J’eus de moins en moins de rendez-vous, alors que je commençai à laisser mon CV et des lettres de motivation dans le moindre restaurant traînant dans la ville. Oisif, je traînais dans les rues seul alors qu’Aïden réussissait brillamment sa première année d’études. On fêta ça dignement, mais n’ayant pas l’argent de l’inviter manger ou que ce soit, je me contentais simplement de repas cuisiné à l’appartement.
« C’est tout aussi bien, je t’assure ! Je n’ai pas besoin de bien manger pour être heureux !
– Peut être, mais ça rend heureux de bien manger. Je n’ai pas la prétention de dire que c’est aussi bon que dans un trois étoiles, mais normalement, c’est mangeable.
– Il va falloir arrêter de jouer aux faux modestes, maintenant, répliqua Aïden avec un petit rire.
– Bon alors, combien de temps d’études ?
– Normalement, si tout se passe bien, deux ans. Ensuite, je pourrai décider de me spécialiser, par exemple en tant que photographe de terrain, sur des opérations journalistiques, ou faire autre chose.
– Tu serai tenté par quoi ?
– Tu serai étonné si je parlais de d’évènement sportifs ?
– Pas vraiment. Mais quand même un peu.
– Pourquoi ?
– Parce que je te voyais bien dans un domaine artistique. »
Il eut un petit sourire, mais son air donnait l’impression qu’il avait peur de me blesser.
« L’art, c’est bien, mais ça ne nourrit pas. Avoir un métier où je peux gagner un peu plus ne m’empêchera quand même pas de faire ce que je veux de mon temps libre.
– N’est-ce pas... »
Même si je pensais qu’il avait raison, je ne pus pas m’empêcher de me sentir triste en l’entendant. Plutôt que de m’attarder, je me repris et changeais de sujet.
« Tu as prévenu tes parents ?
– Pas encore.
– Je ne t’ai pas vu retourner chez eux. Ils ne sont pas inquiet de ne pas avoir de nouvelles ?
– Je leur envoie des photos, de temps en temps. Ça doit aller…
– Si tu le dis. »
Je bus ma bière d’un coup sec, puis me lançais.
« En parlant de la ville… Cet été, je comptais rentrer chez moi. Ça ne te dirait pas de m’accompagner ? »
Il eut un petit sourire, mais sa réponse fut net.
« J’y réfléchirai, mais je pense que ce sera non.
– Pourquoi ?
– Je… ne veux pas. »
Sa main trembla légèrement sur son verre. Ne voulant pas ternir notre pseudo-fête, je le rassurai :
« D’accord, ce n’est pas très grave. Tu ne veux pas dire bonjour à tes parents ?
– Pas vraiment. Je pense qu’ils ne m’en voudront pas.
– Ok. Je ne comptais pas partir longtemps, de toute façon.
– Tu vas saluer ton père ?
– Oui, mais pas que. Les belles de nuit me manquent un peu.
– Qu’est-ce que tu racontes, elles sont ici, les belles de nuit.
– Ce n’en est qu’une infime partie, répondis-je en riant. La nuit sous les belles de nuit, ça n’a pas de prix. Tu pourrais peut-être comprendre avec ton champ de tournesol, non ?
– Peut-être. »
Voyant que j’allais définitivement l’embrunir, je repris.
« Tu pourras changer d’avis si tu veux. Mais tu peux rester ici, si tu fais le ménage et la vaisselle, ça ne pose aucun soucis.
– Pour qui tu me prends ! »
Pour toute réponse je lui tapais le nez du bout du doigt avant de débarrasser.
« Tu prendras soin de mes fleurs si je pars, Aïden ? Demandai-je alors le nez dans la vaisselle.
– Aussi bien que des tournesols. Ne t’en fais pas pas pour ça.
– Bon. »
Pensant que son absence serait un mal pour un bien, je n’insistai pas davantage.
Comme prévu, il ne changea pas d’avis et je partis tout seul pour ma petite ville sur les montagnes. Les revoir après une année me donna l’impression comme de respirer après une longue période d’apnée. Je rangeai la voiture dans le garage de mes parents et sans attendre, je sorti le vélo du coffre pour dévaler tous les chemins que j’arpentais avant avec tant d’habitude sans m’arrêter. Le soleil dans le dos, alors que je pensais me sentir parfaitement heureux, l’ombre me suivait. Le vélo me semblait bien trop léger pour tous les chemins que j’empruntais. Néanmoins, je ne m’arrêtai pas avant la tombée de la nuit.
