XXI. Écouter

Lorsque Juliette rouvrit les yeux, la fumée bleue se dissipait autour d’elle.

Les bras maigres et forts étaient toujours fermement ancrés autour de sa taille. Peu à peu, ils se relâchèrent et la libérèrent, à contre-cœur.

Protégées par l’écran de fumée évanescent, la princesse sourit à la magicienne. Et les lèvres pourpre se prirent au jeu.

Lorsque la fumée disparut, Juliette se trouva face à un long pont de bois suspendu au-dessus du vide noir. Les planches moisies semblaient incapables de soutenir même le poids d’un oiseau. La roche noire qui le maintenait accroché par des cordes des deux côtés paraissait tout aussi friable.

Du vide émanait une étrange vapeur sombre et nauséabonde.

Comme un appel.

De l’autre côté du pont, émergeant de la brume, la large silhouette du roi de Percée menant sa troupe de soldats de métal.

Le visage de ce dernier s’effaça derrière une moue enragée dès qu’il aperçut la Magicienne Sans Cœur. Il planta sa bannière au sol avec hargne. L’homme vêtu d’une armure argentée qui portait la bannière affublée d’une colombe, debout droit à quelques mètres de lui, lui lança un regard inquiet mais ne dit mot.

— Tu m’as bien berné, sorcière, vociféra Richard. Tu m’as promis que tu n’avais rien à voir avec la fuite de ma fille, et pourtant c’est bien chez toi qu’elle est retenue prisonnière. Et en plus de ça, tu l’empêches de remplir ses devoirs auprès de son époux et de son royaume. Je savais que je n’aurais pas dû te faire confiance ! Notre marché ne tient plus.

— Ah, mais je n’ai pas menti, clama Crudelis, sa voix portant loin au-dessus du vide et volant jusqu’aux troupes de l’autre côté. Sa fuite n’avait en effet rien à avoir avec moi, elle n’est pas de mon fait. C’est toi et toi seulement qui l’a provoquée.

Le regard noir du roi Richard coula un instant vers sa fille, mais ses paroles ne s’adressaient pas à elle.

— Que dis-tu ? Bien sûr que c’est de ta faute, c’est toi qui la retiens prisonnière !

— Je ne suis pas prisonnière.

Le roi de Percée se figea à l’écoute des mots, assurés et définitifs de sa fille unique.

— Juliette, mais enfin que dis-tu ? grogna le roi. Écoute, je ne sais pas bien quel sort t’a jeté cette sorcière. Je suis…

Sa voix se perdit dans un raclement de gorge peu élégant, mais il reprit rapidement, la gorge encombrée.

— …Désolé. J’aurais dû te prévenir, t’avertir du danger. J’ai cru pouvoir t’en protéger sans jamais que tu n’aies à lui faire face. Ce n’était pas à toi de le faire. C’était de mon devoir et de celui du royaume que te protéger. Mais c’est fini maintenant. Je vais te ramener au château.

Une vague d’agitation dans son dos l’interrompit. Il jeta un regard en arrière. Des soldats recouverts d’une armure plus claire lui adressèrent quelques gestes mécontents. Il secoua les épaules d’un air agacé. Il reprit, la voix tendue.

— Je vais te ramener à ta nouvelle demeure, à la Maison des Miroirs, là où t’attend le prince Edouard. Nous avons décidé avec ta mère qu’elle viendrait avec toi. Ce sera mieux que ce qui était prévu à l’origine. De cette manière, elle pourra t’aider à prendre tes marques en Crystallide, tu ne seras pas seule et…

— Je vous remercie pour votre mansuétude, père, grinça Juliette, les bras croisés, mais je ne viendrai pas avec vous.

— Qu… Quoi ? Mais Juliette, voyons, c’est ton devoir ! Je te l’ai expliqué de nombreuses fois, tu dois…

— Je le sais, le coupa-t-elle une seconde fois. Mais je ne remplirai pas ce devoir.

Le roi Richard tendit une main dans le vide, sembla hésiter, avant de bégayer :

— Mais tu n’as pas le choix ! tonna-t-il, avant de baisser d’un ton devant l’impassibilité de sa fille. D’accord, très bien. Puisque tu refuses d’entendre raison… Bon, je ne sais pas quel maléfice te possède, mais je vais régler ça. Nous avons des magiciens à la cour, nous allons te guérir de ce mal, je te le promets.

