XXX. Sortie en vue ?

Par Jibdvx

Anton progressait difficilement dans le boyau rocheux où il avait atterri. L’air, le chemin encombré par des protubérances de calcaire, le plafond suintant, le tout recouvert par une mousse sombre et visqueuse, absolument tout ce qui l’entourait transpirait l’humidité. Il y faisait aussi noir que dans un four mais, heureusement pour le mercenaire, le tunnel gardait une trajectoir surprenament droite. D’ailleurs il commençait à se faire une idée de l’endroit où il se trouvait. Un long couloir taillé dans la roche, assez bas de plafond, presque trop étroit pour qu’il puisse y marcher débout, l’eau omniprésente… Aucun doute qu’il avait atterri dans un vieil aqueduc. Le courant d’air glacé qu’il sentait sur son visage lui indiquait une sortie, mais l’absence presque totale de lumière lui faisait craindre une progression aussi longue que pénible. Anton se donnait du mal pour éviter d’esquinter Faucheuse sur la pierre, ou pour simplement ne pas tomber sur sa propre lame. Ce conduit lui avait sauvé la vie en l’empêchant de finir enseveli sous un éboulis, autant ne pas gâcher cette chance en trébuchant comme un abruti.

Cela dit, même s’il ne finissait pas ses jours dans ce tunnel, la suite du voyage s’annonçait mal. Il n’avait plus de provision et aucune idée de ce qui était advenu du reste du groupe. Le pire cas de figure serait qu’il se retrouve seul à déambuler sous les Terres Bannies, mais il en doutait. Jambar, Elio et Sol s’en étaient certainement tirés sans trop de mal, mais Orm et Emilia ? Anton savait qu’il en fallait beaucoup pour arriver à bout du colosse mais… Mais ça n’était pas sa priorité ! Il fallait déjà qu'il sorte de ce bourbier, après il aviserait. Le maigre ruisseau qui coulait sous ses bottes allait dans le même sens que lui, ce qui était bon signe. Après tout, cet aqueduc devait bien déboucher quelque part. Un endroit sec, avec un lit confortable et de la nourriture pourquoi pas ? Il avait le droit de rêver. Cette situation désagréable lui rappela comment, des années plus tôt, sa troupe du démon pourpre et lui s’étaient cachés toute une après-midi dans des barques de pêcheurs. L’époque des raids de pirates sur les côtes du Royaume du Sud lui manquait. Une période plus simple de sa vie, alors faite de petites escarmouches contre des bandits ou de batailles entre nobliaux. Cette pensée le fit sourire. Sa vie n’avait jamais rien eu de simple, il était juste assez insouciant pour ne pas s’en rendre compte. Le poid du médaillon sur sa poitrine et quantité de souvenirs lointains, c’était le prix de sa lucidité.

Cela le fit ruminer sur son réveil, plus tôt. Il y a des années qu’il n’avait pas entendu la voix de Xian dans ses rêves. Jamais si clairement d’ailleurs… Il mit cela sur le compte de la fatigue, de sa chute et, pourquoi pas, de sa dose de lait de dragonne. C’était un contrat plus inédit qu’il ne l’avait pensé. Ils étaient partis bien peu équipés et en sous-nombre, même si leur groupe se composait à l’origine de guerriers expérimentés. Anton songea qu’à seulement quatre, ils n’en auraient pas donné bien large face à Milostivar et qu’une aide un peu plus grande de la part du Roi Trodrïn eût été la moindre des choses. Évidemment que le Roi du Royaume du Nord n’allait pas lancer un assaut général sur les Terres Bannies, ou même grassement financer la quête de Jambar. Le mercenaire imaginait parfaitement les réactions. Sans Achab pour apaiser les débats, les magistrats du Royaume de l’Est auraient tôt fait de s’organiser en factions pour désigner leur nouveau dirigeant parmi les figures les plus hostiles à la moindre entreprise de Trodrïn. Le Sud suivrait, avec la horde des grandes familles s’imaginant déjà signer quantité de contrats juteux pour soutenir les expéditions à venir, sous réserve d’appétants bénéfices. Les tribus de l’Ouest proposeraient des bras, ou se ficheraient pas mal des querelles de leurs voisins. Le vrai bras de fer diplomatique se jouerait avec le rival de l’Est, sorti emputé, trois siècles plus tôt, d’une partie des montagnes riches en minerais au nord de l’Eton. La Muraille était peut-être un ouvrage commun aux Quatre, mais sa gestion dépendait presque exclusivement des rois du Nord. Les dynasties aristocratiques de l’Est ne l’avaient jamais digéré.