Essoufflé, transpirant, je rangeai tranquillement le vélo, admirant de loin le mini champs de fleur où l’on pouvait se cacher. Ne prenant pas le temps de m’y arrêter, je rentrai immédiatement saluer mon père.
« C’est moi !
– Ah, brigand, je savais bien que tu nous ferais attendre !
– Maman ?! »
Je manquais de m’étouffer quand je dis ma mère en tenue de soirée et maquillée correctement. Elle qui jusque là n’avait jamais pris le temps de prendre soin de son apparence pour l’hôpital, resplendissait. Pas très loin d’elle, mon père, comme à son habitude, se tenait en retrait. Avant même que je puisse comprendre ce qui se passait, elle me prit dans ses bras.
« Olalah, Bastien, ça fait tellement longtemps ! Tu as maigri, non ? Tu manges bien à ta faim, j’espère ! Ça ne m’étonnerait pas qu’il t’affame pour garder de l’argent, celui là !
– Non, non, je me nourris bien, bredouillais-je alors que j’essayais désespérément de me défaire de son étreinte. Mais qu’est-ce que tu fais là ?
– Je suis venue voir mon petit garçon, bien sûr ! Ça fait tellement longtemps… Ton père m’avait prévenu que tu viendrais aujourd’hui, alors j’ai sauté dans le premier train. Mais c’est que tu es devenu un homme ! Continua-t-elle d’un ton joyeux en me tirant les joues. Alors, les amours ?
– Pareil. Exactement pareil, maman. »
Je crus qu’elle allait prendre du plomb dans l’aile, mais elle fit plutôt comme si elle n’avait rien entendue.
« Et si nous allions manger, tous les trois ! Il y a restaurant pas si loin qui est très réputé !
– Excuse moi, intervint mon père, mais peut-être qu’il préférerait tout simplement se reposer…
– Mais non ! Je pars demain, il faut bien un peu que je profite de mon fiston avant mon départ ! Allez, grippe-sou, même toi je vais t’inviter ! »
Alors qu’elle me prit la main pour m’entraîner dans ma propre voiture, j’essayais de demander discrètement à mon père qu’est-ce que signifiait tout ceci, mais il n’eut pas le loisir de me répondre.
Elle nous déposa devant un restaurant chic, et commanda directement une bouteille de vin et des plats dont je n’avais aucune idée du nom.
« Tu es devenu grand, n’est-ce pas ! Je parie que tu aimes déjà le vin !
– A vrai dire…
– Oh, ne fais pas ton timide, je ne me fâcherais pas ! Après tout, maintenant, tu survis tout seul ! »
Même si elle me couvrait de mots doux et d’attention, je voyais bien qu’elle faisait de son mieux pour éviter du regard son ex-mari, qui manifestement ne savait pas vraiment où se mettre et cherchait simplement à faire bonne figure.
« Et alors, raconte moi ! Ton ami, là…
– Comment ça ? »
La tournure de la conversation commençait véritablement à m’inquiéter.
« Oui, ton ami ! Celui que tu fréquentais avant de partir. Il va bien ?
– Il va bien, oui. Nous vivons ensemble.
– Oh, des colocataires étudiants, c’est bien ! Il faut savoir se serrer les coudes. »
Mon père eut l’air de lui mettre un coup de pied sous la table. Il murmura à son adresse :
« Tu le fais exprès ? »
Mais elle n’eut pas l’air de prendre en compte sa remarque.
« Et les études, alors, mon grand ? Ça fonctionne ?
– Non. J’ai trouvé un travail alimentaire dans un bar pour l’année scolaire prochaine. Mais d’ici là, je suis un déchet pour la société.
– Bastien. »
La voix de mon père n’était pas agressive, mais il n’était aussi clairement pas dans son état normal. Mais ma mère éclata de rire :
« Mais c’est bien d’avoir un travail ! En plus, tu as toujours aimé cuisiner. Tu vas voir, la situation va s’améliorer peu à peu.
– J’ai dit bar, pas restaurant... »
Le serveur apporta les plats, et nous commençâmes à manger. Les plats me paraissaient trop fade, bien que parfaitement cuisiné. Ma mère mangeait avec appétit son assiette alors que je ne comprenais rien à ce qui se passait.
« Et toi, alors, tu ne me demandes pas ce que je deviens ? s’indigna ma mère.
– Euh… Que deviens-tu, maman ?
