Le poing de Richard se referma sur la corde tandis qu’il laissait son regard se perdre dans les abysses du vide. Lorsqu’il releva la tête pour chercher le regard de la Magicienne Sans Cœur, ses prunelles charbon brûlaient de haine et de détermination.
— Je n’écrase personne. Ce n’est pas moi qui ai condamné un nouveau né à une mort certaine, Crudelis. J’essaie simplement de sauver ma fille ! Alors oui, si ça doit me demander des sacrifices, je n’hésiterais pas une seconde.
À ces mots, Richard leva une main vers le ciel. Aussitôt, son armée de fer se dressa et les soldats brandirent leurs armes. Dans un sifflement doucereux, les flèches fendirent l’air en direction de la magicienne planant au-dessus du gouffre.
Les lèvres violettes se tordirent de dégoût, mais la magicienne n’esquissa pas le moindre mouvement, comme si elle n’avait pas vu les arcs se braquer sur elle. Comme s’ils ne représentaient aucune menace sérieuse.
— Non ! s’écria Juliette, se levant précipitamment, une main tendue vers Saphira.
— Votre Majesté, intervint le chef d’Indeya, décrivant un pas en direction du pont. Je vous en conjure, arrêtez immédiatement cette offensive !
À son tour, la Magicienne leva un bras vers les cieux. Le bras de velours décrivit un cercle dans les airs, et toutes les flèches se ramollirent instantanément. Elles se déformèrent, s’allongèrent pour se transformer en de longues lianes couvertes d’épines. Puis elles filèrent droit vers le sol, tombant comme des poids morts. Les dernières survolaient encore le roi lorsqu’elles se figèrent, avant de se déverser sur lui comme une pluie de ronces. Il s’en débarrassa dans un manège de gestes impatients et de jurons rageurs.
Le dignitaire d’Indeya reprit, sa voix se faisant hésitante :
— Nous ne voulons pas vous porter préjudice, vous le savez, mais si vous continuez, vous ne nous laisserez pas le choix. Vous connaissez les ordres de la reine Katherine votre sœur…
— Pfff ! Mais attaquez-moi si ça vous chante, cracha le roi, balayant l’idée d’un revers de main expéditif. Si vous ne voulez pas m’aider à sauver ma fille de cette folle dangereuse, c’est que vous n’êtes pas mes alliés.
— Alors tu es toujours persuadé que c’est moi et uniquement moi qui ai provoqué la chute de ta tendre fille ? claqua la magicienne, sournoise. Ton aveuglement ne connait donc aucune limite. Et pourtant, c’est bien toi qui dresses tes soldats contre ta propre fille. Es-tu bien sûr de vouloir son bien ? Ou plutôt… ne veux-tu pas son bien seulement quand il va dans le sens de tes propres désirs ?
— Ma fille est l’héritière du trône de Percée, reine par alliance du royaume de Crystallide, elle a des devoirs et des responsabilités, rétorqua-t-il, les dents serrées. Je me dois de les lui rappeler. Elle ne peut pas décider comme ça sur un coup de tête qu’elle préfère rester vivre sous l’emprise d’une sorcière dans…
Il s’interrompit pour embrasser la vision de la forteresse en ruines qui le surplombait.
— Un tas de pierres démoli perdu dans la montagne !
D’un geste excédé, il désigna le Pic de la tourmente, ses épaules se soulevant avec un grand effort, comme si elles pesaient une tonne.
— Bien sûr que je veux son bien, tempéra-t-il. Mais je pense aussi et surtout au bien du royaume, à la paix et au Continent. Alors oui, si ma fille ne veut pas entendre raison, je me dois bien d’agir. Je ne vais pas plonger mon pays dans la guerre pour assouvir les désirs insensés d’une gamine pervertie !
Juliette ouvrit de grands yeux. Une lueur effacée, troublée s’immisça dans son regard lorsqu’elle trouva le visage dur du roi.
— Père… Je ne comprends pas. Comment pouvez-vous un instant croire que…
— Pervertie, vous dites ? la coupa Crudelis, implacable.
Sa voix se fit hypnotisante, résonnant ici et là, de partout et de nulle part à la fois. Elle avait le tranchant de l’acier et la souplesse de la couleuvre.
— Mais par qui, pauvre fou ? Vous croyez peut-être que je l’ai maudite, condamnée à une souffrance indélébile, à une mort certaine… Mais dites-moi. Qui, selon vous, a créé le terrain parfait pour que ma malédiction prospère sans encombre, sans que je n’aie même à lever le petit doigt ?
La Magicienne Sans Cœur se tut, comme si elle attendait une réponse. Devant le silence du roi et de ses armées, elle tendit les mains vers le ciel. La brume qui entourait ses jambes se propagea comme une vague remontante, grimpa sur son torse et s’éleva, toujours plus haute, menaçante. Bientôt, la fumée cyan forma comme une muraille derrière elle, se dressant entre les hommes et la forteresse de pierre.