Sa progression était lente, le boyau se resserrait… De plus en plus de stalagmites occupaient l’espace, de sorte que presque la moitié du passage se retrouvait bouchée par endroits. Autre chose avait changé : le courant d’air froid qui lui caressait le visage quelques minutes plus tôt se faisait plus incisif et l’humidité augmentait petit à petit jusqu’à dégouliner du plafond. Il y voyait également de plus en plus clair, ce qui n’était pas pour le décourager ! La sortie devait être pro…

 

— Woah !

 

Emporté par son impatience, le mercenaire vit le sol s’ouvrir sous lui au détour d’une stalagmite. La roche lui avait bouché la vue et, s’il n’avait pas eu le réflexe de se tenir à la paroie, les semelles de ses bottes n’auraient rencontré que du vide. La galerie avait cédé, probablement des siècles avant son passage. Devant lui s’ouvrait un trou douloureux, là où l’eau avait éventré la pierre à force d’érosion. Une petite chute d’eau clapotait le long du tas de cailloux et de gravats que l’effondrement avait laissé dans son sillage. Au fil de l’eau, un tunnel annexe avait vu le jour. Plus petit et plus accidenté que l’ancien aqueduc, beaucoup moins profond cela dit, la lumière venait de par là en même temps qu’une… odeur de feu de bois ? Anton en vint à croire qu’il commençait à perdre la tête, mais c’était un fait : le tunnel sentait la grillade ! Le mercenaire décida d’en avoir le cœur net et descendit avec de grandes précautions le long de la cascade.

 

***

 

— Alors ?

 

Emilia attendit patiemment qu’Orm finisse de mastiquer.

 

— Alors c’est franchement pas mauvais ! Dommage qu’on n'ait pas d’huile et deux trois épices, ça aurait été délicieux.

 

Soulagée, l’apprentie prit un morceau de tentacule grillé et l’engloutit en quelques secondes. Son estomac criait famine et, pieuvre troglodyte géante ou pas, il fallait qu’elle mange ! En plus Orm avait raison, ça avait le même goût qu’un poulpe grillé classique.

Emilia regarda la carcasse dépecée de l’animal près de l’étang qui avalait le puits de mine. Une seule bête comme celle-ci aurait pu remplir le garde-manger d’une taverne pendant une semaine dans le Royaume du Sud ! La blancheur visqueuse et translucide de sa peau contrastait avec les dessins bioluminescents le long de ses huits bras larges comme des cuisses. Une personne habituée aux pieuvres communes aurait sans doute été très étonné de la taille minuscule des yeux de ce spécimen. Après tout, les pieuvres troglodytes passaient leur vie dans l’obscurité des nappes phréatiques et des cavernes humides. Orm avait été attaqué par réflexe, après que l’idée lui soit venue de s'occuper en faisant des ricochets sur l’étang. Le céphalopode avait surgit de l’eau, ses tentacules plongeant sur le barbare. Une demie heure plus tard, ils partageaient un excellent repas.

 

— Dommage que l’air soit si humide, fit remarquer Orm. Les grillades au boucan me manquent…

 

Tandis que le barbare engouffrait un autre morceau de tentacule, Emilia leva un sourcil intrigué.

 

— Le boucan, expliqua Orm, c’est comme ça que les habitants de l'archipel de Jiyuu cuisent et fument les aliments.

 

— Tu as vécu là-bas ? demanda l’apprentie, impatiente d’écouter une autre histoire.

 

Orm sourit, le regard plongé dans les braises de leur feu de camp. Emilia se dit que d’heureux souvenirs venaient de remonter dans l’esprit du colosse.

 

— J’ai beaucoup voyagé en tant que mercenaire, répondit-il. Beaucoup d’employeurs, de gens en général, on rencontre beaucoup de monde avec ce boulot. On en laisse aussi beaucoup d’autres derrière, forcément.

 

Emilia sentit qu’Orm cherchait difficilement ses mots.

 

— J’ai l’impression que tu essaies de m’expliquer quelque chose.

 

— Toi aussi tu as pas mal bougé avec ta Guilde j’imagine. Je ne sais pas si ça t’es arrivé de vouloir te poser quelque part. Malgré le côté grisant du voyage je veux dire. Vraiment… s’arrêter et souffler.

 

— Et bien j’ai le QG de la Guilde à Centrallion, je sais que j’y serais toujours la bienvenue. C’est ma maison depuis que j’ai quitté ma famille à Firentine.

 

L’apprentie voyait ou Orm voulait en venir.

 

— C’est à Jiyuu que j’ai ressenti ça. Très peu de Ouestars restent toute leur vie dans les plaines. On est appelé à offrir nos services aux autres Royaume dès l’âge adulte. J’ai une famille là-bas mais… Enfin c’est chez moi sans être chez-moi. Tu vois ?