– Et bien justement, tout va pour le mieux, pour moi ! Nous en avons enfin fini avec le procès avec ton père. Et je me suis trouvé un compagnon merveilleux, en retournant chez mes parents ! Regarde, il me couvre de cadeaux ! Je n’avais plus reçu autant d’attention depuis ta naissance ! »
Elle semblait véritablement radieuse, alors que mon père semblait vouloir devenir transparent. Après un long moment a regarder ses bagues brillantes, je finis par demander :
« Tu n’es plus infirmière ?
– Non, penses-tu ! Je me suis faite engagée en tant que secrétaire. C’est bien plus reposant. Sauver des vies, c’était bien, mais j’ai assez donné de ma personne. Désormais, j’ai besoin de prendre soin de moi. Je redécouvre la joie d’avoir des horaires décents, et en plus, vu que mon compagnon est mon patron, je ne suis jamais dénigrée ! Ce qui est aussi agréable. Se faire hurler dessus pendant vingt ans, c’est vite usant. Vraiment, changer d’air m’a fait du bien !
– Je constate, je constate, en essayant de boire du vin sans faire de grimace.
– Et du coup, j’ai quelque chose à te demander, Bastien…
– Dis toujours ?
– Tu sais, j’habite désormais loin d’ici, mais avec mon compagnon, nous gagnons assez bien notre vie. Nous avons décidé d’investir dans l’immobilier. C’est ce que je disais à Bruno pendant des années, mais il avait refusé de m’écouter ! Mais bref. Du coup, nous avons acheté un appartement. Et comme nous sommes dans une ville dynamique et étudiante…
– D’accord. C’est donc là que tu voulais en venir.
– Enfin, chéri, tu habiterais à quelques mètres de chez moi, dans un appartement tout frais payé, dans une ville dynamique ! Au moins, tu n’aurais pas de mal à trouver un travail, contrairement à ici.
– D’accord. Et mon ami ?
– Ton ami ?
– Oui, celui avec qui je vis en ce moment.
– Oh, tu sais… Je ne pense pas que l’appartement soit assez grand pour deux. Mais pour toi, il te conviendrait parfaitement ! Et tu pourrais bien plus facilement te concentrer sur ton travail et ta musique que si tu dois partager tes affaires avec un autre garçon, ajouta ma mère comme si elle était fière de ses arguments.
– Ne me fais pas croire que tu es en train de l’appâter avec de l’argent, dit mon père, sarcastique.
– Je ne l’appâte pas ! Je lui présente simplement des faits. Et au moins, il ne serait pas totalement abandonné à lui-même comme tu as pu le faire !
– Comme ‘‘j’ai’’ pu le faire ? Tu peux me rappeler lequel de nous deux est parti ?
– Stop. Si vous vous disputez dans ce restaurant, dis-je d’une voix calme, je m’en vais sur le champ.
– Désolée, mon chéri, répondit ma mère avec un air sincère. Mais alors, qu’en penses-tu ?
– J’y réfléchirais, mais pour l’instant, je refuse.
– Quoi ?! Mais pourquoi !
– Parce que je me plais, ici. »
Elle eut l’air particulièrement déçue, alors que mon père eut presque l’air de rire dans sa barbe.
« Mais réfléchis-y ! Ne m’oublie pas, hein
– Bien sûr que non, maman. Mais ce serait plutôt à toi de ne pas m’oublier. »
Elle n’eut pas l’air de comprendre. La conversation reprit plus légèrement, mais je m’arrangeai pour répondre avec le moins de syllabes possible. Comme mon père jouait au même jeu, ce fut très rapidement ma mère qui s’inondait en discours, le vin aidant.
Après une éternité, nous finîmes par rentrer à la maison. Ma mère parti dormir dans la chambre, alors que mon père regardait le canapé du salon avec un mélange de tristesse et d’envie.
« Ne va pas dormir sur ce canapé, dis-je alors que j’allais monter dans ma chambre. On a des chambres d’ami.
– Je ne sais pas si j’apprécierai de l’entendre ronfler, répliqua mon père avec une grimace. Mais je vais y réfléchir.
– Tu vas y réfléchir autant que moi vais réfléchir à sa proposition, à savoir pas du tout. Mais dans le salon, elle va te réveiller en partant.
– Tu ne vas vraiment pas y réfléchir ? »
Le regard sombre de mon père m’analysa du regard.
« Ce serait une sécurité de ne pas avoir de loyer à payer. Et un adulte a proximité.
– Non, vivre proche de maman ne m’intéresse pas plus que ça. A la moindre rencontre masculine, ce serait l’hécatombe. »
Je commençais à monter dans ma chambre, quand mon père m’appela encore.
« Qu’est-ce qu’il y a ?