— Le seul mal qui me ronge est la fatalité du destin que vous me réservez, père, lâcha Juliette. Il en a toujours été ainsi et c’est la raison pour laquelle je me suis enfuie. Enfuie pour ne jamais revenir. Excusez-moi auprès de mère, je vous prie, et de Mademoiselle Charlotte…

— Mais c’est ridicule ! explosa Richard dans un rire gras et dissonant. Tu ne vas pas rester prisonnière du Pic de la Tourmente toute ta vie. Et puis tous finissent par en mourir, tu le sais, ça ?

— J’ai cru le comprendre, glissa Juliette avec un regard amusé en direction de la magicienne. Non pas que vous ayez pris la peine de me l’apprendre, cela dit. Mais contre toute attente, je me sens plutôt bien ici, moi.

Le roi Richard poussa un soupir exténué et se frotta les tempes avec la main qui ne tenait pas son arme.

— Ce n’est pas croyable…

Puis, une voix inconnue s’éleva non loin du souverain de Percée.

— Si la princesse Juliette ne souhaite pas quitter les lieux, j’ai pour ordre de ne pas intervenir. Vous le savez, roi Richard.

L’interpellé adressa un regard plein de venin en direction du dignitaire du royaume d’Indeya qui venait de prendre la parole d’un ton franc.

— Je me demande bien à quoi vous servez vous tous, grogna le roi de Percée.

— Cela je l’ignore, répondit l’homme à l’armure argentée. C’est vous qui avez demandé à être secondé par l’armée d’Indeya. J’ignore vos raisons.

Richard grommela entre ses dents, la mâchoire serrée.

La propriétaire des lieux en profita pour reprendre la parle de sa voix caverneuse et résonnante.

— Peu importe les raisons, tu as rompu notre accord, cher roi. C’était pourtant bien simple : je m’engageais à te révéler la cachette de la princesse Juliette, et en échange tu t’engageais à ne jamais franchir la porte de mon domaine.

— Mais tu n’as pas tenu ta part du marché ! hurla le roi, secouant les bras comme un animal déboussolé. Tu as promis que tu n’avais rien à voir avec sa disparition, alors même que tu la retenais dans ton donjon !

— Je la retenais, oui, mais à sa demande. La nuance est, me semble-t-il, primordiale.

Richard ouvrit de grands yeux ronds. Mais ce fut le dignitaire d’Indeya qui captura l’attention de la magicienne en levant un doigt.

— Si je puis me permettre, Madame, le roi Richard n’a pas encore brisé votre pacte, me semble-t-il.

Il montra le pont délabré d’une main.

— Il n’a pas encore franchi la limite de votre demeure.

Crudelis offrit un regard glacial au chef des armées d’Indeya, avant de croiser les mains devant elle.

— Certes, je le concède. Vous pouvez donc encore faire demi-tour sans avoir à souffrir aucune conséquence.

Un grondement roula au creux de la gorge du souverain de Percée. Il décrivit un pas en avant, sous le regard réprobateur du représentant d’Indeya.

— Je ne partirai pas sans ma fille. Alors tu vas t’écarter et la laisser partir, sorcière !

— La princesse partira si et seulement si elle le souhaite, rétorqua la magicienne en coulant un regard entendu en direction de la princesse.

Cette dernière lui rendit son regard. Son sourire rayonnant tranchait avec le visage de marbre de la femme en noir.

— Viens Juliette ! cria Richard, tendant une main, sa voix se faisant tremblante.

Suppliante.

— Ne t’en fais pas, tout se passera pour le mieux. Tu vas retourner auprès d’Edouard et respecter ton engagement. Tu sauveras le royaume de la ruine et de la guerre. Tout ce que tu as à faire, c’est traverser ce pont, ma fille.

Juliette ouvrit la bouche, la referma. Elle tourna la tête en direction de Saphira, le doute dansant dans ses yeux voilés. La magicienne ne lui offrit pas la réponse qu’elle cherchait.

— Ne tentez pas d’influencer la princesse Juliette, je vous prie, intervint encore le dignitaire d’Indeya. La reine Katherine a transmis des consignes claires : si la princesse est amenée de force par votre armée, nous avons ordre de nous opposer à vous.

Le roi Richard se tourna définitivement vers son interlocuteur.

— Êtes-vous en train de dire que vous risquerez une guerre pour protéger les caprices d’une princesse étrangère ?

— Je vous communique simplement les ordres qui m’ont été donnés, Votre Majesté.

