XX. — À FAUSTUS

Par Hastur
Notes de l’auteur : Version 1 - 21/05/21

J’ai découvert Vale au cœur d’une tempête humaine. Tout n’y était que bruit et fureur, un déferlement incessant de plaintes enragées. Le temple de l’Ancien tenait lieu de théâtre à cette tourmente sénatoriale. À l’ombre de ses briques et de ses poutres fatiguées, il gardait au secret le moindre mot proféré par la patricienne assemblée, bien plus maîtresse que servante d’une République maquillée.

Le Sénat auditionnait Titus Livius, à sa propre initiative. Après de multiples entourloupes politiciennes, il avait accepté de se soumettre à cet interrogatoire, une assurance au creux des poings, née de ma présence. Nous nous tenions côte à côte, encerclés par des visages ridés pour la plupart, le cheveu usé. Quelques hauts personnages faisaient exception bien sûr ; et parmi eux la consule Mucia Pompeia, politicienne et stratège de renom, fine de son imperium et redoutable dans sa maîtrise de la sophia. À la différence de ses collègues, elle restait silencieuse, discrète et attentive au moindre mot prononcé. Parfois, ses iris viridine se posaient sur moi, avec… comme une question au fond de leur éclat.

La séance nous fut particulièrement pénible. Les invectives sénatoriales déchiraient notre parti, de toute part, sans répit. Chaque entorse relevée, pire reconnue et avérée, était prétexte à toutes sortes de menaces ou d’injonctions. La colère patricienne, à certains égards légitime, grondait. Les visages s’empourpraient. Par moment, les mots s’emmêlaient sous une élocution maladroite, à bout de souffle ; puis les bouches postillonnaient à travers une péroraison bancale, pleine de dépit.

Dissimulée sous le verbe moqueur de quelques-uns, je décelais la haine, la jalousie, l’envie d’être et de paraître plus qu’ils n’étaient alors. Noires âmes. Piètres âmes.

De toute sa hauteur, l’imperator supportait la tourmente. Stoïque, le visage impassible, il se montrait sobre et précis dans ses réponses. Il ne se perdait pas en détour pompeux. Il refusait d’alourdir sa vérité du poids de l’éloquence. Il préférait jouer de la simplicité, d’une transparence illusoire, pour paraître plus vrai. Justifier une guerre illégale au-delà de la frontière avec les Ignits n’était pas chose aisée. Pourtant, à force d’arguments subtilement infusés de sophia, certains abondaient en son sens, se retournant contre leurs paires. Les esprits les plus faibles d’après l’imperator.

Le Sénat l’accusait donc d’avoir levé trois légions et mené une guerre privée. Et au terme de celle-ci, il ordonnait que les mères et les pères conscrits approuvent son triomphe à minima, ainsi que l’ovation pour sa fille Livia. Un sacré culot.

Cette tempête d’égos insatiables s’éternisait lorsque la consule Mucia Pompeia réclama la parole. Pour cela, elle n’eut qu’à lever les mains. Je remarquais alors les anneaux consulaires ; un pâle bijou ornait son majeur gauche, tandis qu’un épais cercle charbonné enlaçait le droit. Ils m’ont paru tout à fait ordinaires, de simples pierres finement taillées. À ce geste, un silence plus terrible que l’orage tomba dans le temple de l’Ancien.

L’imperator m’avait prévenu, Mucia Pompeia est bien plus que consule de Vale. Elle y règne.

Elle posa deux questions triviales, d’un ton très curieux, où se devina la dangereuse politesse de l’impératif.

    —    Qu’avez-vous rapporté dans votre butin de l’est, mon cher Livius ? Car c’est de cela qu’il s’agit, n’est-ce pas ? Un don pour la République.

Un frisson me traversa lorsque l’imperator me désigna et m’invita à m’exécuter, comme nous en avions convenu plus tôt au campement.

Seul, je me suis avancé face au Sénat. À cet instant précis, j’ignorais encore comment procéder. Sous l’oppression de la peur qui m’étreignait le cœur, certaines paroles d’Émilius ont tournoyé dans mon esprit, accompagné par des visions éparses de la Voilée. Puis, soudain, comme expulsée des ténèbres de mon inconscient, une intuition de la Nuit m’a inspiré, éveillé, révélé un nouveau champ des possibles.

Par une simple impulsion de l’esprit, une volonté muette, mes iris et pupilles se brisèrent ; ils devinrent mille fragments suspendus dans une toile oculaire noire kosmos. Je me sentis alors en deux lieux différents, à la fois ancré dans la lourdeur matérielle de notre Terre, mais aussi libre de visiter mes radieuses compagnes de la Nuit. Tandis qu’un voile étoilé m’enveloppait peu à peu, une chaleur stellaire irradiait de mes mains. Elles brûlaient et éjectaient de longues protubérances enlacées, gorgées d’azur, d’ocre et d’argent. Je brandissais une étoile.

