Le film n’était pas terrible. Il avait voulu suivre les autres mais il le regrettait un peu. Il aurait pu garder le montant de la place pour une autre séance, plus intéressante. Il ne retournerait pas avec eux s’ils le lui proposaient à l’avenir. Au moins, maintenant il savait où se trouvait le cinéma et surtout, comment y aller. Il fallait prendre le métro jusqu’à Préfecture et ensuite marcher vers le centre pendant une dizaine de minutes.
C’était un cinéma à l’ancienne, avait dit Brunno. « Comment ça ? » avait demandé Alioune, de vieilles images de cinéma muet et de lanternes magiques à l’esprit.
- « Ce n’est pas un multiplexe. Les salles sont petites, il n’y a pas de popcorn, quoi », avait répondu Brunno.
Alioune n’aurait jamais osé lui avouer qu’il n’avait jamais mis les pieds dans un ciné. Le cinéma qu’il imaginait était celui qu’il avait vu dans les films. Aucun de ses camarades cet après-midi là ne se doutait de l’excitation qui l’animait. Il fit comme il avait appris à le faire depuis son arrivée : il regarda les autres et fit comme eux. Brunno alla aux toilettes avant le film, il fit comme lui. Messmer garda son manteau dans la salle, il n’osa pas enlever le sien.
La dame assise devant lui se retourna pour lui adresser un regard courroucé alors qu’il demandait dans combien de temps commençait la séance : il ne savait pas qu’il était censé chuchoter. Heureusement, la lumière se tamisa à ce moment là et personne ne put remarquer son embarras. Il pensait que le film commençait, mais non, c’était une bande annonce. Il ne comprit qu’à la troisième de quoi il s’agissait. Quand le film débuta, il était confortablement installé dans son siège et se sentait enfin à l’aise. Il n’avait pas vraiment cherché à savoir de quoi parlait le film, il connaissait juste le titre : Yesterday/Tomorrow. C’était une histoire sans intérêt, rien de palpitant, tout était prévisible, même la mort du personnage principal.
Si Mohamed était là, on aurait pu échanger nos impressions, se dit-il. Je vais lui raconter ça dans ma lettre. Alioune n’osa pas dire son avis à la sortie, car il craignait que ses camarades ne se moquent de lui. Bien lui en prit, car il les entendit manifester leur contentement sur le trajet du retour. Seul Brunno n’avait pas apprécié et ne se gêna pas pour le signifier, s’opposant ainsi au reste du groupe. Quel courage ! pensa Alioune. Il admirait vraiment son nouvel ami. Il était arrivé seul du Brésil, avait dû tout apprendre par lui-même. Il était si débrouillard ! Ce dernier le prit justement en aparté :
- « J’ai envoyé un message à Daphnée pour savoir comment se passait le fameux week-end d’inté’.
- Et alors ? » demanda Alioune.
- « Elle m’a répondu que c’était plutôt cool, mieux que ce qu’elle avait pensé et qu’elle s’amusait bien. Elle nous racontera lundi. Au fait, tu t’es décidé à m’accompagner au club photo lundi soir ? »
Alioune hésita. Il ne voulait pas s’engager dans quelque activité qui pourrait le détourner de ses études. Il regarda son ami qui ne ressemblait à nul autre. Incroyable métisse comme le sont tant de brésiliens, dont la génétique est le résultat des multiples brassages que connu le pays ; il avait le teint mat et des cheveux crépus mais ses traits étaient ceux d’un européen. En voyant le sourire plein d’espoir de Brunno, planté devant lui dans le métro, il n’eut pas le cœur de refuser.
- Oui, pourquoi pas. » Faire des photos, manipuler des appareils, lui rappellerait Monsieur Ali. Et puis cela ferait des choses à raconter à Mohamed.
- Muito legal !!
- Excuse-moi ?
- C’est du portugais, ça veut dire… cool ».
La franchise et la spontanéité de Brunno désarmaient Alioune par moments, mais il était ravi d’être devenu son ami.
- « Est-ce que tu veux qu’on dîne ensemble ? Je peux te faire de la vatapa si tu veux goûter ! C’est une spécialité brésilienne. Il faut qu’on passe au supermarché pour que j’achète des crevettes et des noix de cajou. Ça te tente ? »
Alioune comptait écrire sa lettre à Mohamed et réviser un petit peu. Il aimait tout planifier à l’avance, cela le rassurait. Pas de surprise, pas d’imprévus stressants. Il se raisonna : après tout, il pouvait bien faire tout ça demain.
- « D’accord, avec plaisir », consentit-il.
