XI/ La fin de la nuit

Nise Munefusa avait perdu tout espoir. Il était maudit, il en était certain.

La mokuto se dressait devant lui, grande construction de bois qui prenait à ses yeux des allures de pierre tombale. Il n’était qu’à quelques mètres de la porte d’entrée légèrement entrouverte et il pouvait entendre, malgré le vacarme de la pluie et du tonnerre, les nombreux hurlements de douleurs provenant de l’intérieur. Nise Munefusa aurait pu s’enfuir. Il n’aurait pas hésité avant. Tout son instinct lui criait de foutre le camp, de rejoindre les siens, d’oublier ce monde de la nuit qui ne voulait que sa perte. 

Pourtant, il se tenait là, réfléchissant sans cesse aux dernières paroles d’Ayana. 

« J’ai besoin de vous, Munefusa. Ne le voyez-vous pas ? Seul vous en êtes capable. »

Ces simples mots l’empêchaient de partir, d’abandonner Ayana et les enfants à leur sort, face à la malice de la Famille et les lames de Bojin. Qu’avait-elle voulu dire ?

Il aurait pris sa fuite s’il se pensait inutile. En quelques secondes, sans aucune hésitation, il aurait filé parmi les bambous et l’obscurité, courant à toute allure pour s’éloigner de ce monde de monstres même s’il savait que ses chances de survie étaient pratiquement inéxistantes dans la noire forêt. 

Pourtant Ayana avait assuré que lui, poète trouillard et sans atouts, pouvait l’aider. C’était la malédiction que lui avait lancé le kasha.

La vision d’un crapaud apparut fugacement dans son esprit, et Nise Munefusa pénétra dans le bâtiment en lâchant un juron bien indigne pour quelqu’un de son rang.

 

 

 

 

Ayana avait atteint la salle du bouddha. Rien n’avait changé, de la statue en larme au milieu de la large pièce vide et soutenant le toit comme un pilier, aux enfants regroupés aux pieds du bouddha, recroquevillés et tremblants.

Bojin se tenait à quelques mètres devant Ayana, légèrement courbé en avant comme un prédateur s’apprêtant à bondir. Son bras gauche violacé pendait le long de son corps, et son bras droit tenait un poignard couvert de sang. Son corps musculeux était couvert de sueur, tous ses muscles crispés sous la tension, annonciateur de l’attaque à venir. Il parla tout-de-même d’une voix assurée :

« Alors Ayana ? Que vas-tu faire maintenant ? Te battre avec moi… ou avec eux ? »

Toute l’attention de Bojin était dirigée vers les deux ombres menaçantes qui se tenaient devant le groupe d’enfants, comme deux sentinelles démoniaques. 

L’un était un géant portant un immense panier dans son dos. Ce kami-kakushi fixait Bojin d’un regard meurtier, ses deux poings refermés comme deux massues de chair. Ses muscles étaient si bombés qu’ils distordaient sa peau grêleuse.

À sa gauche volait une immense tête de femme. Ses cheveux noirs filandreux semblaient flotter sur son crâne comme si elle était sous l’eau. Ses lèvres bleuâtres étaient figées dans un sourire douloureux qui laissaient apparaitre ses dents noires comme du charbon. Ses yeux bleus ne regardaient pas Bojin mais Ayana. Il n’y avait pas de haine ou de colère dans le regard du ôkubi, mais une émotion indescriptible qui mit Ayana mal à l’aise.

« Alors Ayana ? répéta Bojin. Si je gagne, les enfants sont morts. Si la Famille gagne, ils seront retenus ici pour l’éternité. À moins que tu aies un nouveau plan miraculeux ?

— Tu parles beaucoup pour quelqu’un de si épuisé, » répliqua le kasha.

Avant tout, il faut que j’éloigne les enfants d’ici, le plus vite possible.  Ayana s’approcha légèrement, se mettant à côté de Bojin comme à un compagnon d’arme. Bojin railla : 

« Donc tu préfères t’allier avec moi ? Ai-je donc l’air si puissant ?

— Ce n’est pas ça.

— Ce sont ces deux yokais qui te terrifient, n’est-ce pas ?

— La ferme.

— Après tout, ils ne veulent que protéger leurs enfants… 

— La ferme !

— Es-tu prête, Ayana ? Il est l’heure d’honorer la mémoire de tes parents… en en tuant deux autres ! »

Bojin s’élança vers le kami-kakushi. Le géant brandit un de ses poings tandis que l’ôkubi s’éleva dans les airs, regardant Bojin comme un oiseau de proie. Ayana resta au même endroit, examinant la scène.

