XIX. L'énigme des proskunéens

Par Jibdvx

Sol n’avait pas vraiment réussi à s’endormir. Adossé à la parois humide de la grotte, en proie à sa culpabilité, il n’avait fait que somnoler brièvement. Aussi, quand Elio vint le prévenir qu’ils reprenaient la route, se relever lui fit l’effet d’un burin enfoncé en plein crâne.

Une fois la torpeur de son sommeil exécrable passée, il attrapa la sangle de sa besace qu’il posa lourdement sur son épaule. Sa fatigue était profonde et il lisait la même chose dans le regard d’Elio. Le jeune homme finissait de graisser et huiler ses bracelets d’armure.

 

— C’est bientôt fini ? demanda Jambar, impatient.

 

Elio leva un regard renfrogné vers l'employeur.

 

— Cela fait probablement plus d’un jour que nous sommes sous terre ! déclara le chevalier en agitant une petite éponge métallique. Mon armure et mon épée sont mes biens les plus précieux, mais l’humidité est leur pire ennemi.

 

Il continua de frotter consciencieusement le métal avant de délaisser l’éponge et de lustrer ses canons d’avant-bras avec un chiffon huileux. Jambar lâcha un profond soupir quand le chevalier enfila sa cote de maille, attacha sa cuirasse, serra les pièces d’armure le long de ses bras et ajusta ses spallières. Le manège appliqué du chevalier occupa brièvement les pensées de Sol. Voir Elio en armure rutilante au milieu de ces souterrains oubliés des dieux avait quelque chose de singulier. Le mage, fidèle à son état, n’avait jamais tenu à porter d’armure. Même pas une cotte de maille. Pour ses recherches à la guilde, même si elles pouvaient s’avérer dangereuses, il n’avait jamais ressenti le besoin d’en porter. Une erreur peut-être ? Il aurait pu éviter nombre de blessures. 

Il accumulait les erreurs dernièrement. Le souvenir amer de sa discussion avec Jambar dans le château du Prince résonnait en un écho affreux avec son présent. La bouche de Sol se tordit à cette idée. Même s’il rentrait à la guilde par miracle, il aurait échoué. Emilia était perdue…

 

Une symphonie de casseroles annonçait qu’Elio s’approchait de lui. Sol aurait pu jurer que le chevalier avait graissé jusqu'au son de son armure ! Cette dernière reflétait si bien la lumière que l’on pouvait compter les vers luisant de la grotte simplement en mirant leur reflet dans le plastron d’Elio. Heureusement qu’il n’était pas exposé en plein jour...

Maintenant campé devant Sol, le jeune posa ses deux mains sur les épaules du mage, qui ne sut pas trop comment réagir. Le chevalier le regarda droit dans les yeux et déclara.

 

— Je jure que, si nos compagnons sont encore en vie, nous les retrouverons et nous les sauverons. Ensemble. Et si un funeste coup du sort nous les aurait enlevé, notre détermination ne saurait faillir jusqu’à l’accomplissement de notre quête !

 

Après cette tirade, le cerveau de Sol, déjà bien malmené, hésitait douloureusement entre la dubitativité et le rire nerveux. Malgré cela, le ton sans faille du chevalier avait quelque peu percé la coquille de tristesse qui comprimait la poitrine du géomancien. Sol s’en étonna lui-même. Peut-être était-ce l’armure qui lui faisait cet effet ? Le tout peut-être.

Le visage d’Elio s’élargit en un sourire rempli d’assurance.

 

— Votre apprentie est pleine de ressources et vous le savez, maître Sol. N’abandonnez pas espoir aussi vite.

De son côté, Jambar en était réduit à regarder passivement les vers luisants se dandiner le long du plafond de la caverne. Le discours  d’Elio semblait faire mouche. Au moins le mage ne serait plus un boulet trop lourd à traîner…

 

— C’est bon ? On peut y aller ? fit Jambar en réprimant un bâillement.

