Zêta était mourante comme elle le décréta en ce resplendissant matin de juillet. Était-ce la rumeur des festivités annoncées ou un quelconque désordre de nature biologique qui précipita cette décision ? Non, rien de tout cela.
En vérité, Zêta décida de mourir parce que… elle en décida ainsi.
Cette originale, selon les dires de certains, s’inscrivait dans cette lignée de résistantes farouches à toute tentative d’asservissement. Peut-être fallait-il voir dans cette excessive détermination le résultat d’un mariage éprouvant qui, par le plus grand des bonheurs, ne dura que le temps d’un soupir. Un ultime soupir. Bien assez long cependant pour qu’elle se garde de toute nouvelle expérimentation en la matière. Zêta n’en devint pas nonne pour autant. Bien vite, trop vite insinuèrent les mauvaises langues, elle découvrit que, sans bague au doigt, la libre pratique de la bagatelle pouvait combler tous ses désirs sans l’assommer des vaines contingences.
Cette non-conformité devenue pathologique lui valait néanmoins quelques tracasseries : les factures s’amoncelaient, le garde-manger criait souvent famine, les moutons de poussière caracolaient dans la plus totale anarchie, les robinets pleuraient, la cheminée régurgitait des pelotes de suie quand aucun feu ne s’y consumait. Cependant, il en eut fallu plus pour émouvoir Zêta. Tandis qu’amis et voisinage se préparaient à l’imminence d’une catastrophe, tout rentrait subitement dans l’ordre, comme par enchantement. L’ordre de Zêta, bien sûr. L’huissier buvait le thé en dégustant des petits fours tandis qu’elle signait les traites en retard, et anticipait celles à venir qu’on ne manquerait pas de lui réclamer, un jour. Les placards débordaient de nourriture ; l’aspirateur avalait la poussière, les gouttes d’eau s’endormaient au seuil des robinets et le ramoneur… le charmant ramoneur… ramonait à en perdre le souffle.
Cet épilogue d’une vie, qui pourrait sembler plein d'une irrémédiable inconséquence pour le néophyte, était en réalité le fruit d’une mûre réflexion.
Zêta avait étudié avec la plus impartiale attention cette donnée héréditaire, inscrite dans les gènes à la naissance, pour en conclure qu’il existait de multiples façons de mourir. Elle en avait dressé une liste qui, sans être totalement exhaustive, faisait néanmoins le tour de la question. Ainsi, dans ce monde dépourvu de cohérence, on mourait tout aussi bien de faim que d’indigestion, de froid que de chaleur, d’ennui que de plaisir, d’amour que de solitude, de peur que de rire, de maladie autant que de vieillesse. Les mots pour l’exprimer n’en avaient pas moins d’importance car, à eux seuls, ils indiquaient de manière non subjective la condition de la personne. Chez les Tourmagnole de Monségur on trépassait avec distinction, chez l’Émile on clamsait pour avoir trop célébré la dive bouteille, chez la Marie on partait pour le dernier voyage, chez le bon docteur Truffaut on décédait de manière officielle, l’inconséquent ne pouvait que périr, l’insomniaque s’endormait, l’asthmatique expirait enfin, le discret s’éteignait et le curé… Zêta ne savait trop comment mourait un curé mais, au final, il claquait comme les autres. Bien sûr, certaines fonctions possédaient leurs propres formules, en conséquence le Colonel Gontran avait en toute logique passé l’arme à gauche, la buraliste cassé sa pipe, l’herboriste mangé les pissenlits par la racine, sans oublier Vladimir, le marathonien d’origine russe, parti les pieds devant. Sa liste s’arrêtait là, car élargir le champ d’investigation l’aurait conduite en terrains minés sur lesquels elle ne désirait pas s’aventurer, la bêtise étant le propre de l’homme et à n’en pas douter un puits sans fond. Non, son petit univers était bien suffisant pour combler son modeste champ d’investigation.
De tous les défunts fréquentés, et Zêta en avait côtoyé quelques-uns, un paramètre demeurait cependant constant : aucun n’avait choisi délibérément l’heure de sa mort. Une injustice manifeste que Zêta entendait bien dénoncer par une démonstration sans appel. S’inscrire sur la longue liste des partis avant l’heure, ou à un quelconque moment prédéterminé par la grande faucheuse, n’était en aucun cas une modalité acceptable. Une seule conclusion évidente s’imposait : nul ne trancherait à sa place. Décision, somme toute assez rationnelle, pour un esprit avisé tel que celui de Zêta.