Témoins de mon kosmos invoqué, l’assemblée fut brutalement rappelée à sa simple condition de mortelle. Une peur primitive avait infesté le silence.

Titus-Livius, le visage fendu d’un sourire satisfait, déclara :

    —    Les Astrusques ne sont plus les seuls bâtisseurs d’étoiles ! Désormais, nous serons en mesure de nous défendre à armes égales contre notre ennemi venu d’au-delà de la mer !

Le Sénat explosa dans un tonnerre d’applaudissements et d’acclamations. Le temple de l’Ancien fut ainsi témoin du triomphe de Titus Livius.

Désormais abrité derrière les hauts murs d’enceinte de Vale, et hôte d’une magnifique villa trônant au sommet d’une colline, mes nerfs se relâchent enfin. Je suis soulagé et heureux d’être arrivé au terme de mon voyage. Bien que mes nouvelles capacités relatives à la Nuit se révèlent des plus troublantes, et au-delà de ma compréhension, j’essaye de ne pas m’angoisser quant aux conséquences qu’elles engendreront. Afin d’y parvenir, je suivrai les préceptes des philosophes rhonais ; je prendrais garde à discerner les éléments qui dépendent de ma volonté, et à m’enchaîner à ceux-là seuls.

Pardonne ma maladresse. Encore une fois, mon sang a perlé parmi mes mots. Ces derniers jours, mes narines, très sèches, ne cessent de me démanger. J’ai l’impression de ressembler à ces malheureux, avides des poudres végétales.

Je m’en retourne à mon kosmos, méditer sur la signification de ces étoiles qui jaillissent de mes mains et poursuivre ma quête de la Voilée. Si j’y parviens, peut-être serais-je en mesure de lui communiquer ton rêve infusé de sophia. Je l’espère en tous les cas. La nuit Valaine s’annonce longue ; ma Nuit encore plus profonde.

Bien à toi, mon très cher frère. 25e jour du Solstice Jaune.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Alice_Lath
Posté le 23/01/2022
Coucou c'est moi haha !
"À l’ombre de ses briques et de ses poutres fatiguées, il gardait au secret le moindre mot proféré par la patricienne assemblée, bien plus maîtresse que servante d’une République maquillée." -> J'ai trouvé cette phrase un chouïa lourde haha

Sinon, aaaah, la politique romaine, je me régale haha c'est mes passages préférés dans les ouvrages de cette époque, et tu leur fais honneur. On en apprend bien plus sur la situation de la guerre, avec ces mystérieux bâtisseurs d'étoiles, dont on ne comprend pas encore très bien à quoi ça sert. Bref, j'ai beaucoup aimé, y compris le passage de la consule (j'ai phasé sur ses anneaux, je sais pas pourquoi). Juste : j'ai pas très bien saisi le pari de Titus Livius. Si j'ai bien compris, Scaevius a développé ses pouvoirs au cours du voyage, comment Titus Livius pouvait prévoir cela ? Et quel rapport avec la guerre, puisque Scaevius n'est pas un butin de guerre ? J'ai pas trouvé cela très clair je dois dire : ')
Hastur
Posté le 26/01/2022
Hello !

Merci beaucoup pour ton retour !
Alors je vais être honnête, quand j'ai écrit la lettre, Titus Livius n'avait pas la moindre raison de pouvoir prévoir ça, ou plutôt il l'avait, mais moi je l'ignorais. C'est sans doute mon personnage le moins bien construit au fil de l'écriture, ne sachant pas trop quoi en faire, comment le détailler. Je suis en train de travailler dessus dans mes corrections/réécritures/lettres complémentaires. Et maintenant, le personnage est bien plus solide. Une lettre supplémentaire qui sera placée avant, détaillera ces raisons, révélant entre autre que l'imperator a été gouverneur dans la province où se trouve Arpa, qu'il a été en lien avec Pathie et que l'adoption de Scaevius résulte en partie d'un accord entre eux. Il y aura toujours une part de mystère, mais elle sera davantage vis-à-vis de Pathie, ce qui me paraît plus logique, que sur Titus Livius.
Ca permettra de rendre les choses moins confuses, certains personnages mieux travailler par la même occasion. Enfin... J'espère ! ^^'

Encore merci !
A bientôt :)
AnatoleJ
Posté le 28/08/2021
Hello :D

Le premier paragraphe est extrêmement qualitatif ! C’est une jolie plongée dans l’ambiance de cette lettre :)