 

Sans mot dire, les deux autres le rejoignirent. Elio brillant de milles feux et Sol un peu moins déprimé. La suite du tunnel les attendait, plongé dans une obscurité déroutante. Les vers luisants se cantonnaient à la caverne sans s’aventurer plus loin. Une atmosphère particulière émanait de la galerie devant eux et se répandait comme une brume depuis les profondeurs. La fatigue les avait peut-être épargné jusque-là, mais maintenant qu’ils scrutaient tous trois au fond de l'abysse… C’était comme rentrer dans un temple ou la maison d’une personne très âgée. Un sentiment de calme étrange là où le temps semble avoir déposé ses bagages. Elio avançait en tête et fut le premier à sentir l’air se refroidir brusquement lorsqu'ils franchirent le seuil de la caverne. Sol claqua des doigts et une boule de lumière blanche apparut au-dessus de sa tête, éclairant le tunnel devant eux.

Rien. De la roche grise, parcourue de veines de quartz d’un blanc cristalin. Ça et là, l’humidité éclosait en de multiples tâches sombres  sur la pierre et de concrétions de calcaire poussaient le long des paroies tel des champignons. Parfois une goutte d’eau s’écrasait sur le sol et troublait le silence attentif des aventuriers.

 

— Ce froid… commença Elio en posant une main sur son épée.

 

Sol et Jambar acquiescèrent d’un grognement. Même si leurs yeux ne voyaient rien d’étrange sur le chemin, leur instinct était en alerte.

 

— J’ai l’impression d’être de retour au château du Prince, commenta Sol. Quelque chose nous observe.

 

D’un geste, la boule lumineuse avança d’une dizaine de mètres, dévoilant un peu plus le chemin. Toujours rien. Des grains de poussière flottaient paresseusement dans la lumière comme des moucherons. Rien que ce froid de plus en plus intense, de plus en plus mordant. L’orbe continua de flotter devant eux, sa lumière faisait ressortir la moindre aspérité du tunnel, découpait chaque contour en dessinant des traits d’ombre noirs d’encre. De petits nuages de vapeur se formaient devant la bouche et le nez des aventuriers. Ils avançaient maintenant derrière la lumière de Sol. Elio avait tiré son épée, balayant le tunnel de son regard et de sa lame argentée. Ils progressaient lentement, tendus à l’extrême. Aussi prêts que possible à ce qui pouvait bien les attendre au fond de cette galerie glaciale.

Sans un bruit, le chevalier fit signe aux autres de faire halte. Sol se planta entre Jambar et Elio et l’employeur fit jouer deux dagues de jet entre ses doigts. Elio désigna quelque chose sur le sol du tunnel devant eux.

 

Un squelette. Semblable à ceux qu’ils avaient croisés pendant leur fuite. Des habits qu’il portait jadis ne subsistaient que quelques bijoux corrodés à ses chevilles. Allongé sur son flanc gauche, une main posée sur ses côtes, du côté droit, ses doigts d’os, rongés par le calcaire, toujours crispés sur la blessure qui avait scellé son destin. Une stalagmite s'était petit à petit formée au niveau de son crâne, engloutissant sa mâchoire.

 

Sol fit descendre la lumière aussi près que possible du squelette. Vu l’habitude des anciens habitants de l’Empire Tragentopolien à ne pas rester morts, autant prendre des précautions. L’orbe touchait presque les côtes calcifiées du cadavre qu’il ne se passait toujours rien; Dans le tunnel ne résonnaient alors que la respiration des aventuriers. La voie était sûre.

 

Elio s’approcha donc du squelette pour l’examiner, savoir ce qu’il faisait là, seul au milieu de se couloire froid et humide. De la pointe de son épée, il pointa deux côtes, là où le pauvre bougre posait encore sa main.