Cependant, mourir nécessitait un minimum d’organisation. Mourir était un évènement à prendre au sérieux.
En conséquence, elle s’activa tout d’abord à rafraîchir les fleurs cueillies au jardin. Un bouquet comme elle aimait en composer au fil des saisons, sauvage et sophistiqué. Puis elle dépoussiéra la maison de fond en comble, arrêta la pendule selon l’usage, recouvrit le lit d’un jeté en velours cramoisi et opta pour des coussins moelleux aux tons dégradés de bleu. Enfin, le décor planté, elle envisagea avec sérénité la dernière phase de la mise en œuvre de son plan.
Dans sa garde-robe royalement pourvue, Zêta choisit une tenue, ni trop excentrique, ni trop sage, dont la couleur délicate flattait son teint de pêche et soulignait la profondeur de son regard. Elle sélectionna quelques bijoux, précieux mais suffisamment discrets pour ne pas susciter la convoitise, et qui pourraient constituer une monnaie d’échange non négligeable, dans le cas où « l’après » s’avérerait plus conditionnel qu’espéré. Après tout, personne n’en était jamais revenu et prendre quelques précautions semblait une initiative de circonstance. Pour finir, Zêta lissa sa blanche chevelure, dispersa sur son visage un nuage de poudre et parfuma son décolleté d’une eau de jasmin aux senteurs enivrantes. Satisfaite, elle contempla son reflet dans le miroir et sourit. Rien n’était plus déprimant qu’une triste figure ou qu’une défunte mal fagotée.
Mourir en beauté, c’était le moins qu’elle puisse faire.
L’heure venue, elle s’allongea sur le lit, arrangea soigneusement les plis de sa robe, étala sa longue chevelure sur les coussins soyeux et croisa les mains dans l’attente.
******
Le temps, ce concept élastique et capricieux, s’étira. Zêta bailla. La mort se faisait attendre. Cette désinvolture inconvenante la contraria mais trois coups vigoureux frappés à la porte effacèrent en un éclair son mécontentement.
Toc, toc, toc
- Tirez la chevillette et la bobinette cherra ! répondit-elle.
Tout comme son apparence, Zêta aimait à soigner la formule. Dans ce cas précis, la formule empruntée au registre infantile semblait un tantinet obscure, mais par un prodige inexplicable du langage, tout le monde s’accordait à la comprendre. La mort possédait-elle ce genre d’entendement ? Visiblement oui car la porte grinça, signe manifeste qu’un visiteur s’annonçait.
- You hou ! y’a quelqu’un ?
Calamité, malheur et carabriscouilles ! La Julienne pointait son nez de fouine !
Cette caqueteuse invétérée avait ravalé au rang du plus bas commérage la noble science du potinage. Il n’était point ici question d’indiscrétions dispensées par une bouche écervelée, ou d’une parole savamment dosée, présentée de manière partiale, à un public amateur de friandises croustillantes, que non ! Ici était évoquée le vulgaire ragot empestant la jubilation. Tous les radars électrisés de Zêta hurlèrent DANGER ! Se taire sembla l’attitude la plus opportune, d’autant que la commère ne s’embarrassait jamais des considérations d’autrui.
- Oh, ma pauvre, voilà que je m’invite en pleine sieste. J’vous dérange pas au moins ?
Et sans attendre une réaction qui ne viendrait pas, la Julienne installa confortablement son derrière anguleux dans l’unique fauteuil de la chambre, signe infaillible qu’elle n’avait pas l’intention de partir de sitôt. Zêta soupira et s’apprêta à subir, stoïque, le long monologue que ponctuait chacune de ses visites.
- Vous connaissez pas la dernière ? Non. Je m’en doutais un peu et je m’en va vous éclairer votre lanterne. La fille Daubrecourt va se marier ! Oui, la cadette ! Hein, ça vous en bouche un coin ! Ben moi, pas tant qu’ça à la vérité. Elle est grosse, oh j’sais bien que ça se voit pas encore, mais c’est la femme du boulanger qui me l’a dit, et comme elle est dans les petits papiers de la sœur du curé, il ne fait aucun doute que c’est que pure vérité. Tout ça, c’est bien trop rapide pour être catholique, vous pouvez m’en croire. La petiote, elle a fêté Pâques avant les Rameaux, comme qu’on dit de par chez nous. Remarquez, fallait bien une bonne raison pour qu’elle se marie parce qu’elle est pas ben belle, la fille Daubrecourt. Elle a le nez camus d’sa mère et elle est maigre comme un poulet du Biafra, s’ils ne les ont pas tous mangés ceux-là, les biafrais. Les pauvres, mais on peut pas lui en vouloir, au Biafrais. Bref, l’aînée a tout pris et lui a rien laissé. Si c’est pas malheureux. Vous avez pas soif ? Parce que moi, j’ai la pépie !
