufilait avec difficulté, et son cou se dévissait pour tenter d’apercevoir une silhouette féminine. Parmi les voix graves et rauques des fins de concert, il cherchait des notes aiguës, un indice, n’importe quoi, qui aurait pu le mettre sur la piste de la disparue. Lorsqu’une main lui a tapoté l’omoplate, il a violemment sursauté.
- Ah, t’es là ! J’t’ai cherché partout ! a lancé Antoine, dont le timbre évoquait un collégien en pleine mue.
Manu n’a pas répondu, déçu que la main dans son dos appartienne à son Co.
- On prend un verre ?
- Non, désolé, je suis fatigué, a marmonné Manu en souriant à son écran.
Élise lui avait répondu.