Le géant abattit son poing et perça le sol, là où se trouvait Bojin une demi-seconde plus tôt. Le mimichiri-boji avait esquivé tout en donnant un coup de poignard latéral qui entailla la main du kami-kakushi. Bojin jura et bondit pour éviter un nouveau coup dévastateur du géant.

Le kami-kakushi grogna quand il reçut une nouvelle entaille à son bras. Il donna un large coup de pied qui fendit l’air comme une faux, mais Bojin était plus rapide. Il évita tout en tailladant à nouveau la chair du géant. 

Ayana comme l’ôkubi observaient le combat sans bouger. À chaque coup du kami-kakushi le sol tremblait sous l’impact. Bojin esquivait toujours, punissant son adversaire d’une coupe précise sur son corps. Mais chaque blessure était superficielle, et le mimichiri-boji évitait à chaque fois le coup de très peu, son corps couvert de sueur, sa respiration de plus en plus haletante.

Ayana se demanda pourquoi il n’osait pas attaquer le géant plus directement, sectionnant ses points vitaux plus en profondeur. Elle remarqua alors que Bojin ne cessait de surveiller la tête volante du coin de l’œil. L’ôkubi attendait la moindre ouverture pour se jeter sur Bojin et le déchiqueter : le mimichiri-boji devait se battre contre l’un tout en surveillant l’autre.

Ayana commença à se courber, prête à intervenir. Le géant hurla quand Bojin lui trancha quelques doigts, et donna un coup de pied vertical aussi tranchant qu’une hâche. Bojin esquiva in extremis et fut forcé de reculer, à court de souffle.

Il remarqua au dernier moment qu’il avait perdu la tête flottante de vue. Il bondit sur le côté par instinct : l’ôkubis’écrasa sur le sol pile là où il se trouvait. Bojin hurla de colère, faisant volte-face et donnant un coup d’estoc sur la tête, perçant son œil droit. 

L’ôkubi hurla de douleur quand la lame s’enfonça à moitié dans son globe oculaire. Mais au lieu de reculer elle s’avança brusquement, surprenant Bojin qui perdit l’equilibre. Il ne put alors éviter le coup de poing dévastateur du kami-kakushi qui le propulsa à l’autre bout de la pièce, s’étalant sur le mur.

Bojin grimaça de douleur et chercha à se relever. Une ombre gigantesque le recouvra. Il dégaina son autre poignard quand il vit le poing du géant s’abattre sur lui. Le mimichiri-boji hurla et roula sur le côté, évitant le coup de justesse. 

Mais pas le deuxième. 

L’autre poing du géant le frappa au torse, clouant Bojin au sol. Il cracha du sang, incapable de s’échapper, sentant plusieurs de ses os se briser en mille morceaux sous la pression du géant. Le kami-kakushi aurait pu achever Bojin si un hurlement strident provenant de derrière lui ne l’avait pas figé dans son élan. Il se retourna.

L’ôkubi criait de douleur, agitant sa tête dans tous les sens, s’élevant dans les airs. Le corps félin du kasha s’aggrippait à elle, ses griffes plantées dans l’œil gauche. Le kami-kakushi comprit qu’Ayana s’était approchée du ôkubipar son angle mort, puis d’un coup terrible avait percé son œil restant.

Mais la mère de la Famille n’avait pas dit son dernier mot. Se stabilisant pendant une courte seconde, elle fonça la tête première sur le plafond, cognant le kasha contre la paroi de bois. Ayana hurla de douleur. Elle retracta ses griffes, se laissant tomber de plusieurs mètres pour s’écraser douloureusement sur les planches.

« POURQUOI, MA FILLE ? POURQUOI TE RETOURNER CONTRE TA MÈRE AINSI ? » hurla l’ôkubi, du sang coulant de ses deux yeux comme des larmes.

Le kami-kakushi sentit une douleur vive à la base de son cou. 

Il ouvrit la bouche et vomit une gerbe de sang. La manche d’un poignard émergait de sa gorge, la traversant de part en part. Le géant mit ses deux mains sur son cou pour arrêter le flot de sang par réflexe. Ce fut sa plus grossière erreur.

Libéré, Bojin se redressa et s’éloigna rapidement, filant entre les jambes du kami-kakushi. Le géant essaya de le piétiner, mais la douleur brouillait son regard. Bojin parvint à s’écarter sans problème.