Un rire sardonique vint troubler le vide et interrompit les deux hommes.

— N’aie crainte, cher roi, minauda Crudelis. La reine Katherine ne vous déclarera pas la guerre. Vous et votre pitoyable armée n’y survivrez pas, et Sa Majesté la reine d’Indeya est une femme très magnanime.

Le chef représentant d’Indeya confirma de la tête, convaincu. Les lèvres sombres du roi se tordirent, et le bas de son visage se froissa de colère.

Il fit un nouveau pas en avant.

— Qu’est-ce que tu peux bien en savoir, sorcière ? Toi…

Alors qu’il levait un bras, le chef des armées d’Indeya tendit une main pour l’en empêcher.

— Votre Majesté, je vous en conjure. Vous savez que nous avons également ordre de vous empêcher d’attaquer gratuitement la Magicienne, hors le cas d’une légitime défense. Ce qui n’est évidemment pas le cas ici. Je vous demanderai donc de prendre garde à vos actes. Vous voulez comme nous maintenir la paix dans ce continent, je crois. Ou en tout cas, la reine Katherine le croit.

La mention de sa sœur sembla agir comme un étrange calmant sur le roi. Son visage se détendit légèrement et il se tourna de nouveau vers les deux femmes de l’autre côté du pont.

— Mais, ma fille…

— Concernant ta fille, clama Crudelis, je crois que c’est très simple. Tout ce que tu as à faire est lui demander son avis et l’écouter. Mais en seras-tu seulement capable ?

Richard observa la magicienne pendant quelques instants, avant de poser son regard flamboyant sur sa fille.

— Juliette, ma fille, j’ai besoin que tu répondes sincèrement et clairement à cette question.

Il s’arrêta un instant, et devant l’acquiescement de l’intéressée, poursuivit non sans hésitation.

— Peux-tu me promettre ici et maintenant que tu souhaites demeurer aux côtés de cette… de la Magicienne Sans Cœur ?

Juliette demeura silencieuse pendant plusieurs secondes, avant d’ouvrir la bouche et parler d’une voix qui ne laissait place à aucun doute.

— Oui, père. Je l’ai déjà dit et je réitère mon souhait : je ne rentrerai pas à la Bastille Noire ni à la Maison des Miroirs. Je veux rester ici, auprès d’elle.

Un souffle rauque, enragé, s’échappa de la bouche du roi, mais il n’empêcha pas la princesse de tendre la main, paume ouverte vers la magicienne. Cette dernière y déposa sa main sans hésitation.

La mâchoire du roi se décrocha de stupeur.

— Mais qu’est-ce que…

— Vous avez votre réponse désormais, déclara le chef d’Indeya. Maintenant, nous n’avons plus rien à faire ici.

Alors que l’homme brandissait sa bannière pour ordonner à ses troupes de rebrousser chemin, le roi de Percée glissa un coup d’œil par dessus son épaule et croisa le regard de l’homme qui menait son armée.

Il décrivit un large pas en avant.

Posa un pied sur la première planche du pont.

 

Le silence devint assourdissant.

 

Les muscles de la magicienne, de ses pieds jusqu’à son visage, se tendirent un à un comme les cordes d’un arc. Juliette pouvait le sentir jusque dans les doigts attachés aux siens.

La voix craquelée, déformée par la rage du roi parvint jusqu’à la magicienne, traversant la brume et le vide.

— Je ne laisserai pas ma fille aux mains d’une sorcière.

— Arrêtez, Votre Majesté, s’il vous plaît ! s’écria le chef d’Indeya, les yeux rivés sur le pont chancelant.

Le roi Richard posa un pied sur la seconde planche.

— Père, s’il vous plaît, murmura Juliette.

Un ricanement glacial retentit tout près d’elle. La main froide quitta la sienne sans un au revoir, et la Magicienne Sans Cœur avança sans hésitation. La bouche pourpre avait retrouvé cette courbe familière et tortueuse de cruauté.

Le sang de Juliette se solidifia dans ses veines, et elle suivit son mouvement sans réfléchir.

— Je le savais, lâcha enfin la magicienne, sa voix suave, dégoulinante de satisfaction. Tu as toujours été comme tous les autres. Pire que tous, même. Tu ne sais pas écouter. Tu ne connais pas le refus. Et comme il était prévisible, tu as rompu ton pacte.

Elle écarta les bras d’un geste indolent, comme pour ouvrir un chemin, ou offrir une évidence.