J’aime bien le fait qu’on ne sait absolument pas de quoi ils débattent, au début de la lettre, seulement que ça ne se passe pas bien, et je n’aurais même pas été frustré si Scaevius n’avait pas donné le sujet du débat (même si ça reste pertinent, il faut bien qu’on en sache plus sur l’intrigue et Faustus aussi ^^). Parce qu’au final ça n’a clairement pas l’air d’être les arguments qui amènent à un résultat mais comment les gens s’entendent (dans tous les sens du terme) entre eux, et visiblement Scaevius qui fait des étoiles est un bon moyen de rassembler tout le monde haha

Scaevius vient de passer une étape dans son art, et en plus c’est pour se la péter devant le Sénat ? La classe !
Et il semblerait que ce soit normalement « l’ennemi » qui possède ces dons ? ou au moins en majorité ? Ou du moins, les étoiles ont l’air plus connues comme leur appartenant que comme appartenant au rang des alliés... Ou peut-être que j’en apprendrais plus plus tard ^^
Bizarrement je ne suis pas très confiant sur les conséquences que son augmentation de pouvoir va avoir, surtout s’il s’engage dans une guerre...

J’allais aussi demander pourquoi Scaevius n’avait pas reçu un traitement plus « important » jusqu’ici au vu de ce statut, mais je vois que tu y as déjà répondu, et l’explication me paraît bien !

Voilà pour cette lettre, à bientôt sur la suivante :D
Hastur
Posté le 29/08/2021
Hello !

Merci pour ton retour très enthousiaste sur cette lettre très politique. Je suis content que l'angle te plaise. Si je me souviens bien, j'ai un petit bout de temps avant de trouver quelque chose me plaise, et qui ne me paraisse fort pénible à lire.

Effectivement, un gros cap a été franchi et qui marque le terme de son voyage jusqu'à Vale :).

Les secrets de la Nuit et ceux des Astrusques se révéleront par la suite une fois Scaevius sur leurs terres, du moins une partie des secrets. Il faut toujours en garder sous le coude hu hu :)

Encore merci pour ton retour !

À bientôt pour la dernière lettre du Livre I !
AnonymeErrant
Posté le 02/06/2021
Hello !

Ah, les joies de la politique. Quelle entrée en matière ! On est jeté en plein milieu de ce « procès ». Ce débat animé ne semblait pas loin de tourner au pugilat. Mais simagrées et compagnie sont plutôt représentatifs, j’ai envie de dire xD La consule m’intrigue plus qu’un peu pour le coup.

On devine que les actions de Livius vont au-delà d’une simple envie de guerroyer et que d’autres enjeux se cachent derrière et en découleront. Bon, réduire Scaevius a un faire-valoir n’est pas très glorieux et le jeter dans l’arène comme ça non plus. L’évolution soudaine de ses pouvoirs est-elle due à la montée d’adrénaline, couplée aux découvertes établies durant son voyage ? Quoi qu’il en soit, j’ai bien envie de le voir en action dans la bagarre, car l'art de la Nuit paraît désormais lui conférer une force offensive.

Par contre, c’est vrai que vu l’influence de l’Imperator, c’est à se demander pourquoi il laisse Scaevius, qui a une telle importance dans ses projets, faire ce dangereux périple seul. Si j’y réfléchis (attention les vélos), je peux imaginer que Scaevius sait se battre un minimum, après tout, il a été adopté par un meneur d’hommes et c’était un gamin des rues. Il doit par conséquent avoir de la ressource. Et peut-être dans la même veine : la volonté de Livius de créer la surprise devant le Sénat en conservant cet as dans sa poche, amenant son protégé par des voies discrètes et détournées afin de garder le secret.

Les Astrusques <= C’est un medley Astres/Etrusques ? J’aime beaucoup ! =D
Hastur
Posté le 05/06/2021
Hello !

Très content que l'ouverture politique t'ait plu ! Il faut dire que c'est assez grisant à écrire. Ca permet de décharger quelques pensées que l'on peut avoir sur le réel... J'essaie de rester subtile, mais c'est pas simple eh eh eh...

L'évolution de ses pouvoirs peut se voir comme tu le dis. C'est un point que j'appuierais davantage à la réécriture car il est important, les arcanes de la Nuit étant une science où l'intuition prédomine largement sur toute forme d'enseignement et de transmission plus traditionnelle. Et finalement, c'est ce qui arrive sous la pression de l'instant, c'est une intuition qui le "guide" à réussir ce petit tour pour transformer ses mains en lanternes ! ^^

"Si j’y réfléchis (attention les vélos)"
Je comprends bien qu'il y a une blague, mais je ne la saisis pas du tout xD. Je suis frustré !

Effectivement, pourquoi le laisser seul pour ce voyage dangereux si il apparait si important ? Encore une fois, la réécriture répondra à cette question. Si tu veux connaître les détails de ce que devraient être ces raisons, je les ai indiqués dans ma réponse au commentaire de Mathilde Blue en dessous ;). Depuis, elles n'ont pas bougé, et je pense certainement rester dessus.