 

Emilia hocha la tête. Elle voyait ce que le colosse voulait dire. Mais avant qu’elle ne puisse ajouter quelque chose, Orm leva sa main droite, son visage se referma et ses yeux se tournèrent vers l’entrée du puits, derrière eux. Dans le silence qui venait de tomber sur leur campement, l’apprenti distingua une série de claquements. Des cailloux en train de dégringoler d’un éboulis. Orm se leva et empoigna sa hache, faisant signe à Emilia de se mettre derrière lui.

Un nouvelle volée de gravats s’écoula. Des bruits de pas étaient maintenant parfaitement audibles, quelqu’un approchait. Soudain, le son rugueux d’une glissade accompagna l’arrivée d’une silhouette familière.

 

— C’est pas vrai ! s’écria Orm.

 

Le visage d’Emilia s’illumina et tous deux coururent vers un Anton couvert de poussière, l’armure en piteux état et les yeux hagards. Il était autant surpris qu’eux. Orm coupa court à l’ébahissement général en saisissant l’épaule du mercenaire pour le tenir en face de lui.

 

— Increvable ! Jetez lui une montagne au visage qu’il s’en relèvera !

 

Le visage fatigué d’Anton se tourna tour à tour vers le barbare et l’apprentie. Un sourire naquit sur ses lèvres gercées par la poussière, puis il pointa un doigt vers le feu.

 

— Sans vouloir vous commander, ça sent rudement bon par là bas.

 

***

 

Exténué, Elio se laissa glisser le long d’un mur. Encore des escaliers, encore et toujours des escaliers ! Le chemin qu’ils avaient emprunté était une torture pour leur sens de l’orientation. Un dédale de couloirs, de portes décrépites et d’escaliers ! Les panneaux de bois qui avaient jadis indiqué le chemin à travers ce marasme architectural avaient fini de pourrir il y a de nombreuses années. Sol éclairait le chemin devant eux sans jamais que l’obscurité ne dévoile autre chose qu’une nouvelle volée de marches à gravir. Ils avaient finalement atterri dans une pièce assez large pour qu’ils s’y assoient. Il ne restait rien d’utilisable du mobilier en bois, mais une étagère en pierre supportait encore une rangée de casques rongés par la rouille. Du bout du pied, Jambar fit cliqueter une épée courte en piteux état. Lorsque le commanditaire posa son talon sur la lame, celle-ci se brisa comme un biscuit sec.

 

— Une salle d’armes probablement. Il devait sûrement y avoir des gardes pour surveiller ce grand hall…

 

Elio hocha la tête. La disposition des lieux lui rappelait la caserne. Ce qu’il ne donnerait pas pour sentir le soleil de l’Est sur son visage…

 

— Messieurs ? J’aurais besoin de votre aide.

 

Sol était planté à l’extrémité opposée de la pièce et regardait en l’air. Les deux autres virent une trappe en fer noir, menant vraissemblablement à l’étage du dessus. Malheureusement pour eux, l’échelle qui servait jadis à y accéder reposait en lambeaux de bois poussiéreux à leurs pieds.

 

— Vous ne pouvez pas l’ouvrir par magie ? demanda Jambar au magicien.

 

Les yeux cernés de Sol répondirent avant que sa bouche ne s’ouvre.

 

— Navré, mais je suis exténué. Cela fait des heures que je maintiens cette lumière et que nous n’avons pas soufflé. Je saurais à peine faire pousser une stalagmite…

 

Jambar soupira, compréhensif. Il fit ensuite signe à Elio de les rejoindre. Le jeune homme se remit péniblement sur ses jambes dans un grincement métallique et en profita pour s’étirer les articulations.

 

— À trois ? dit le chevalier.

 

Jambar hocha la tête et ils se mirent en position. Elio, les jambes arquées, les mains jointes en panier et Jambar prenant ses appuis. À la fin du décompte l’employeur s’élança et Elio accompagna son élan pour le soulever vers la trappe. Elio grogna sous l’effort, mais Jambar était étonnamment léger. Une fois monté, ce dernier poussa la trappe de toutes ses forces. Tous prièrent pour que la rouille et le temps ne l’aient pas scellée à tout jamais.

 

— J’ai !

 

Avec un dernier effort, ainsi qu’un grincement franchement désagréable, la trappe s’ouvrit et Jambar la repoussa vers l’extérieur.

Leur soulagement se mêla en surprise, puis en joie sincère quand une lumière bleutée s’infiltra par l’ouverture. Enfin une sortie !   

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