– Tu y tiens tant que ça, à ce garçon ?
– J’ai l’air de douter ? »
Il eut l’air de répondre tout seul à sa question en silence.
« Je suis juste fatigué. Bonne nuit, papa.
– Bonne nuit. »
Seul dans le lit, sans personne pour trembler, je ne me réveillai même pas quand ma mère quitta l’ancienne maison familiale en trombe. Le soleil bien haut dans le ciel, les vacances d’été s’annonçaient bien aigres.
La majorité de mon été se résuma à arpenter les routes de campagnes seul sur mon vélo. Travaillant enfin véritablement sur mon endurance, j’étais heureux, mais seul. Parfois, je rêvais d’avoir un appareil photo pour pouvoir en envoyer à Aïden, resté à l’appartement. Je ne pouvais pas vraiment le contacter, ainsi je m’inquiétais parfois un peu. Mais souvent, allongé dans l’herbe, sous des belles de nuits ou sous les tournesols, j’oubliais surtout de penser à quoi que ce soit. Profitant d’un peu de paix, les nuages cachant le soleil avaient l’air de me protéger.
Je pris soin d’aller à la rencontre de chaque personne que moi ou Aïden avait rencontré dans cette petite ville. Que ce soit la propriétaire du champ, mon ancien professeur ou même ses parents… Beaucoup me demandèrent de ses nouvelles et donnèrent de message à transmettre. Je me gravais chacun dans un coin de ma mémoire, me promettant de ne pas oublier. Je passai même jusqu’au petit hôpital de la ville. Fixant, immobile, ses vitres propres et ses murs blancs, je ne pus m’empêcher d’avoir un pincement au cœur, pensant à la seule personne à qui je ne pouvais rendre visite. Puis, quand les jours commencèrent à raccourcir, je remballais mes vêtements, mon vélo, et reparti en direction d’Aïden, aussi simplement que possible.
J’eus peur de retrouver en mon absence un appartement complètement détruit et un Aïden en état de maigreur ou de décomposition avancée. Quand je vis mon compagnon en train de faire la vaisselle, manquant de se prendre la porte que je venais d’ouvrir sur lui, je ne pus m’empêcher d’avoir un soupir de soulagement avant de constater qu’il y avait dans l’évier l’équivalent d’une semaine de vaisselle.
« Tu devais rentrer aujourd’hui ? Je ne t’attendais pas avant quelques jours, fit-il en regardant sa montre chronomètre.
– J’ai un peu raccourci mon séjour. J’avais hâte de revenir, répondis-je en rangeant mes affaires.
– Alors, comment c’était ?
– Il y a tes parents qui sont très fier de toi et qui espèrent que tout se passe bien. Ton père aimerait bien avoir au moins quelques mots écrits sur les photos que tu envoies. L’agricultrice était déçue de ne pas te voir, elle espérait compter sur toi pour cette année.
– Oh, tu as fait le tour du quartier, à ce que j’entends.
– Hé oui, il n’y avait personne pour me peser à l’arrière.
– Hého, je ne suis pas si lourd que ça ! »
Et doucement, notre vie reprit comme si cette pause en montagne n’avait pas eu lieu. Retrouver Aïden et sa confiance était on ne peut plus rassurant. Malgré les tremblements de son corps, dormir près de lui était agréable.
L’année commença à nouveau alors que les jours ralentissaient. Aïden retourna en cours, alors que commençait pour moi mon nouveau travail. Chronophage, je compris rapidement qu’avec un travail pareil je n’aurai que peu de temps pour moi, encore moins le soir. Quand je faisais la fermeture, je rentrais alors qu’Aïden dormait déjà à poings fermés.
Ce n’était pas un boulot facile, mais je ne pouvais pas dire que je m’y déplaisais. Rencontrer tous les jours de nouvelles têtes, et parler constamment m’était plutôt inné et agréable. Beaucoup de clients étaient satisfait de mon service, et mes rares erreurs étaient rattrapée par mon approche qualifiée d’agréable. Mine de rien, en faisant mon travail aussi simplement que je le pouvais, j’animais de bonne humeur ce bar où je passais désormais la majorité de mon temps. En rentrant aussi tard, je me levais souvent tard, bien plus tard qu’Aïden qui était déjà parti quand j’ouvrais les yeux. Nous mangions ensemble le midi ; pour autant la discussion devenait de plus en plus rare. Je remarquai bien que les cernes d’Aïden se faisaient de plus en plus creuse, mais il ne me disait rien de particulier, alors je ne l’interrogeai pas, considérant qu’il devait sans doute passer beaucoup de temps à réussir son année. La fatigue l’emportait peut être sur ma bonne volonté.
