Zêta - Partie 2

Quelle heure pouvait-il bien être ? La pendule condamnée au silence ne répondit pas, mais à l’agitation de la rue, Zêta estima que l’après-midi touchait à sa fin. Devrait-elle attendre la nuit pour mourir ? De mémoire, il lui semblait qu’on mourait tout autant en pleine lumière que dans la plus totale obscurité, bien que mourir à une heure de pointe devait s’avérer fort inconfortable. Elle décida donc d’éviter l’heure de pointe et résolut de s’accorder un léger repos bien mérité dans l’attente du moment propice. Supporter la Julienne avait épuisé son quota de résistance, et même si Zêta jouissait d’une santé florissante, elle avait atteint l’âge des limites de sa patience.

Zêta ferma les paupières, laissa rouler sa tête dans les moelleux coussins bleus et inspira longuement, prête enfin à succomber à l’appel réparateur du sommeil.

Toc, toc… Toc, toc, toc.

La dormeuse sursauta. Serait-ce déjà elle ?

Toc, toc… Toc, toc, toc.

  • Seuls les intrus ne sont pas bienvenus ! s’exclama Zêta du fond de son lit.

La porte grinça, signe manifeste qu’un nouveau visiteur s’annonçait.

  • Signora Zêta ? Sono mio, Vittorio. Tout va bene ? Posso entrare ?

Et voilà ! Signée Julienne ! Que faire ? Zêta ne pouvait tout de même pas renvoyer le gentil Vittorio sans l’avoir salué. Sa mère ne l’avait pas élevée ainsi et puis, mourir ne nécessitait pas obligatoirement rompre toute communication. Zêta se souvenait fort bien de la pauvre madame Sauzet qui conversait toujours avec son époux des années après sa descente au tombeau. On la disait dérangée un brin, mais Zêta savait bien qu’il n’en était rien, que les apparences ne sont pas toujours ce qu’elles semblent être, qu’on n’y connaissait rien à ce sujet et que dans le doute, elle donnerait toujours la primauté à l’incertitude. Mieux valait une solide incertitude qu’une fausse vérité, l’une ouvrait sur des possibles, l’autre n’apportait que des contrariétés. Et, puisque de toute façon la mort s’ingéniait à la snober, autant lui montrer qu’elle n’en avait cure.

  • Vittorio, mais quelle jolie surprise ! s’exclama-t-elle, sincère.
  • Ma, mais que passa ? Vidi la Julienne et me disse que vous zallez pas bien ! Guarda, jé vous ai amené un cestino de gourmandises por vous rémonter lé moral. Solo spécialita dé mon pays. Ci sono : prosciutto, bresaola, Salamé d’Abbruzzo et aussi formaggi… Ah, como si dice in francese… Ah ! Io sono stupido !
  • Fromages, si dice : fro ma ge ! Mais Vittorio, il ne fallait pas, je n’arriverai jamais à venir à bout d’autant de victuail…
  • Des fromages, si grazie ! Sento che, meravigliosa ! Pécorino Sardo, Gorgonzola de Milano et…
  • Et ?
  • Un vino barbaresco piémontese qué vous m’en direz des nouvelles ! Rosso ! Puro nectar !

Zêta riait à gorge déployée, ce qui ne manquait pas d’émoustiller le regard du brave Vittorio, heureux du résultat obtenu. Cette longue énumération avait éveillé l’appétit de la Dame qui tentait de résister avec la force d’un ventre affamé aux assauts de cette indécente exhibition gastronomique. Dieu merci - parfois Zêta recourait à Dieu pour l’à-propos de l’expression - son esprit veillait, lui rappelant ses sages résolutions : une fois prête, s’en tenir au protocole établi, rien qui puisse entacher sa jolie robe, n’accepter aucun compromis de quelque nature qu’il soit. Elle devait donc à présent se consacrer à pousser vers la sortie le fringant Vittorio, sans toutefois lui donner l’impression que ses attentions la laissaient dans l’indifférence. Ce qui, d’ailleurs, n’était pas le cas.

