*
Au même endroit, ailleurs.
Le géant plongea son seau dans la fontaine et le ressortit plein à ras-bord d’une eau claire et saine.
Heureusement que l’on pouvait toujours compter sur elle, pensa-t-il. Peu importait le nombre de jours sans pluie, le nombre de puisages, le nombre de seaux emplis, vidés et de nouveau emplis. La fontaine ne semblait pas pouvoir un jour se tarir. Quelle miraculeuse nappe souterraine l’alimentait donc pour que jamais elle ne s’assèche ?
L’anse du seau semblait aussi fine qu’un fil dans la grande main du géant. Il trimballait sans effort le récipient chargé, avec la même facilité que s’il avait été vide.
Le géant s’installa au milieu de la terrasse sur une vieille chaise en bois, elle-même posée auprès d’un vieux baquet troué dont dépassait un amoncellement de pommes de terre. Il positionna le seau entre ses pieds et, chauffé par le soleil, commença sa tâche.
Il plongeait les pommes de terre dans l’eau, les brossait pour en enlever tout trace de terre et les redéposait, luisantes, dans un fait-tout sur sa droite. Immense au milieu des ustensiles qui prenaient des airs de dinette pour enfant, le géant était courbé sur son travail. Son ombre projetée sur les dalles formait un point d’interrogation.
La cour était déserte, le silence était devenu son quotidien.
Un chat tigré apparut derrière l’une de ses jambes et vint s’y frotter. Un second, couleur cendre, les rejoint et fit de même. Le géant leur gratouilla la tête du dos de ses doigts mouillées et reprit le travail.
Lorsque le nombre de pommes de terre lavées fut le bon, le géant se releva, et se décida à affronter la vue.
En face de lui, les bâtiments s’étaient encore délabrés. Vides d’habitants et non entretenus, des tuiles étaient tombées, la végétation s’était installée et les pierres se descellaient de plus en plus. Il n’y avait pas d’autres options, lui avait dit Frank. Et il avait raison. Entre les habitants qui étaient partis, et ceux qui n’étaient plus, il devenait impossible à quelques membres seulement d’entretenir tout le Hameau. Alors au départ de Maam, que son fils avait convaincue de s’en aller, Frank, Tsé-tsé, le géant et sa famille avait emménagé dans sa maison désormais libre, laissant les autres bâtiments à l’abandon.
La communauté s’était resserrée autours du strict nécessaire. La gestion du potager était devenue vitale, il occupait désormais la moitié de la cour.
Alors qu’il se relevait pour aller verser le restant d’eau sur les plantations, le géant entendit un retentissant fracas derrière lui. Depuis les briques, un nuage de poussière s’éleva, lui bouchant la vue pour quelques instants. Lorsqu’enfin le voile se dissipa, il découvrit trois immenses silhouettes sombres, élancées vers le ciel, crevant le toit du bâtiment rouge pour épanouir leurs ramures à l’air libre.
Attirés par le bruit, sa femme et son fils s’étaient aussi précipités dans la cour.
Des blocs de débris et des cascades de poudre de brique dévalaient le bâtiment et l’écorce fraîchement apparue. Pourtant leurs esprits commençaient déjà à s’esquiver.
— Depuis quand… ? commença le fils.
— Tu sais bien… tenta de répondre le géant qui doutait lui-même.
La question du garçon était étrangement pertinente, depuis quand ces arbres étaient-ils là ? Ils étaient donc seuls ici depuis si longtemps qu’un morceau de forêt avait eu le temps de pousser à travers les briques ? Et ils n’y avaient même pas prêté attention ? Il peinait à y croire. Le délabrement progressif des bâtiments, et la pousse inexorable de trois grands chênes. Peut-être oui, maintenant qu’il les voyait. Cela commençait à lui dire quelque chose. Il ne se souvenait plus très bien, mais il fallait bien croire que c’était le cas.
Frank aurait pu leur dire, depuis combien de temps ces arbres étaient là.
Mais ils n’auraient jamais la réponse, car Frank n’était plus, depuis bien longtemps déjà.
*
Au Hameau, au même moment.
Maam
En quelques pas et quelques paroles avec le géant, Maam avait rejoint le groupe d’habitants du Hameau présent au milieu de la cour. Son arrivée était attendue, une marée d’yeux clignèrent dans sa direction. Mais plus elle approchait, moins elle voyait ce qu’elle pourrait bien leur apporter. Sûrement pas des réponses.