« Tu pourrais être là, ce soir ?
– Ce soir ? Non, désolé, fis-je en regardant mon emploi du temps. Pourquoi ?
– Il me semblait avoir trouvé un endroit sympathique, en ville, fit Aïden en éludant la question, et je me demandais si ça t’intéressait de m’accompagner…
– Tu n’as qu’à y aller et prendre des photos, fis-je en débarrassant. Ça me ferait plaisir.
– Je n’ai pas envie de me rappeler le boulot, protesta Aïden. »
Puis, un autre midi, il me demanda encore :
« Tu ne fais plus de guitare ? Ça fait longtemps que je ne t’entend plus.
– Plus vraiment, fis-je, mal à l’aise. Je n’en ai plus vraiment l’occasion.
– C’est dommage, répondit-il en jouant du bout de sa fourchette avec la nourriture d’un air las. Ça me manque.
– Vraiment ?
– Oui. Il n’y a pas si longtemps, ça accompagnait mes soirées de travail. Ça créait une petite ambiance sonore. C’était agréable. »
Toutes ces petites conversations de quelques minutes sur différents repas me semblaient sans importance. Pourtant, c’était parfois mes seules interactions avec Aïden de la journée. Sans que je le remarque, alors trop épuisé par mon travail, il semblait se renfermer de tristesse et de déception.
« Ça te convient ?
– Quoi donc ?
– Tout ça. »
N’arrivant pas à comprendre même avec son mouvement d’épaule ce que ‘‘tout ça’’ pouvait signifier, je rangeai négligemment mes affaires après une dure journée de travail. J’étais rentré tard, mais concentré sur son bureau, il n’était pas encore couché. Devant bien lui donner une réponse, je présumais :
« Mon travail, tu veux dire ? Ça peut aller. Ce n’est pas extraordinaire, mais je n’ai pas trop le choix.
– D’accord. »
Ses yeux bleus fatigués ne m’accordaient pas un regard. Immobile dans le salon illuminé uniquement par sa lampe de bureau, je n’arrivais pas à savoir si il était simplement concentré ou si il m’en voulait.
« Et toi, ça te convient, ‘‘tout ça’’ ? Demandai-je en m’approchant de lui.
– Je ne crois pas.
– Tu parles bien de mon travail, là ? »
Il ne me répondit pas. Affairé sur une pellicule, le regard vide, il me semblait avoir affaire à un robot.
« Désolé, Aïden. Je suis épuisé, je vais me coucher. Ne tarde pas trop, d’accord ? »
J’attendis une réponse, mais elle ne vint pas. Soupirant, mais ne tenant plus debout, je lui posais un long baiser sur le crâne avant de partir dans la chambre en fermant la porte. C’est à peine si j’entendis de loin, d’une voix murmurée, Aïden prononcer :
« Bonne nuit, Bastien. Je t’aime. »
Je ne pus pas déterminer si ce fut la porte qui avait réduit le son où si Aïden avait véritablement parlé d’une voix cassée. Même si, alors que j’étais en train de me changer dans l’obscurité, entendre ces simples mots me figea d’émotion, je ne fis pas demi-tour et me couchai pour m’endormir presque aussitôt. Pourtant, il était très rare d’entendre Aïden me dire de tels mots. Bien que je le retins pour moi au fond de ma mémoire, je ne pris pas le temps de l’interroger sur des paroles si inhabituelles.
Là ou le punching-ball tant utilisée par Aïden et sa mère auparavant devait lui faire de l’œil, désormais c’était mes instruments, ma guitare sèche, ma guitare électrique, mon piano, prenant la poussière dans le salon au fil du temps qui me jugeaient quand je sortais de la chambre. Parfois, il m’arrivait d’en allumer un ou dépoussiérer l’autre. Mais il était rare que je me remette à jouer comme je pouvais le faire auparavant des heures durant. Très rapidement, un sentiment de culpabilité m’envahissait ; et sans aller plus loin, je rangeai le matériel, avant de repartir au travail. Mais je ne me sentais pas vraiment malheureux. Comme si l’ombre qui m’avait accompagné tout ce temps, taisait pour moi tous les sentiments négatifs que j’aurais pu avoir à l’échec de mes rêves. Tous les jours, pour les clients, pour le miroir, pour Aïden, je souriais. Je n’avais même plus conscience qu’il était corrompu et avait le pouvoir de blesser les gens autour de moi.