  • Vittorio, roucoula-t-elle, je suis charmée par toutes vos prévenances.
  • Oh, bella signora…
  • Non, non, laissez-moi poursuivre…
  • Si, si, mi scusi, continua !
  • Voyez-vous, je m’apprêtais à me reposer, j’attends dans la soirée un visiteur…
  • Un hommo ? s’affola Vittorio.
  • Mais non, ne soyez pas sot, une dame. Une importante dame et je désire être au mieux de ma forme pour la recevoir. Vous comprenez ?
  • Si, si. Una signora, c’est bene parcé qué un hommo, ça cé fait pas por una signora solo, capisci ?

La contradiction manifeste entre l’énoncé de l’affirmation et la situation présente ne chagrinait pas cependant le noble conquistador. Ce concept, typiquement méditerranéen, ne s’appliquait pas pour Vittorio.

  • Mais qu’allez-vous donc imaginer, mon ami ? Rien que de très convenable, croyez-moi ! Mais maintenant, voudriez-vous cacher ces appétissantes friandises dans le réfrigérateur et m’abandonner jusqu’à notre prochaine rencontre qui ne devrait pas tarder, je vous en fais la promesse.

Zêta éprouva un pincement au cœur à l’énoncé de ce pieux mensonge qui, à la vérité, n’en était pas vraiment un puisque, de toute évidence, le séduisant Vittorio assisterait à son enterrement. Peut-être même porterait-il le cercueil. Ce point de détail n’était pas explicitement précisé dans ses dernières volontés, Zêta préférant s’en remettre au bon sens du hasard. Ses prétendants étaient encore nombreux et les imaginer rivaliser en cette circonstance donnerait du grain à moudre à la Julienne et des sueurs froides au troupeau bêlant du curé. Un peu de provocation pimenterait la cérémonie car, dans l’esprit de Zêta, il était hors de question qu’on ne s’amusât pas et les mouchoirs déployés ne devraient s’agiter qu’à l’instant du traditionnel au revoir.

« L’autre côté » étant Le Lieu incontournable, Zêta espérait vivement ne pas y recroiser de sitôt la Julienne, ni aucun des écueils ayant empoisonné de près ou de loin son existence.

  • Mio cœur è triste, ma jé compris, bella signora. Jé vous quitté avec regrrrrets, ma jé vous visiterai presto. Arrivederci.

Vittorio parti, Zêta se retrouva seule face à ses nouvelles interrogations. Mourir n’était pas aussi simple qu’elle le spéculait. Et si jamais la mort lui faisait faux bond ? Si jamais, cette capricieuse ne répondait pas à son invitation ? Si, comme elle, la mort n’acceptait pas qu’on lui dicte ses choix ? Peut-être au fond, se ressemblaient-elles un peu ? Cette idée originale n’était pas pour déplaire à Zêta. Elles devraient bien s’entendre et cette pensée conforta la fermeté de sa décision.

Au bout du compte, la mort était probablement pleine de surprises.

******

Pour la énième fois, Zêta arrangea soigneusement les plis de sa robe, étala sa longue chevelure sur les coussins soyeux et croisa les mains dans l’attente. Le soleil déclinait doucement, les étoiles au ciel s’allumaient une à une.

Toc... Toc… Toc…

La frappe, ferme et impérieuse, rassura Zêta. Enfin.

  • Qui toque si tique à toquer, toque à côté !

La porte grinça, signe manifeste qu’un nouveau visiteur s’annonçait.

  • Ce n’est que moi, ma chère, Mirabelle, Mirabelle du Mesnil de la Touche. Je sors d’une réunion du presbytère et je passais juste sous vos fenêtres. J’entre pour prendre de vos nouvelles !