Il n’avait plus d’armes. Un poignard était logé dans l’œil de l’ôkubi, tandis que l’autre était enfoncé dans le cou du kami-kakushi. Sans l’attaque d’Ayana, le géant n’aurait pas été distrait, et Bojin n’aurait pu lui lancer son arme dans le cou. 

Elle m’a donc sauvé la vie… songea-t-il, amusé.

Bojin se tourna vers la statue du bouddha au centre de la pièce, se lèchant les babines. Puis son sang se glaça quand il remarqua que les enfants n’étaient plus aux pieds de la statue : ils s’étaient déplacés plus loin, à l’autre bout de la pièce, terrifiés par les yokais et le combat. Par coïncidence ou non, les enfants s’étaient approchés de la porte de sortie. 

Et Ayana clopinait vers eux, une de ses pattes brisées par la chute. 

« Fuyez ! » hurla-t-elle aussi fort qu’elle put. 

Les enfants ne lui répondirent que par des visages effrayés. À leurs yeux, Ayana n’était qu’un monstre comme un autre. Bojin sourit quand il vit Ayana se figer, et il éclata de rire quand les enfants se recroquevillèrent, ne semblant pas remarquer la porte de sortie juste à leur côté.

« Tu n’es pas très douée avec les enfants dis-moi… la railla-t-il. Attends, j’ai ma méthode ! » 

Bojin entendit le plancher grincer derrière lui, et il fit un pas de côté : il évita de justesse un coup de poing du kami-kakushi. Bojin rit de plus belle quand le géant tomba à genou, submergé par la douleur. Vers le plafond, la tête volante errait sans but, aveugle, grimaçant sous la souffrance. 

« Les enfaaaaaaaants ! Venez-làààààà ! cria le mimichiri-boji, hilare.

— Fuyez ! hurla Ayana en vain. Faites-moi confiance, je ne suis pas votre ennemie !

— On dirait que notre alliance a bien marché, Ayana ! Ce fut un plaisir… »

Bojin esquiva avec aisance l’ôkubi qui essaya de le percuter. Il se rapprochait de plus en plus des enfants, la joie peignant tous les traits de son visage scarifié. Ayana fit volte-face, rélféchissant à une solution, préparant à se battre contre le mimichiri-boji, sans se faire aucune illusion sur ses chances.

Et la porte de sortie s’ouvrit en grand. 

Ayana, Bojin, le kami-kakuchi et les enfants tournèrent tous la tête.

Nise Munefusa pénétra dans la pièce, son regard englobant la scène et jaugeant les dégâts. Il aperçut Bojin et Ayana qui se faisaient face, et le groupe d’enfant à quelques mètres de lui. 

Son regard toujours terrifié s’illumina alors.

« Les enfants, venez-là ! Je vais vous sauver ! »

Ils réagirent instinctivement, la vue d’un humain ordinaire comme un phare au milieu d’un océan déchainé. Ils s’élançèrent vers lui, l’encerclant en quelques secondes tout en continuant de pleurer. 

« Non ! »

Bojin avait hurlé de toutes ses forces, son regard devenu fou. Il s’élança à toute allure, s’approchant des enfants comme un rapace. Mais Ayana se tenait sur son chemin.

Elle sauta sur Bojin, ses griffes toute dehors, dévoilant ses crocs. Mais le mimichiri-boji fut plus rapide. Son bras droit jaillit comme une lance et attrapa la gorge du kasha

Ayana se débattit, labourant le bras de ses griffes, cherchant à mordre la main. Mais la poigne était trop forte. Bojin contempla Ayana un court instant alors qu’il l’étranglait lentement, puis il remarqua que Munefusa avait pris dans ses bras les deux nourrissons du groupe et guidait les autres enfants à travers la porte.

Bojin vit un flash, et entra dans un monde de douleur. Il hurla comme il n’avait jamais hurlé.

Une odeur de brulé emplit l’air vicié. Bojin comprit en une fraction de seconde ce qu’il s’était passé : dans un dernier effort, Ayana avait courbé tout son corps pour toucher le visage de Bojin avec le bout de ses queues. Là où s’embrasaient ses flammes.

D’instinct, Bojin projeta violemment le chat sur le sol. Le monde se brouilla autour du mimichiri-boji. Il ne voyait plus que d’un œil, et comprit que la moitié de son visage avait fondu. Il hurla à nouveau, la douleur le rendant fou, et chercha le chat noir du regard. Elle n’était qu’à quelques mètres de lui, hoquetant de douleur sur le sol. Il s’approcha d’elle, planifiant l’éternité de douleur qu’il lui fera subir. Ayana regarda le mimichiri-boji et ses yeux s’écarquillèrent. 