Ah ah ! Une personne qui relève mon super jeu de mots pour Astrusque ! :D. Je dois l'avouer, j'étais très fier de moi en le trouvant ce mot valise pour nommer ce nouveau peuple qui rentre dans la danse XD.

Merci beaucoup pour ton retour qui fait toujours autant plaisir à lire !

A bientôt :)
MariKy
Posté le 23/05/2021
Ainsi donc les pouvoirs de notre Scaevius sont d'une importance capitale pour l'avenir du pays ! Mais j'ai cru comprendre qu'il y avait d'autres personnes comme Scaevius, ne serait-ce que Pathie, à moins que je me trompe? Pourquoi donc apparaît-il comme une exception ? D'autant qu'au début du récit, Scaevius ne semblait pas avoir des talents si développés : comme Titus-Livius savait-il ce dont Scaevius était capable ? J'imagine qu'il y a encore tout un mystère à résoudre autour de Pathie... Aurait-elle fui la ville pour échapper au genre de rôle que Titus-Livius entend confier à Scaevius ?
Oui je me creuse les méninges pour essayer de deviner la suite :p C'est que je suis bien accrochée à l'histoire !
Et j'aime beaucoup le personnage de Mucia Pompeia qui est d'emblée charismatique. Encore une femme forte, chouette <3
Hastur
Posté le 24/05/2021
Hello !

Merci beaucoup pour ton retour :).

Pathie l'était, Faustus l'est aussi, peut-être d'autres orphelins qui ont côtoyé Pathie en même temps que les deux frères. Et aussi, les personnes que Scævius a rencontré à Ys, l'espèce d'ordre dont faisait partie Emilius.

Titus fait davantage une sorte de pari et mise sur ce garçon qu'il rencontre 1-2 ans avant le début de la correspondance, en s'appuyant sur les conseils de Pathie qu'il rencontre aussi à cette occasion là.

En tout cas ce sont les idées que j'ai aujourd'hui pour répondre à tes questions hu hu. Mais ce sont des choses que je vais prendre en compte dans la réécriture, les sous-entendre et laisser davantage de bribes, pour qu'à la lecture on ait tout de même un certain nombre de réponses à la fin du livre I (en tout cas plus qu'en l'état), que l'on sente que l'on avance. Je pense que c'est l'un des plus gros défauts de la correspondance pour la moment, je suis trop radin en info ^^.

Mucia, plus reine que consule ! :D

Encore merci pour ton retour !
Mathilde Blue
Posté le 23/05/2021
Coucou !

Quel début fracassant ^^ J'ai beaucoup aimé cette lettre, qui éclaircit enfin les enjeux politiques de ce premier livre des Correspondances ! J'avoue que certaines descriptions des sénateurs m'ont bien fait rire, tu retranscris particulièrement bien l'ambiance délétère qui règne.

J'aime aussi beaucoup les personnages féminins. L'importance que tu leur donnes est vraiment très agréable à lire, et je les trouve tout à fait réussies !

Je me posais simplement une question, au vu des révélations de ce chapitre : pourquoi, au vu de l'importance de Scaevius, l'imperator le laisse prendre seul (enfin avec pour seul compagnie une caravane de marchands) la route pour Vale ? Pourquoi ne le fait-il pas escorter dès le début ?

À bientôt !
Hastur
Posté le 24/05/2021
Hello :).

Merci beaucoup pour ton retour !

Ah ah, tu pointes une incohérence qui va falloir que je gère lors de la réécriture. Conséquence d'écrire au fur et à mesure sans plan établi ^^'.

Je pense avoir une explication qui tient la route. L'imperator a rencontré Scævius à Arpa 1 ou 2 ans auparavant. Il a aussi rencontré Pathie, avec laquelle il a passé un accord pour adopter Scævius. Elle lui a précisé que Scævius devait encore rester à Arpa sous son aile pour être utile à l'imperator plus tard. Enfin elle lui conseille de le laisser traverser les Dorsales sans véritable assistance, sans plus d'explication.

J'ai pas mal d'idées pour enrichir les passages dans les Dorsales, détaillés davantage ce que sont les "bandits" pour rationnaliser le conseil de Pathie dont l'objectif est simplement d'ouvrir davantage Scævius aux arcanes de la Nuit.

J'en suis un peu près là dans mes réflexions. Mais maintenant que j'ai tout le squelette de cette première partie, je vais pouvoir enrichir le texte de manière plus cohérente qu'en écrivant à l'aveugle en quelque sorte ^^".

Très content que la partie assez politique t'ait plu ! :)

A bientôt !
Vous lisez