Maam avait écouté le récit du géant. Comment les habitants du Hameau s’étaient d’abord étonnés de l’absence de Frank à sa fenêtre ce matin, comment d’autres s’étaient demandé où était Saul, comment ils s’étaient inquiétés assez rapidement car personne n’avait la moindre idée d’où ils pourraient se trouver. Comment le géant avait finalement décidé d’aller chercher Maam.
De la déranger alors qu’elle était avec son fils et que le moment était sacré, et de combien il en était désolé.
Maam aurait dû se détendre, penser qu’ils exagéraient tous et qu’il n’y avait pas de quoi autant s’inquiéter, mais elle n’y parvint pas. Personne n’y parvenait.
Alors elle fit semblant pour le groupe. Elle haussa les épaules et se dirigea tranquillement vers l’appartement de Saul. Elle toqua à la porte puis, n’obtenant pas de réponse, se décala de quelques pas pour observer la pièce principale à travers la fenêtre, front et main en visière glissant de droite et de gauche à quelques millimètres des carreaux.
Elle ne voyait rien, alors elle décida d’entrer au cas où un angle mort l’empêcherait de trouver celui qu’elle cherchait.
Le battant poussé, elle se trouva dans l’atelier, aux murs et plafond couverts de bois. Tout autour d’elle, des bateaux, l’un d’entre eux posé en réparation sur l’établi.
Maam balaya l’ensemble de la pièce du regard avant de s’immobiliser. Elle fut prise d’un doute, son esprit se mit à tâtonner. Qu’était-elle venue chercher ici déjà ? Elle avait regardé par la fenêtre, puis avait décidé d’entrer à la recherche de quelque chose, mais elle ne parvenait plus à fixer son attention sur l’objet de sa visite. C’était idiot.
En quête d’un indice sur sa présence, elle se tourna vers le groupe, resté dehors à l’attendre.
— Est-il présent ? l’interrogea le géant d’une petite voix.
— Qui ? demanda Maam prise au dépourvu.
— Et bien… tenta de répondre le géant qui n’était soudain plus très sûr non plus.
Il se tourna vers les seniors qui s’agitèrent, tout aussi embarrassés.
— Nous cherchions, vous savez… se lança l’un d’entre eux en quête de soutiens.
— Frank, intervint Prince dont la voix était moins assurée qu’à son habitude.
Les visages se détendirent, des sourires s’ouvrirent en grand et des coups d’oeil de connivence s’échangèrent avec soulagement. Mais oui, voilà, Frank ! Ils cherchaient Frank, acquiescèrent-ils tous, rassérénés d’avoir su se redresser après un tel vacillement collectif.
Oui, c’était cela, ils cherchaient Frank, se souvint Maam. Mais pourquoi avait-elle imaginé qu’il pourrait se trouver dans la cale ? Il n’y mettait jamais les pieds. Elle referma la porte sans parvenir à retrouver le cours des pensées qui l’avait amenée jusqu’à cet ancien atelier que plus personne n’utilisait.
Elle se tourna vers Prince.
— Sans surprise, il n’est pas là ! annonça-t-elle en souriant, feignant d’avoir une suite dans ses idées. Mais on peut déjà éliminer cette piste, c’est cela de fait.
Le groupe acquiesça.
— Géant, tu disais qu’il n’était pas chez lui non plus, et personne ne l’a vu de la matinée, c’est bien cela ? questionna-t-elle pour tenter de gagner un peu de temps sur ses propres réflexions.
— Oui, mais je me dis maintenant qu’il est peut-être tout simplement dans un autre appartement. Je suis désolée de t’avoir dérangée pour si peu, il va sans doute ressurgir bientôt.
Maam acquiesça. Lorsque le géant était venu dans sa cuisine, une angoisse l’avait saisie et il lui avait semblé urgent de quitter son fils sur l’instant pour partir à la recherche de Frank. Mais maintenant qu’elle était dehors et peu sûre de la raison de sa présence auprès du géant et des seniors, elle se sentait confuse.
Sans doute était-elle plus fatiguée qu’elle ne l’aurait cru. Le week-end des cerises était toujours un moment de joie mais aussi de tâches multiples et de responsabilités vis-à-vis de la communauté.