 

— À demi tranchées et fêlées. Il a pris un méchant coup de poignard entre les côtes qui a probablement touché le poumon. Ce malheureux a fui avec sa blessure. Soit il était seul et s’est peu à peu vidé de son sang, soit il a été laissé là par d’autres rescapés…

 

Sol souffla pour faire retomber la pression. Leurs affrontements incessants contre les créatures des Terres Bannies commençaient à l’épuiser. Il n’avait jamais autant utilisé de magie offensive de tout son temps passé à la Guilde du Clair-Obscur, ça c’était la spécialité de Fa et ses flammes. La Guilde l’envoyait en priorité sur les missions les plus dangereuses, comme elle n’avait encore jamais voulu prendre d’apprenti…

Le cœur de Sol manqua un battement. Il sentit une lame glacée lui traverser tout le corps de part en part. Le choc se propagea tout le long de sa colonne vertébrale et explosa en une migraine très désagréable.

 

Les deux autres sursautèrent et s’écartèrent du mage. Elio affichait une mine plus déconcertée qu’autre chose et Jambar tenait ses couteaux de lancé entre ses doigts. Tous les trois fixaient avec stupeur le torse de Sol d’où s’extrayait lentement une main à demie transparente. Le magicien recula pour échapper à cette chose, la douleur dans son crâne s’accentua encore, il cria et tomba à la renverse. Son mal disparut aussi vite qu’il était apparu, ce qui déboussola encore plus le géomancien, maintenant affalé sur le sol pierreux du tunnel.

 

“Prosim...Promosse mié ! Pokeyt na mé…”

 

Cette voix, fatiguée, entrecoupée de sanglots et de hoquets humides, semblait venir de tout le tunnel avec une réverbération étrange. On eût dit que la personne parlait depuis l’intérieur d’un bocal en verre. Le groupe regarda la main qui avait traversé Sol s’étendre pour devenir une silhouette humaine complète. Translucide, d’une couleur ondulante comme une flaque d’huile, ses traits précis étaient indéfinissables. L’apparition tituba plus avant, tomba à genoux et s’effondra au sol à l’exact position du squelette. Les deux formaient une superposition macabre, celle d’un humain dont la peau transparente laissait voir son squelette.

 

“Neopouchtèy mé…”

 

Le tunnel s’emplit d’une respiration difficile, sifflante, la silhouette tressautait parfois sur le sol en appuyant vainement sur une blessure qui l’avait déjà tuée il y a des centaines d’années.

Dans un dernier soupir, les bruits s’arrêtèrent et l’apparition s'effaça lentement pour redevenir un squelette inerte.

— Un tunnel hanté… Il nous manquait plus que ça ! s’exclama Elio en levant les yeux au ciel.

 

Sol, quelque peu choqué par ce qu’ils venaient de voir, se tourna vers Jambar

 

— Vous avez compris ce qu’il disait ?

 

— Il a été abandonné là. Il appelait au secours et a agonisé seul dans ce couloir, répondit simplement le foulard.

 

À vrai dire, la fatigue gagnait déjà tellement les deux autres qu’ils ne relevèrent même pas la froideur impersonnelle de Jambar. Après tout, ce genre de phénomène était tristement commun dans les lieux sordides comme ce tunnel. Le genre d’endroits plus chargés par la peine ou la douleur que par les squelettes qui y pourrissent. Combien de fois cette scène pathétique s’était-elle déjà jouée ? Ou bien étaient-ils les seuls témoins posthumes du sort du tragentopolien ? Sol et Elio n’eurent pas non plus le temps de réfléchir à ces questions, Jambar avait déjà tourné le dos au squelette. Ils continuèrent leur route en silence, maintenant convaincus que seuls les murmures du passé viendraient troubler leur périple.