Tout Montjoie avait-il décidé de contrecarrer ses plans ! Ah, maudite, maudite Julienne ! Mais que lui voulait pour l’heure Mirabelle du Mesnil de la Touche ? L’esprit de Zêta turbinait à la vitesse d’une locomotive lancée à pleine vapeur. Si la Julienne s’était laissé aller à une de ses colites verbales, une seule solution s’imposait : démontrer par la preuve la stupidité de ses élucubrations. Mirabelle du Mesnil de la Touche s’invitait probablement déléguée par la LBDP, Ligue Bénévole des Dévotes de la Paroisse, qui sentait poindre l’heure de convertir une âme. Vaste programme ! Hors de question de leur donner cette ultime satisfaction ! Sans plus s’embrouiller les méninges, la mourante sauta vivement sur ses pieds pour s’en aller saluer la visiteuse. Visiteuse accompagnée de son inséparable Poupette, une petite chienne affublée des mêmes fanfreluches que son imposante maîtresse, car dame Mirabelle du Mesnil de la Touche était aussi haute que large.

  • Quelle surprise ! s’exclama Zêta, feignant une satisfaction qu’elle était bien loin de ressentir. Que me vaut le plaisir d’une visite si tardive ? Oh, mais que vois-je là ? Ne serait-ce pas l’adorable Poupette !

Un petit mensonge n’avait jamais tué personne. Non que Zêta n’aimât pas les animaux, bien au contraire, mais les voir ainsi dénaturés lui posait un problème d’éthique. Cependant la malheureuse Poupette n’était pas la préoccupation de l’heure. D’un geste Zêta invita l’importune à s’asseoir, ce qui prit un temps certain. En effet, installer dans la bergère le magistral popotin de la dame nécessita quelques contorsions rocambolesques. Cette étape franchie, elle posa sur ses genoux la docile Poupette que le flot des volants menaça d’engloutir. Au regard de chien battu qu’elle adressa à sa maîtresse, Zêta imagina sans peine l’embarras de la pauvrette.

  • Rien que la plus naturelle compassion, ma chère. Il est parvenu à nos obligeantes oreilles que la santé vous faisait défaut, confidence émanant d’une source honnête et souvent bien informée. Je suis donc venue constater de visu cette information. Vous savez combien nous tiennent à cœur les brebis du Tout Puissant.
  • Je connais votre extrême (et envahissante !) dévotion mais, comme vous pouvez le constater, tout va pour le mieux.
  • Il est vrai que les apparences plaident en votre faveur, très chère.
  • M’imaginiez-vous déjà un pied dans la tombe ? Je ne puis croire pareille crédulité provenant d’une dame, possédant et votre intelligence et votre sens de la mesure !

Zêta s’autorisa un distingué rire de gorge, avant de poursuivre :

  • Si une pareille chose devait m’arriver, vous en seriez la première informée. Passer de vie à trépas, sans un minimum de préparation, quel manque de distinction ! Quelle vulgarité !
  • Je ne puis que m’accorder à votre indignation.

L’agneau rassuré, il était plus que temps de sortir les couteaux :

  • Puis-je vous offrir quelques douceurs ? J’ai là, bien au frais, quelques péchés divins propres à ranimer l’âme d’un gisant et un vin spirituel d’Italie à damner le plus angélique des saints, si vous m’autorisez ces expressions triviales !

À ouïr ces propos pernicieux, les poils des bras de Mirabelle du Mesnil de la Touche se hérissèrent, un frisson glacé courut le long de son échine. Elle toussa et devint aussi écarlate qu’une fleur de chrysanthème s’ouvrant aux rayons d’un soleil de Toussaint. Zêta craignit un instant d’avoir forcé la dose et poussé à la fin cette si grande personne. Mais non, la dame déplia un à un ses ronds genoux, envolant dans une vigoureuse ruade son énorme fessier et la bergère accrochée après. Poupette s’écrasa sur le tapis. Le fauteuil retomba dans un bruit sec. Mirabelle du Mesnil de la Touche tituba. Puis, tandis que Zêta se préparait à l’imminence de la catastrophe, tout rentra subitement dans l’ordre, comme par enchantement.

Le self contrôle ! Mirabelle du Mesnil de la Touche ne manquait pas de self contrôle comme le constata Zêta avec une pointe d’admiration.

  • Très chère, je ne voudrais abuser ni de votre temps, ni de votre hospitalité, lança la dame en s’éventant d’un revers de la main. Me voilà grandement rassurée et je m’en vais de ce pas rentrer chez moi.
  • Encore un grand merci pour cette charmante visite, insista Zêta avec un large sourire en lui ouvrant la porte.
  • Allons, viens Poupette ne traînons pas ici ! Au revoir, ma chère.