Joignant le geste à la parole, elle passa dans la cuisine, tout en poursuivant sa harangue d’une voix plus forte pour être certaine d’être bien entendue :
- La pépie, c’est l’Émile qui dit ça chaque fois qu’il me voit passer devant son estanquet : « Eh, la Julienne, qu’il dit, vous avez pas la pépie ? » Je t’en foutrai, moi, de la pépie. Je suis pas tombée de la dernière pluie, moi !
Elle revint deux verres pleins à la main et en déposa un sur la table de nuit :
- J’vous l’mets là, au cas où. Vraiment, ça va pas ? Parce que là, vous dîtes rien…
Zêta ne disait jamais rien à la Julienne mais c’était bien la première fois que l’indécrottable bavarde le remarquait.
- À trop discuter, on s’prend un coup de soif. J’ai rien trouvé d’autre que de l’eau dans vos placards. D’ailleurs, y’avait pas grand-chose dedans. Vous comptez partir en voyage ? Parce que là, ce serait normal tous ces placards vides. Mais bon, ça m’regarde pas, c’est juste que j’y aurais bien glissé une petite goutte de quelque chose dans toute cette eau, histoire de s’requinquer un peu, mais bon, si y’a pas, y’a pas. Comme dit l’curé, tout l’monde est pas l’bon Jésus pour changer l’eau en vin !
Elle reprit souffle quelques instants semblant méditer ses dernières paroles, tout en déglutissant à longues goulées bruyantes, qu’elle ponctua d’un claquement de langue appréciateur :
- Ah ! ça fait vraiment du bien par là où qu’ça passe ! Vraiment, vous en voulez pas ? Oh lala, je cause, je cause, mais c’est vrai que vous m’semblez tout’chafouine aujourd’hui, ma pauvre.
Un énième soupir trop marqué et quelques battements de cils lui répondirent.
- Vous voilà toute ensuquée sur ce lit, vous allez pas caner au moins ? ça, ça serait malheur ! Le pauvre Roméo s’en remettrait pas, enfin j’dis Roméo, j’dis rien. Pour moi, tous les italiens sont des Roméo. Mais j’crois bien qu’en fait, il s’appelle Vittorio. Vittorio, Roméo, c’est tout pareil. Bref tout ça pour dire qu’il vous aime bien le Vittorio, et même un petit peu plus que bien, à mon avis. Si mon avis a de l’importance. Bon, vous dîtes toujours rien, mais j’vois bien qu’il vous laisse pas indifférent. D’ailleurs, ce serait normal avec son regard de braise à incendier un couvent d’carmélites. Mais j’saurais me taire, vous en faites pas. Vous me connaissez motus et bec cousu, comme on dit. Ça restera entre nous. J’voudrais quand même pas encorner notre belle amitié !
Zêta préféra fermer les yeux. Cette cancan ne se tairait donc jamais !
- Bon, c’est pas qu’je m’ennuie mais faut qu’j’y aille. Vraiment, ma chère vous m’inquiétez, on a pas idée de rester comme ça à s’acagnarder sans bouger ! V’zêtes sûre que tout va bien, sinon je peux m’attarder encore un peu…
La mourante hocha vigoureusement la tête. « Tout, pourvu que cette mouche s’en aille ! »
- Alors, j’y vais d’ce pas mais je repasserai tantôt. C’était bien agréable cette petite discussion, on le fait jamais assez souvent de discuter. Le manque de communication, c’est le mal du siècle qu’ils disent à la télévision. Heureusement qu’chez nous, on est pas concerné. C’est pas les sujets de conversation qui manquent, hélas. Oh, j’ai oublié d’vous dire… Mais non, une autre fois, ça m’donnera l’occasion de repasser. Là, j’vous sens prête au sommeil. Y’a rien de mieux qu’un peu d’repos pour reprendre des forces. J’vous embrasse pas pour pas vous troubler. À bientôt comme j’vous dis !