 

***

 

Emilia soufflait à s’en brûler les poumons. C’était dans des moments pareils qu’elle aurait bien aimé avoir une affinité avec la pyromancie… Faire du feu dans une caverne humide était maintenant l’une des choses les plus contrariantes qu’elle ait jamais faites. Orm s’acharnait à faire jaillir d’autres étincelles à l’aide d’un silex et d’un briquet. Les fragments de houille que le barbare avait arraché des parois émirent enfin le crépitement tant attendu et les premières flammèches jaillirent. Leur chance avait plutôt bien tourné finalement. Le long couloir qu’ils arpentaient depuis des heures s’était lui aussi effondré, longtemps avant leur arrivée. Mais au lieu de les piéger, l’éboulement avait ouvert un passage vers ce qui avait jadis servi d’immense puits de mine. Des débris d'échafaudages, des pioches aux manches pourris et des carcasses de wagonnets occupaient la majeure partie de l’espace au sol. Le plafond de l’exploitation se perdait dans l’obscurité et les contours précis du puits étaient difficilement visibles après des siècles d’effondrements. Un affaissement avait même eu lieu et un bon quart de la caverne s'était retrouvée sous l’eau. Le feu gagnait en vigueur, sa chaleur réconfortante emplit l’apprentie d’une vague de soulagement. Tout dans les Terres Bannies était si froid, si gris… Les paupières d’Emilia devinrent affreusement lourdes, elle sentit sa tête tomber en avant et se redressa dans un sursaut. Orm posa une main de pierre sur son épaule, le barbare la regardait droit dans les yeux.

 

— Tu tires une de ces têtes dis, fit il en ricanant.

 

Emilia lui sourit, les paupières papillonnantes. 

 

— Essaye de te reposer, continua Orm. Je m’occupe de monter la garde, on reprendra la route dans un moment.

 

Sans se faire prier, l’apprentie enroula sa toge en boule et s'allongea en calant son oreiller improvisé sous sa tête. Orm la vit s’assoupir presque aussitôt. Le barbare sourit, elle semblait étonnamment tenir le coup finalement.

 

***

 

Toc toc toc

 

— Alors ?

 

— De la pierre pleine, elle ne bougera pas d’un pouce, déclara Jambar.

 

Elio jura intérieurement. Une éternité qu’ils avançaient dans ce boyau sordide, en proie au lamentations de fantômes centenaires, leurs provisions pouvaient se compter sur les doigts d’une main et voilà que la seule issue potentielle à leur calvaire était bloquée par une porte en granit ! Le squelette, avachis contre la parois du tunnel, aggravait encore son anxiété. Les orbites vides de son crâne sans mâchoire en faisaient le spectateur muet de ce revers de fortune. 

Mais le chevalier avait pensé trop vite. La pierre crissa sous les doigts de l’employeur qui réussit, non sans mal, à faire pivoter un morceau de la porte. Jambar réussit à faire un tour complet dans le sens des aiguilles d’une montre et… rien ne se produisit. Perplexes, Elio et Sol regardèrent le foulard palper la surface de l’épais battant de pierre. Jambar identifia quatre cercles amovibles de chaque côté de la porte et, en regardant de plus près, tous étaient reliés par des lignes gravées se rejoignant au centre du battant.

 

— Je devine d’anciennes gravures… lâcha l’employeur.

 

— Qui ont été effacées avec le temps et l’humidité… constata Sol.

 

— Une énigme, on avait bien besoin de ça !

 

Elio se pinça l’arrête du nez. Il haïssait les énigmes. Pas les charades, ou les devinettes magiques, ludiques et fonctionnelles, la majorité du temps. Non, Elio détestait les énigmes mécaniques. Rouages antédiluviens, cordes tombées en poussière et contrepoids improbables au balancement imprévisible. Les temples oubliés et les ruines en regorgeaient. À croire qu’une obscure organisation d’architectes s'était donnée le mot pour installer autant de ces mécanismes tarabiscotés que possible dans toutes les futures ruines du Monde entier ! Il n’y avait plus qu’à espérer qu’ils trouvent la solution à l’énigme, ou bien…

 