Frank avait eu des comportements étranges ces derniers jours et l’inquiétude de son entourage commençait à monter. Sans doute était-ce dû à ce contexte que Maam avait soudain paniqué.
Elle se décida à retourner chez elle.
— Attendons un peu, il devrait se montrer. Dès que vous le verrez, prévenez-moi ! dit-elle en se forçant à sourire.
Elle traversa la cour, pensive, longeant la fontaine. L’herbe lui caressait les chevilles et elle fut heureuse d’avoir suffisamment retrouvé ses esprits pour pouvoir en profiter. Elle pensa à son fils, qui l’attendait dans la cuisine, et se dit qu’il n’aurait peut-être même pas encore fini son petit déjeuner. Elle avait hâte de le retrouver.
Alors qu’elle émergeait de l’ombre du peuplier et que le soleil venait se poser sur son visage, une voix l’interpella.
Elle tourna la tête vers Lune qui s’approchait par sa gauche. Elle venait de ressortir des briques et traversait maintenant la cour droit vers elle.
Maam fut tentée de faire semblant de ne pas l’avoir vue. Tentée de repartir tout droit pour en finir avec cette matinée qui la bousculait et ne lui plaisait pas. Tentée de rejoindre directement son fils et de feindre que tout était normal.
Mais elle s’arrêta et attendit, un sourire fatigué plaqué sur le visage, que la jumelle arrive à elle. Maam ne posa pas d’avance la moindre question. Elle avait espoir qu’en ne demandant rien et en ne s’inquiétant pas, il pourrait ne s’agir de rien du tout et qu’elle pourrait repartir dans la foulée après n’avoir été informée que d’une broutille.
À mesure que le visage de Lune se faisait de plus en plus net dans son champ de vision, elle comprit qu’elle ne rejoindrait pas son fils de sitôt.
— Qu’y a-t-il ? finit-elle par demander, brisant définitivement le sort.
Lune s’arrêta à un pas d’elle, soucieuse.
— Est-ce tu sais où est Raphaël ? Il n’est pas chez lui et personne ne l’a vu.
*
Oh... voici une version bien triste du hameau, qui visiblement est en train de s'entremêler avec celui qui n'est que simple forêt, mais au moins ils survivent et une petite partie d'entre eux sont ensemble et se serrent les coudes.
Alors quelque part, ce n'est pas si triste que ça.
Ils ont oublié Saul ! Si vite ! Ce chapitre nous montre cette fois-ci le côté très triste que peuvent avoir ces mondes parallèles...
Mais pourquoi avoir oublié Saul aussitôt mais pas Franck ? Saul est-il parti si loin ?
Et Raphaël qui disparait aussi ! Hou là là ! Je me demandais où était passé Saul, mais maintenant, je suis également inquiète pour Raphaël !
J'ai hâte de connaitre la fin... le hameau finira-t-il par ne faire qu'un ? Est-ce seulement possible à ce stade ? Mais surtout, qu'adviendra-t-il des habitants ? Car s'ils restent clones des uns et des autres, cela ne peut pas marcher, leur faudra-t-il s'allier pour mieux survivre ?
Oui, les choses commencent à se gâter sérieusement... et dans certains mondes plus vite que dans d'autres.
Quant à Saul, effectivement, il est le premier oublié, mais je n'en dirais pas plus : P
Merci beaucoup pour ton message, j'espère que la suite et fin ne te décevront pas ^^"
Je commence à me demander comment tout ça va finir : aura-t-on une "réponse" claire à tous ces mystères, une explication "rationnelle" disons ? Ça ne me paraît pas le plus probable vu le ton de l'histoire. Les personnages chercheront-ils à freiner ce qui leur arrive et y parviendront-ils ? Ou bien l'histoire se terminera-t-elle sur une sorte de boucle ? Je suis très curieuse de voir ce que tu auras prévu ^^
Je crois qu'au début de l'histoire, je ne m'attendais pas à ce que ça prenne une telle tournure. C'est à la fois cool, pour la surprise, et à la fois un truc qui me fait réfléchir à tes choix de narration. Qu'est-ce que ça aurait donné si on avait perçu plus nettement l'étrangeté de ce monde dès le début ? Je ne sais pas si ça aurait été mieux, j'ai bien aimé cette progression lente et ces touches d'étrangeté qui finissent par s'accumuler, je trouve ça même plutôt réussi en terme de rythme. Comment tu vois les choses, toi ? Qu'est-ce qui a guidé tes choix en terme de rythme ? Ça m'intéresse !