Non, elle regardait derrière lui. 

Bojin ne remarqua qu’au dernier moment l’ombre qui se jeta sur lui comme une flèche. Il fut percuté de plein fouet sur le côté et son corps désarticulé fut projeté sur plusieurs mètres. Ayana le vit cracher du sang alors qu’il percuta le mur. 

L’ôkubi dardait vers Bojin ses orbites ensanglantées avec un air de défi. 

« NE TOUCHE PAS À MES ENFANTS. » 

Bojin eut à la peine le temps de reprendre ses esprits que le géant s’élançait déjà sur lui, le forçant à s’écarter.  

La porte de sortie claqua, et le son résonna dans la pièce comme une étrange mélodie. Tous les enfants avaient quitté la pièce, guidés par le poète. Aucun yokai n’osa bouger, chacun usant leurs dernières forces pour résister aux supplices qu’ils ressentaient.

« Alors… on en est là ? grimaça Bojin, du sang coulant de sa bouche. Bien joué, Ayana. 

— Vous allez bientôt mourir, haleta Ayana. À quoi bon continuer de se battre ?

—Tu as toujours la langue bien pendue en tout cas. Merde, si je pourchasse les gamins vous allez tous essayer de m’arrêter, pas vrai ? »

De son visage à moitié brûlé, Bojin jaugea du regard les trois yokais qui se dressaient devant de lui. Il soupira : 

« Enfin, tout n’est pas perdu, je suppose.

— Que veux-tu dire ?

— Et bien, il me reste encore un enfant à proximité, pas vrai ? glissa Bojin. Je veux dire… quel âge tu as déjà, Ayana ? »

Un court instant passa, durant lequel tout sembla se figer, en attente.

 Puis Ayana fit volte-face et s’élança péniblement vers la porte d’entrée. Elle ignora la douleur qui torturait son corps entier alors que Bojin se jeta sur elle. 

Pour être arrêtée dans son élan par la stature blessée mais toujours menaçante du kami-kakushi.

Le géant donna un coup hésitant, trahissant tout son épuisement et sa douleur. Bojin l’esquiva avec difficulté, ses blessures le mettant l’agonie. Il nota la silhouette d’albâtre du ôkubi qui fusait vers lui, ainsi que celle, claudicante, d’Ayana qui traversait enfin la porte de sortie.

Bojin soupira, puis reporta son attention sur ses deux adversaires. L’adrénaline le parcourut une dernière fois, contenant avec peine toute sa douleur. Un étrange sentiment de sérénité l’emplit alors qu’il gonflait ses muscles.

« Merde, ça va être une longue nuit, » dit-il avec un sourire.

 

 

 

 

« Allez, relevez-vous, nous y sommes presque ! » dit Munefusa quand un autre enfant trébucha. Munefusa prit son bras et le remit debout d’une traction, puis il jura quand un autre enfant tomba. La vue des multiples cadavres de yokais rendait leur progression encore plus difficile. Ils semblaient s’extirper de l’antichambre même de l’enfer.

Les enfants étaient tous au bord de l’évanouissement, déshydratés, affamés, perdus. Seul le désespoir et la peur les poussaient à continuer. Alors qu’ils atteignirent le deuxième étage, Munefusa pouvait constater qu’ils seraient bientôt incapables de bouger. 

Tant pis, prenons un risque. J’espère qu’Ayana retient les autres monstres. Il ralentit l’allure, ne pouvant plus forcer les enfants de courir. Il réfléchit alors qu’ils traversèrent lentement le couloir, cherchant une solution. Puis il se rappella d’une odeur de riz au premier étage. Son regard s’illumina. 

« Les enfants, non seulement nous allons bientôt pouvoir quitter cette tour, mais il y a de la bonne nourriture qui nous attend juste en-bas ! Courage ! »

La promesse donna un regain d’énergie aux enfants affamés. Ils rejoignirent le premier étage en un rien de temps, guidé par l’odeur de nourriture qui provenait d’une des pièces ouvertes. Un large poêle rempli de riz se tenait au dessus d’un petit tas de cendres. Munefusa dut organiser les enfants pour les empêcher de se jeter d’un coup sur la nourriture. Il distribua des portions égales à chacun, n’en prenant aucune pour lui-même.