Le chevalier sentit un souffle d’air tout près de son oreille, suivi d’un jet de gravillons qui tintèrent en roulant sur son armure. Les trois compagnons n’y prêtèrent pas spécialement attention jusqu’à ce que, alors que Jambar tournait un autre disque, une série très nette de quelques notes de musique résonne dans le tunnel. Elio leva un regard intrigué sur le mur à sa droite, d’où était sortie la mélodie. Il se retourna, incrédule, vers Jambar dont les bandelettes trahissaient un sourcil levé. L’employeur se déplaça vers un autre cercle et commença à le faire tourner très lentement, une oreille collée contre la porte. Le cercle avait presque fait un tour complet quand d’autres notes sortirent des murs de calcaire, du côté de Sol cette fois. Une suite plus aiguë et sifflante, sans lien apparent avec la précédente.

— Voyons le troisième, marmonna Jambar.

 

Cette fois, le foulard dut forcer sur le cercle de pierre pour le faire pivoter. Tous trois retinrent leur souffle lorsqu’un mince filet d’eau rougeâtre s’écoula le long de la porte. Par chance, et contre toute attente, le mécanisme ne resta pas dans les mains de l’employeur. Les parois du tunnel émirent une nouvelle gamme, descendante cette fois.

 

— On dirait la fin du morceau, dit Elio en se grattant le menton.

 

Sol fit signe à Jambar de leur faire réécouter les trois mélodies. Rien ne s'était encore produit de notable et ils étaient toujours bloqués, mais ils avaient au moins compris comment ouvrir la porte. Enfin, c’est ce que Sol pensait.

L’employeur tourna une nouvelle fois les disques et aucun ne pipa mot, concentrés qu’ils étaient sur la musique. Elio commença même à fredonner chaque air en marquant les notes avec son index.

 

— Un instant ! s’exclama le chevalier entre deux mesures.

 

Les deux autres virent les méninges du jeune homme s’activer derrière son regard fixé sur la porte. Elio fredonna de nouveau les mélodies, mais différemment, quelques tons au-dessus.

 

— C’était quoi déjà…”Tourne tourne astre du jour”... Ah ! Je l’ai !

 

Tourne tourne astre du jour

Réchauffe les coeurs et les labours

Brille brille jusqu’à céder ton tour

À la nuit sur votre long parcours.

 

Luis luis astre de nuit

Éclaire les routes sans bruit

Ramène ramène le voyageur chez lui

Qu’avec sa famille ils soient enfin réunis.  

 

L’air de la chanson était très entêtant, bien moins austère que la litanie soufflée par la porte. Cependant, Sol et Jambar reconnurent avec grand étonnement, que les mélodies collaient. À la demande de Jambar, Elio répéta la comptine et l’employeur actionna les cercles de pierre dans l’ordre. La mélodie complète se joua dans le tunnel, la dernière note emplit tout l’espace avec une gravité presque dérangeante, la porte émit une série de chuintements métalliques et… plus rien. Un vague glougloutement parvenait bien au aventuriers depuis l’autre côté du battant de pierre, mais à l’évidence, plus rien ne bougeait. Les trois compagnons gardèrent le silence, Jambar retint un soupir de frustration et Elio comptait sur ses doigts, pour vérifier s’il n’avait pas oublié une strophe.

 

Soudain, un claquement beaucoup trop violent pour être normal ébranla la porte, l’un des disques de pierre amovible jaillit de son logement dans une gerbe d’eau couleur rouille et le battant, enfin, pivota dangereusement. Après des siècles, la pierre du tunnel avait progressé le long de la porte qui, dans son mouvement, arracha plusieurs morceaux de calcaire. Le glougloutement qu’ils entendaient depuis quelques secondes se mua un bruit de succion très intriguant. Jambar se retourna vivement vers les deux autres en criant :

 

— Reculez ! Et accrochez-vous aux paroies !

 

Ils s’exécutèrent sans poser de question. Le bruit ne laissait que peu de place au doute, de l’eau s’engouffrait par la porte !