— C’est vous.
Un tremblement, plus puissant que le tonnerre, ébranla la terre.
Richard et ses hommes tressaillirent à l’unisson, et le roi balaya du regard le vide, le pont et les roches tout autour, sans parvenir à en trouver l’origine.
— Protéger une femme du monde en l’arrachant au savoir ?
Elle ricana sans vergogne.
Ses bras s’écartèrent encore, gracieux et puissants, comme un appel au firmament.
— Pauvre idiot. Ne comprenez-vous pas ? Vous avez vous-même passé la corde autour du cou de votre chère et tendre petite fille.
— Une femme privée de connaissance est peut-être une femme qui survit…
Son regard s’abaissa sur la silhouette affaissée de la princesse silencieuse.
— Mais certainement pas une femme qui vit.
Lentement, Juliette releva la tête jusqu’à croiser les yeux enfouis sous le velours. Un fin sourire, timide, fleurit sur le visage rond de la princesse. Ses épaules s’ouvrirent peu à peu, son dos se détendit. Son corps entier se redressa, ses traits s’adoucirent, effacèrent les courbes de la misère.
Un rictus se peignit à son tour sur les lèvres pourpres.
Le cri de rage de Richard interrompit l’échange entre les deux femmes. L’appel fut suivi d’un mouvement de foule de l’armée de Percée. Les soldats levèrent les bras à l’unisson, puis les abaissèrent.
Des flèches d’acier percèrent le ciel, et filèrent tout droit vers la magicienne.
— Non ! s’écria le représentant d’Indeya, son regard effaré braqué sur le souverain de Percée. Votre Majesté, par Hermine, cessez votre assaut. Je crois que c’est parfaitement clair à présent : votre fille a fait son choix. Vous vous devez de le respecter.
La Magicienne Sans Cœur tendit une main, et le mur de brume s’avança. Il la traversa, elle d’abord, puis il passa au travers de Juliette, recroquevillée au pied du pont, comme si elle n’était qu’un fantôme. Enfin, il se dressa juste au bord du précipice, il se solidifia soudain.
De mur de fumée, il devint mur de cristal.
Les flèches se brisèrent sur sa surface brillante.
Richard poussa un grondement de frustration.
— Pfff ! pouffa-t-il, la colère à peine contenue dans son souffle rauque. Vous êtes si naïf, mon Général. Vous ne voyez donc pas qu’elle est prisonnière de cette femme ? Prisonnière de sa magie, de son influence, de son emprise ? Si ma chère sœur était là, croyez bien qu’elle le verrait tout de suite. Elle n’hésiterait pas une seconde à intervenir.
Le général d’Indeya fronça les sourcils, mais ne dit mot.
Et le cristal devint fumée à nouveau, et recula, laissant réapparaître la magicienne et sa prisonnière.
— Encore une fois, déclara Crudelis, tu ne peux que prouver ce que nous savions tous déjà. Tu ne sais pas écouter ceux qui se dressent contre ta volonté. Celles qui s’opposent à toi.
Sa voix éclata dans le silence, caverneuse et tonitruante. Elle tendit les bras de part et d’autre de son torse.
Un nouveau tremblement déchira la terre, ébranla la pierre.
Le tremblement se fit régulier, et de plus en plus fort. Le sol derrière le mur de fumée semblait sur le point de rompre. La roche tout autour sous les pieds de la princesse était secouée de toute part.
— Tu crois vraiment pouvoir nous faire plier avec ton armée ?
Un rire cinglant perça l’air.
— Ton armée d’hommes pour écraser une femme ?
Nouveau rire, glacial, déstructuré.
Et enfin, le mur de fumée de désagrégea pour dévoiler ce qu’il dissimulait.
Richard se trouva bouche bée, tandis que le général d’Indeya et ses hommes ouvrirent grand leurs yeux.
De l’autre côté du pont, la forteresse du Pic de la Tourmente était agitée de tremblements qui faisaient crisser et gémir les pierres.
Crudelis décrivit un mouvement preste de sa main décorée de saphir, et les pierres se détachèrent de la structure. Une à une, pierre par pierre, la demeure se brisa en mille morceaux. Déconstruits, les rochers se mirent à tourbillonner dans les airs, et lentement, s’approchèrent de la magicienne.
Ils étaient cent, trois cents, ou peut-être cinq cents débris.
La tête de Juliette pivota en arrière. Elle regarda la tornade de pierres approcher les yeux exorbités. Instinctivement, elle se protégea d’un bras recouvrant son visage.
La voix de la magicienne reprit, plus forte que la tornade, assourdissante.
— Tu ne nous feras pas plier.