Elle était partie, emportant avec elle son cortège funèbre de médisances. Zêta comprenait mieux pourquoi chez certains, la mort évoquait cette idée bienvenue de délivrance.
C'est fort, de réussir à rendre si léger et si drôle un thème a priori pas franchement marrant
Il fait du bien au moral, ton texte !
Ton personnage entêté est tellement attachant dès le début ! (il y a une raison particulière qui se cache derrière un nom aussi original?)
J'ai ADORE le passage sur les différents types de morts, il m'a fait hurler de rire !
Et bien sûr, cette Julienne, impayable ! ^^
Je vais me dépêcher d'aller lire la suite ;)
Ta plume m'avait manqué, et je ne suis pas déçue.
C'est travaillé, pétillant, fin. Les jeux de mots sont très drôles.
Pour les critiques constructives, désolé faudra repasser, ce chapitre est super.
A bientôt :)
Me revoilà pour découvrir l'histoire de Zeta^^
Ahah géniale la chute ! Tu pousses le perso de Julienne jusqu'au bout de sa logique et c'est vraiment sympa.
Les petits traits d'humour et les jeux de mots fonctionnent bien. Le passage sur les différentes façon de mourir est très drôle et en plus sonne assez vrai^^
C'est intéressant de parler de la mort sur un ton léger, ça change et pour moi ça marche (=
Petite remarque :
"plein d’irrémédiable inconséquence" d'une ? ou au pluriel ?
Un plaisir de retrouver ta plume,
A bientôt (=
Je suis heureuse que tu aies succombé au charme de Zêta. J'avoue prendre beaucoup de plaisir à ces petites histoires.
Je corrige "les inconséquences"
Merci et à très bientôt
Je commence à découvrir l'histoire de Zêta! Voici donc un charmant chapitre qui parvient à prendre la mort à la fois avec sérieux et drôlerie, et un personnage complexe et attachant qui s'y prépare comme la belle au bois dormant attend son prince charmant.
J'ai beaucoup aimé voir s'égrener les différentes façons de mourir. Le jeu sur les mots et les passages d'un registre de langue à l'autre sans prévenir font leur effet !
Un détail, dans la phrase : "la bêtise humaine étant le propre de l’homme ", j'enlèverais le "humaine", si elle est humaine, bien sûr qu'elle est le propre de l'homme, mais plus intéressant serait de dire "la bêtise est le propre de l'homme", ce qui renforce l’ambiguïté de la formule.
J'aime beaucoup l'entrée de la Julienne avec ses commérages et ses bavardages intarissables ! Toutefois je m'en tiendrais à une seule métaphore animale pour un personnage (une fois c'est une fouine, la ligne d'après, une caqueteuse et puis elle a la pépie, et un bec, et puis c'est une mouche), sauf si c'est volontaire de la faire se transformer en plusieurs animaux à la suite, mais je pense que le personnage se dessinerait avec plus de clarté s'il n'était associé qu'à une seule bestiole.
Une éventuelle coquille : "motus et bec cousu" ?
Voilà pour mes remarques,
A bientôt !
Claire
J’ai corrigé la coquille. Effectivement tu as raison pour « la bêtise humaine », « la bêtise est le propre de l’homme » est beaucoup plus fort.
Pour le registre de la commère, je retiens ta suggestion de m’en tenir à un seul animal et je vais voir si je peux trouver des expressions suffisamment imagées propre à l’illustrer sans tomber dans la répétition.
Un grand merci pour ta lecture attentive et tes conseils constructifs. Je vais aller voir ta pièce de théâtre avec curiosité. Le sujet n’est pas abordé sur PA, c’est un défi à relever.
Je te dis donc à très bientôt.
J'ai le plaisir de retrouver une autre héroïne de la même trempe que Clarisse.
La mort ... quel thème difficile à aborder, ici pourtant avec tant de légèreté.
J'ai beaucoup aimé les jeux de mots entre les métiers et les façons de mourir.
Le personnage de Julienne ... tellement drôle !
Hâte de lire la suite !
A très bientôt
Votre histoire m'a beaucoup amusée avec un traitement tout en finesse et en équilibre délicat d'un sujet pas vraiment drôle. Après, je ne sais pas comment vous allez tirer l’héroïne de ce mauvais pas car sinon ZETA va rester très longtemps allongée sur son divan. La piste Vittorio?
Un très bon moment de lecture qui mets de bonne humeur.
bonne continuation
A très bientôt
Bravo! J'aime beaucoup!
Amicalement
Ella
A très bientôt