Brunno partit dans un monologue sur les spécialités culinaires de son pays, qu’Alioune écoutait vaguement. Il regardait par les vitres du métro le paysage urbain. Ils avaient quitté la partie souterraine et circulaient maintenant dans un quartier d’habitation. Il y avait peu de commerces. Beaucoup d’immeubles, plus ou moins récents. Les trottoirs étaient vides. Hormis les passant·es, qui se croisaient sans même s’adresser un regard, c’est comme si tout était mort. Il pensa aux petits étals, aux vendeuses ambulantes, aux enfants qui se poursuivaient en uniformes d’écoliers dans les rues de son pays. Il arrivait presque à sentir l’odeur écœurante de l’essence frelatée qu’on vendait à tous les coins de rues ou celle appétissante des fritures de Mama Dolla, qui lui donnaient l’eau à la bouche. Jamais il n’avait pensé que des odeurs pouvaient manquer à quelqu’un. Une bouffée de mal du pays le submergea, puis tout à coup il aperçut une femme en boubou qui tenait un enfant par la main. Il sourit. C’était comme un mirage, un clin d’œil de son pays. Elle disparut de sa vue alors que le métro replongeait dans un tunnel sous-terrain.
Ici, tout était comme aseptisé, aussi bien les lieux que les personnes. Il avait vu cette semaine un mendiant allongé devant le supermarché, sur un carton. Tout le monde passait devant lui, le contournait pour entrer et sortir du magasin, sans même lui accorder un regard. Alioune avait été fasciné par ce spectacle. C’était comme si le nécessiteux était transparent. Le ballet des client·es continuait, iels venaient tous dépenser de l’argent, ressortaient avec des sachets pleins de nourriture et d’autres effets, sans même penser à lui venir en aide. Il avait juste vu un homme se pencher et disposer une piécette dans une petite coupelle en plastique à côté de la tête du mendiant. Mais où est la famille de cet homme ? Que lui est-il arrivé pour qu’il se retrouve ainsi, tel la lie de la société ? Alioune n’aurait jamais cru voir cela en France, le pays de la liberté et des droits sociaux. Il en avait parlé à sa mère au téléphone le soir même, mais il avait la détestable impression qu’elle ne l’avait pas cru.
Heureusement qu’il habitait à la résidence, avec tous les autres étudiant·es étrangers. Souvent, il ne comprenait pas certaines de leurs attitudes, voire ce qu’ils lui disaient, mais au moins il ne se sentait pas seul. La femme de ménage venait de son pays, elle le lui avait dit un matin alors qu’il la saluait. Depuis, elle ne manquait pas de prendre de ses nouvelles et c’était réconfortant d’avoir une adulte à proximité, à qui il pouvait demander conseil si besoin.
Ses camarades de la prépa étaient parfois méprisants à son encontre, comme pour lui faire sentir qu’il n’était pas comme eux, puisqu’il n’aurait pas pu être là sans sa bourse. Il y avait aussi une dame à l’école qui avait été gentille avec lui et lui avait demandé si tout allait bien alors qu’il errait dans les couloirs un midi. Il devrait peut-être lui demander conseil pour trouver un job, car il se rendait compte qu’il allait avoir des difficultés à subvenir à tous ces besoins avec sa bourse et le peu d’argent que lui envoyaient ses parents.
« Et toi ? Tu aimes cuisiner ? » Brunno le tira de ses pensées.
- « Oui, j’adore ça. Tu voudrais que je te fasse goûter un plat de mon pays ?
- Si tu veux, on peut décider de manger ensemble les samedis soir, on cuisinerai chacun notre tour ?
- C’est une bonne idée, » convint Alioune.
- « Est-ce que tu sais s’il y a une asso de cuisine à l’école ? » demanda Brunno.
- « Non, je ne crois pas. En tout cas je n’en ai pas vue à la journée des associations.
- On pourrait en créer une peut-être ? »
Alioune sourit. Brunno débordait vraiment d’enthousiasme. Il ne se voyait pas en fondateur, mais pourquoi pas ? Avec lui, tout semblait tellement facile.
- « Je vais déjà t’accompagner au club photo et après on verra, » répondit-il.
Brunno hocha la tête et se lança dans un réquisitoire sur les avantages d’une telle asso à l’école :
- « On pourrait proposer des repas interculturels. Découverte des cuisines du monde. Des initiations pour ceux qui ne savent pas faire. On pourrait vendre de la nourriture lors des soirées du BDA et on gagnerait de l’argent ! » S’enthousiasma-t-il. Le dernier argument suscita l’intérêt d’Alioune. S’il pouvait concilier l’une de ses activités favorites avec une hausse de ses revenus, cela devenait intéressant… il interrompit son ami :
- « Mais on ne sait même pas comment faire pour créer une association !
- Et bien on va se renseigner. Il y a quelqu’un à l’école qui m’a aidé pour mes démarches de visa, je vais lui demander conseil. »
Il avait l’air tellement sûr de lui. Alioune se vit subitement animant un atelier cuisine dans un tablier immaculé, une toque sur la tête. Il sourit. Il ne pensait plus du tout à son pays, il visualisait son avenir.
-Au 4e paragraphe le verbe faire est répété assez souvent
-Après le film : "des multiples brassages que connu le pays" connut avec un t
-"dans un tunnel sous-terrain" c'est souterrain
-"on cuisinerai" avec un t : cuisinerait