Désespérante.

Lentement, ses pieds se détachèrent de la roche. Au sol se forma une brume bleu, progressivement, nuage après nuage, claire comme l’eau de source, cyan comme une eau extraordinaire, dangereuse. La brume s’enroula autour des jambes et du long manteau de Crudelis. Son corps tout entier s’éleva au-dessus de la princesse et au-dessus du pont, suspendu à quelques mètres dans les airs.

Cette fois-ci, ce fut le rire fou, aliéné de Richard qui fit vibrer le silence.

— Pff, quelle importance ! Si je ne récupère pas ma fille, Crystallide me déclarera la guerre et ils viendront eux-même chercher ce qui leur appartient. Et là, que feras-tu magicienne ? Combattras-tu une armée entière ?

Juliette tressaillit, et elle vit le corps de la magicienne se raidir plus encore. La fumée bleu formait désormais une cascade infinie qui coulait le long de sa robe noire pour recouvrir la pierre au sol et plonger plus loin dans le vide.

— Rien ne t'appartient, mon pauvre petit roi. Pas même la dignité.

La voix de Saphira était cassante, sifflante telle la langue du serpent.

Le roi Richard posa un pied presque un mètre plus loin sur la troisième planche, qui grinça désagréablement. Il lança encore un regard en arrière en direction de son armée immobile et hocha la tête discrètement, avant de reporter son attention sur la magicienne flottant à plusieurs mètres au-dessus de lui.

— Parce que tu m’as tout pris, gronda Richard, sa voix se liquéfiant comme la lave. Je ne te laisserai pas prendre aussi ma fille et mon royaume.

Crudelis éclata d’un rire froid, cynique, qui se répercuta sur la montagne de roches et la forteresse de ruines.

— Ton royaume ? Mais que ferais-je donc de ton pitoyable royaume ? Tu sembles croire que nous sommes tous à la recherche du pouvoir, de la gloire.

Son ricanement éclata comme des débris de verre.

— En réalité, mon petit roi, ceux qui chassent le pouvoir sont ceux qui n’ont rien d’autre pour prouver leur valeur au monde. Ceux qui ne le méritent pas.

Richard fixait la magicienne de ses yeux charbon ardent, la mâchoire contractée de rage.

— Que les bâtards comme toi convoitent l’or et la couronne, cela m’est bien égal, cracha-t-elle.

Elle leva une main, paumée tournée vers le ciel. Sa bague saphir étincela à la lueur du soleil levant.

— Mais que vous écrasiez les femmes pour y parvenir, cela je ne le tolérerai pas.

D’un geste fluide, elle tendit la main en direction du roi de Percée, et les roches qui soutenaient les piquets du pont frémirent. Les planches de bois éparses tremblèrent comme des feuilles et s’entrechoquèrent dans un vacarme assourdissant. Le bord de la falaise s’effrita, laissant échapper quelques pierres qui se détachèrent et tombèrent dans le vide.

Le bruit de leur chute fut aspiré par le gouffre.

Il ne resta que le silence.

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Edouard PArle
Posté le 21/02/2024
Coucou Conts !
Sacré chapitre, beaucoup d'action ! Très intéressant de revoir Richard, la confrontation avec la Magicienne promet pour le chapitre XXII.
Belle chute (seulement de chapitre pour l'instant^^)
Je continue !
Contesse
Posté le 10/03/2024
Reee !

Je suis contente que ce chapitre te plaise, effectivement la fin implique plus d'actions ahah contente que ça fonctionne :D
AlodieCreations
Posté le 19/12/2023
Eh bé dis donc, y'a de l'action (j'ai enchainé les deux chapitres du coup XD)

Saphira et Juliette réunies, wiiii \ o / Girls power !

J'aime bien la Reine Katherine aussi ! Même si on ne la voit pas, on ressent sa puissante influence et ça c'est mrrrr

A très viiite
Contesse
Posté le 28/12/2023
Reee !

Oui, les deux derniers chapitres bougent un peu plus on va dire ahah, c'est pour la fin, c'est cool que ça clashe un peu ahah xD

Oui Katherine est une présence toujours en toile de fond, elle est toujours là mais jamais vraiment là en réalité ahah xD Elle dégage une certaine aura peut-être ? ^^
Contente que tu l'apprécies malgré sa non présence du coup ahah xD

Merci pour ton retour comme d'hab ;)
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