Le tourbillon de pierres passa au travers de la magicienne, puis de Juliette, qui poussa un cri de terreur. Elle se recroquevilla sur elle-même, sur le sol, dans un vain espoir de se protéger.
La tornade passa au travers sans la toucher.
Lentement elle se redressa, interloquée, et observa les pierres volantes qui filaient en direction du pont. Son père fixait la tornade de pierres, le regard vide de sens.
— Non… murmura Juliette, levant les yeux vers la magicienne qui flottait dans les airs.
Ses boucles brunes s’échappaient de sous sa capuche, virevoltaient comme la queue de milliers de serpents.
— Saphira, s’il vous plaît…
Malgré la faiblesse de ses mots, Crudelis sembla les entendre car elle baissa les yeux sur la princesse prostrée en contrebas.
Elle ne répondit pas.
La tornade poursuivit son chemin destructeur.
— Vous ne nous écraserez plus.
Son râle sonna comme une complainte épuisée, soulagée.
Millénaire.
Les pierres lacérèrent le pont, le roi Richard s’agrippa aux cordes de toutes ses forces, et commença à reculer, sans se retourner. Lorsque la tornade l’eût dépassé, il ouvrit les yeux. Il se tenait toujours sur une planche déchirée, qui craquait horriblement, mais résistait à l’assaut.
Les pierres virevoltaient toujours en direction de l’autre rive, et de son armée immobile de terreur.
— Non ! vociféra-t-il, lançant une main en direction de sa troupe. Retraite ! Retraite ! Reculez !
Paniqués, les soldats échangent des regards abasourdis et finirent par faire volte-face.
Un ricanement cynique parvint jusqu’à leurs oreilles.
La tornade avait atteint l’autre rive et secouait désormais les poteaux de bois qui ancraient le pont dans le sol. Elle vira sans hésiter sur la gauche, pourchassant l’armée de Percée. Le roi Richard s’agrippa de plus belle aux cordes, désespérément.
— Allons, allons. Vous n’allez tout de même pas reculer face à une femme ? Auriez-vous soudainement peur ?
La tornade avançait, arrachant tout sur son passage, droit vers l’armée de Percée. Les soldats reculaient de plus en plus vite, trébuchaient sur leurs pieds chancelants, sous l’œil effaré de l’armée d’Indeya, épargnée par la fureur des pierres volantes.
— Ça suffit ! cria le roi, levant les bras d’un geste désespéré. C’est bon, je l’admets. Tu as gagné.
Il serra la mâchoire, mais posa son regard sur la magicienne sans ciller.
— Tu as gagné, Crudelis. Nous abandonnons. Nous ne faisons pas le poids face à toi et à ton pouvoir.
Il se redressa lentement, prenant appui sur la planche fragilisée avant grande prudence.
— Je le reconnais. Maintenant, si tu voulais bien épargner mes hommes…
Lentement, il décrivit un pas en arrière.
Puis un autre.
Il s’immobilisa sur la première planche du pont en ruines.
La Magicienne Sans Cœur demeura muette, mais ses lèvres pourpre formèrent une courbe tordue. Elle observa son ennemi reculer devant elle.
Jusqu’à ce qu’il pivote sur ses talons, lui tournant le dos.
— Et si ma fille refuse de revenir à la raison, poursuivit-il, las, alors j’imagine que je n’ai pas le choix…
Le corps de la femme en noir se tendit de la tête aux pieds, jusqu’à ses doigts tendus, ouverts vers le ciel. Un léger mouvement de la main de Richard attira l’attention de Juliette. C’était à peine une rotation du poignet, le soulèvement d’un doigt.
Puis, le sifflement strident.
Une forme fine, longiligne, qui file dans l’air.
Une flèche d’or.
Lancée par un archer de Percée placé en première ligne, de l’autre côté de la tempête de pierre qui faisait toujours rage.
— Roi de Percée, mais que faites-vous ? parvint le cri désespéré du général d’Indeya. Mais enfin… Vous avez perdu la tête !
Une flèche d’or qui volait
Droit vers elle.
Elle ouvrit la bouche pour hurler, mais aucun son n’en sortit.
Elle voulut se jeter à terre, mais ses jambes étaient fermement ancrées dans le sol.
Prisonnières.
Comme elle.
La pointe d’or à quelques mètres d’elle, elle ferma les yeux.
Pour ne pas voir la flèche transpercer sa poitrine.
La sentir suffira bien assez
Pour lui crier la vérité.
Très bon chapitre de confrontation, le dignitaire d'Indeya me fait bien rire, il n'y a pas grand chose à faire entre deux personnes qui se détestent autant xD
Le faux retrait de Richard est bien vu, avec la flèche d'or. Curieux de voir la suite !
Ahah oui vraiment personne ne l'écoute c'est assez rigolo ahah le pauvre xD
Contente que la feinte de Richard fonctionne bien héhé :D