Il prit quelques minutes pour regarder les enfants avaler goulument leur part.  Munefusa se rendit compte qu’il se sentait bizarrement en paix, comme soulagé. Après une nuit entière de terreur, de folie et de fuite désespérée, un tel moment de calme lui paraissait irréel.

Un enfant se tourna vers lui. Ses yeux s’écarquillèrent alors qu’il remarqua quelque chose derrière Munefusa.

Un bruit de succion se fit entendre. Munefusa se retourna au dernier moment, croisant ses bras devant lui comme un bouclier.

Un lézard humanoïde sauta sur lui, le renversa à terre. Sa langue baveuse fouetta le visage du poète tandis que ses crocs s’enfoncèrent dans sa chair. Munefusa grogna de douleur, recommençant à paniquer. Il essaya de se relever, de se débattre, mais le tenjô-name le clouait au sol, souflant son haleine fétide sur Munefusa.

Puis le poète entendit les enfants crier de terreur. Depuis combien de temps hurlaient-ils ? 

Si je meurs, ils meurent aussi. Cette pensée lui redonna de la force, et Munefusa parvint à tendre son bras, cherchant à cogner le yokai. Il rata son coup, mais sa main effleura quelque chose de dur et froid. Il comprit qu’il s’agissait de la poêle de riz lorsque le tenjô-name commença à planter ses crocs dans son cou. Munefusa hurla.

Il aggripa la poêle et frappa le yokai de toutes ses forces. L’ustensile cogna le côté de son crâne avec un tintement métallique. Le tenjô-name se redressa par instinct, libérant un peu Munefusa. Le poète frappa encore, et cette fois-ci le lézard s’écarta définitivement, hissant de douleur, sonné. 

Et une ombre furtive sauta sur le tenjô-name, se fixant sur son cou, le faisant hurler de douleur. Des crocs aiguisés lui sectionnèrent le cou dans une gerbe de sang noir. Le lézard essaya de se débarasser du petit corps qui l’accrocha pendant de longues secondes agonisantes, puis il s’écroula à terre.

Munefusa finit enfin par se redresser, claudiquant avec difficulté vers le groupe d’enfants, du sang coulant de ses blessures. Il prit les deux plus jeunes dans ses bras, les consolant doucement, les protégeant de son corps. Après quelques minutes, il se tourna vers la silhouette assez petite qui avait achevé le tenjô-name, et commenta : 

« Tout va bien ? 

— Je ne sais pas, répondit lentement Ayana. Et toi ? 

— Mes blessures sont superficielles.

— Alors partons. »

Munefusa fronça les sourcils. Cela lui paraissait trop facile.

« Et Bojin ?

— Il ne nous suivra pas.

— Comment peux-tu en être sûre ?

— La Famille nous protège. »

Le poète nota les émotions conflictuelles qui tordait le visage d’Ayana, alors il n’ajouta rien. Il se tourna vers les enfants qui scrutaient ce chat noir à deux queues, auquel il manquait une oreille, dont une patte était brisée et qui pouvait s’exprimer comme un humain.

Munefusa se racla la gorge, attirant l’attention de tous les enfants : 

« Allons ! Vous êtes en sécurité maintenant. Vous avez fini de manger ? Bien ! Partons, maintenant. Nous allons retrouver vos parents. Guide-nous, Ayana. »

Le kasha hocha la tête et se mit en marche, ignorant ses blessures et le regard toujours apeuré des enfants. Elle ouvrit la marche dans le couloir, boîtant parmi les cadavres encore chauds. Les enfants hésitèrent à la suivre, et cela n’échappa pas au poète.

« Pourquoi hésitez-vous ainsi ? Vous avez devant vous votre sauveuse. Suivez-là sans peur, car c’est grâce à elle que nous sommes tous sain et sauf. Vous ne l’avez donc pas vu se débarasser des monstres qui vous tourmentaient ? Des horreurs qui vous mettaient au supplice ? » 

Les enfants regardaient Munefusa avec des yeux grands ouverts. Buvant ses paroles, ils le suivirent docilement, un à un, aucun ne regardant Ayana qu’avec de l’appréhension et de la terreur.

« Son nom est Ayana. Elle a affronté la nuit entière pour vous retrouver. Elle a piégé et vaincu la reine sorcière ; elle s’est débarassé des esprits de feu du village d’Otari ; elle a affronté le sauvage Bojin ; elle a survécu à la Roue des Enfers. Suivez-là, mes enfants. Suivez-là sans crainte.

« Avec elle, la nuit se terminera enfin. »

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