Sol faillit lâcher prise lorsque la porte céda. Dans un ultime craquement, les antiques gonds qui la tenait en place furent balayés et l'immense battant s’ouvrit brutalement, stoppé à quelques centimètres du visage du magicien par une stalagmite miraculeuse. Mais le plus impressionnant fut la lame d’eau qui s’engouffra dans le tunnel. Les trois compagnons se retrouvèrent d’un coup trempés jusqu’aux hanches, les jambes presque fauchées par la force du courant. Le torrent gronda encore quelques secondes avant que le fracas des remous se perde dans le tunnel derrière eux, mais les aventuriers avaient tenu bon. L’eau leur arrivait maintenant aux genoux et ils pouvaient sentir un faible courant.

Elio pensa au squelette dans leur dos. Le fantôme allait-il disparaître ou continuer son interminable manège les deux pieds dans l’eau ? Ses pieds à lui, en tout cas, il ne les remettrais certainement jamais dans ces galeries perdues. Grommelant sur l’humidité qui infiltrait son armure, il emboita le pas aux deux autres. Ils contournèrent prudemment le battant arraché et passèrent enfin le seuil. Il n’y avait aucun insecte bioluminescent de ce côté, aussi Sol dut éclairer leur chemin.

 

Ils avaient manifestement débouché dans un grand hall creusé dans une ancienne nappe phréatique. Plusieurs tuyaux éventrés d’où coulaient de minces filets d’eau sortaient d’ailleurs des parois. Le plafond de la salle laissait encore voir quelques sculptures dévorées par le calcaire et l’humidité. Le sol, soudain agréablement lisse sous leurs semelles, était un grand carrelage constellé de mosaïques en piteux état après les siècles passés immergées. Ce qui frappa les trois compères furent les rangées de bancs en pierre décrépits qui s’alignaient en cercle ça et là. Où se trouvaient-ils ? 

Sur leur droite, un couloir s’était complètement effondré, mais ils pouvaient entendre l’eau ruisseler hors du hall. Sur leur gauche, l’encadrement d’une porte avait l’air de mener à une pièce attenante, bien plus petite. Restait ensuite un autre tunnel, droit devant eux. Sol claqua des doigts et la lumière se déplaça pour éclairer leur chemin. Un escalier apparut dans la pénombre. Un sourire de soulagement apparut sur le visage de Sol, l’escalier montait ! Peut-être allaient-ils enfin regagner la surface ?

 

***

 

Encore un sommeil sans rêve. Écrasé par le néant monochrome de l’inconscience, il vivait de nouveau un de ces moments où son corps refusait tout simplement d’obéir. C’étaient les deux grands opposés de sa vie mouvementée. Parfois il en venait à penser que sa propre chair échappait sciemment au contrôle de son esprit pour le punir de l’avoir si mal traitée. Alors il était là, oscillant entre la demi conscience et l’abysse du sommeil. L’inconvénient, c’est qu’il sentait tout. Le froid humide qui dégoulinait sur son visage et lui glaçait les os, le poids écrasant sur son ventre qui obstruait sa respiration… Mais plus que tout, il sentait le manche d’une épée dans sa main. Le métal et le bois calés au creux de sa paume et le poid de l’arme qu’il pouvait juger d’un simple touché. Il s’accrochait à ça, pour se tirer de cette léthargie. Petit à petit, un morceau de conscience après l’autre, il reprenait le dessus sur son corps récalcitrant. Le vide qui l’entourait virait peu à peu du gris terne au bleu. Quelque chose n’allait pas, jamais il n’y avait de bleu. La remonté était difficile, le poid sur son torse, une décharge de douleur qui remontait au bout de ses doigts… Et ce bleu inconnu…

 

Debout Anton ! 


Les mots ! La voix ! Cette voix ! Ses yeux s’ouvrirent en grand, de l’eau glacée éclaboussait son visage. D’un sursaut douloureux, il était sur pieds, Faucheuse en main.

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