Poupette suivit, à moitié étranglée par une laisse dont la tension extrême trahissait celle de sa maîtresse. Le self contrôle avait ses limites.

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Edouard PArle
Posté le 11/05/2022
Coucou !
Super drôles tes personnages Mesnil et Vittorio, hyper caricaturaux et démonstratifs, ils se prêtent bien à l'histoire de Zeta. Petit coup de coeur aussi sur ce cher Poupette, la phrase de chute est très bien trouvée !
Au milieu de tout ça, tu glisses quelques phrases sympas : "Au bout du compte, la mort était probablement pleine de surprises.".
J'ai juste été un peu perturbé car cette dernière semaine je lisais un thriller avec un groupe criminel qui s'appelait les Zetas, rien à voir avec la bonne Zeta mais je tiquai à chaque fois xD
Sur la forme, juste un petit truc :
"Mais que lui voulait pour l’heure Mirabelle du Mesnil de la Touche" point d'interrogation ?
Un plaisir,
A bientôt !
Hortense
Posté le 12/06/2023
Coucou Edouard, j'ai vu que je ne t'avais pas répondu !!!!!!!!!!
Bon, je vois que tu files fort au bingo, bravissimo !!!!!!!!!
A bientôt
Edouard PArle
Posté le 12/06/2023
Oui, je ne pensais pas y consacrer beaucoup de temps mais c'est finalement assez addictif xD
Toi aussi tu lis bien à ce que je vois (=
A très vite !
Baladine
Posté le 13/02/2022
Haha, c'est tellement drôle ! J'ai ri bêtement quand Zêta dit : "mourir ne nécessitait pas obligatoirement rompre toute communication." , et j'adore Vittorio, on entend parfaitement sa voix. L'entrée de madame du Mesnil de la Touche est amusante aussi. Pauvre Zêta elle va attendre encore sa mort un bout de temps à ce rythme là. Un style virtuose et coloré que j'aime beaucoup !
Hortense
Posté le 14/02/2022
J'espérais bien amuser le lecteur autant que je me suis amusée à écrire cette histoire.
Je suis vraiment heureuse qu'elle te plaise.
A bientôt
Hortense
Posté le 14/02/2022
J'espérais bien amuser le lecteur autant que je me suis amusée à écrire cette histoire.
Je suis vraiment heureuse qu'elle te plaise.
A bientôt
H.Monthéraut
Posté le 13/12/2021
Bonjour,

Que de personnages hauts en couleur ! Caricaturals mais tellement drôles. Ce récit est tout en légèreté, ce qui contraste bien avec la mort, pourtant omniprésente.

Les dialogues fonctionnent bien, même celui en italo-français. Le vocabulaire utilisé est soutenu mais rien de pompeux, c'est agréable à lire :)

Hâte de découvrir les derniers personnages et la fin (ou non) de Zêta.
Hortense
Posté le 13/12/2021
Merci à toi, écrire Zêta était un exercice très récréatif. Je suis vraiment très heureuse que tu adhères à l'histoire.
A très bientôt.
Ella Palace
Posté le 01/09/2021
Bonjour Hortense,

pas mal pensé du tout tout ces visites impromptues qui viennent décaler ses projets... L'une d'entre elle les annulera peut-être... ou les précipitera, ou les accompagnera...
Encore joliment écrit et j'ai sourit tout le long :-)

Amicalement
Hortense
Posté le 09/09/2021
Je voulais que ce soit drôle, je me suis beaucoup amusée à écrire cette nouvelle en m'inspirant de quelques figures croisés. Heureuse que cela t'ait plu.
A bientôt
Hortense
Posté le 09/09/2021
croisées !
Ella Palace
Posté le 09/09/2021
Coucou,

Oui, vraiment plu! J'en ai d'ailleurs parlé à une amie qui a eu du plaisir à te lire! et elle riait, elle aussi!


A bientôt!
Hortense
Posté le 09/09/2021
Merci !!!
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