Petites remarques au passage :
- "plein à ras-bord*" sans tiret
- "Un second, couleur cendre, les rejoint* (rejoignit) et fit de même."
- "du dos de ses doigts mouillées* (mouillés)"
- "autours* (autour) du strict nécessaire"
- "Frank aurait pu leur dire, depuis combien de temps ces arbres étaient là" : c'est peut-être juste moi, mais j'ai tiqué à plusieurs virgules du chapitre qui m'ont paru, comme celle-ci, couper les phrases de manière superflue. J'ai notamment vu pas mal de "virgule et" : tu m'en avais parlé dans une BL sur l'Université et ça avait entraîné une sacrée prise de conscience, j'en vois partout maintenant xD
- "pas de quoi *autant s’inquiéter" double espace
À très vite !
Haha, tu touches deux points hyper importants (dans deux registres qui n'ont rien à voir), le premier, l'idée de déni de réalité est quelque chose qui me tient énormément à cœur, j'avoue que je ne pensais pas spécifiquement à l'urgence climatique, la réflexion était plutôt (de façon complètement cachée et sans intention que ce soit compris) l'idée de déni social, toutes ces personnes que l'ont laisse sur le carreau quand on avance en s'imaginant que ce n'est pas grave car ce n'est pas nous... mais ça marche avec le climat (en fait c'est même complètement lié... capitalisme toussatoussa). Donc tu n'étais pas si loin et je suis ravie d'ailleurs que tu le soulèves, tu es la première a avoir perçu qu'une intention autre pourrait se cacher derrière cette histoire ^^
Quant au deuxième point alors, le rythme, hahahaha, je te laisse découvrir la suite, mais c'est le point qui est le plus revenu dans mes retours de BL... et pas spécialement dans le bon sens. La première et la seconde partie sont, tu le verras, très différentes et beaucoup de personnes m'ont dit "trop différentes". Là tu es en début de seconde partie et c'est encore soft... ^^"
J'ai laissé des lecteurices sur le carreau dans la seconde, pas tant dans le concept que dans la narration justement, on verra si ce sera ton cas. En tout cas il y a deux équipes, les lecteurices qui ont préféré de loin la partie 1 et celleux qui ont préféré de loin la partie 2, mais pas grand monde pour avoir été 100% embarqué par les deux... j'ai serais donc très curieuse de connaître ton avis ^^
(sans aucune urgence bien sûr, tu lis si tu veux !)
Je note, comme d'habitude, toutes les coquilles à revoir, merci 1000 fois pour tes commentaires si importants !
Des bises,
itchane
On a l'impression que chacun prend peu à peu conscience des étrangetés qui les entourent. Comme si chacun se réveillait d'un rêve étrange, remarquant des anomalies. Les deux petits chats dans le monde du premier géant, ne seraient-ce pas les jumelles? Ou alors les deux petits enfants? Dont un disparait encore à la fin du chapitre. Vont-ils peu à peu tous disparaître, avec ce hameau de la paix? Vont-ils recommencer éternellement leur histoire, dans un autre lieu, un autre temps, une autre forme?
On sent ici le voile qui se lève peu à peu. Les réponses, qui n'en sont pas encore, sont distillées avec parcimonie !
"Frank avait eût des comportements étranges ces derniers jours " > eu
"Elle traversa la cours" > cour
Hâte de lire la suite!
J'espère que ce sera satisfaisant, maintenant j'ai peur de tout révéler et de décevoir x'D
Beaucoup de départs associés au même constat : ceux quittant le Hameau emportent avec eux le souvenir de leur existence. Après la dame de l'ombre qui vivait parmi eux, c'est au tour de Saul. Son établi existe encore mais il a déjà disparu dans le coeur des autres. On ne peut que redouter le moment où notre ami Frank quittera à son tour les souvenirs des siens...
J'ai beaucoup aimé l'effet dévastateur du temps qui pousse le Hameau à l'abandon. Ca en fait des déménagements vers la Ville ou vers une autre réalité alternative. J'essaie encore de faire le lien avec Raphaël, cette énigme qui perdure car ne sachant à qui il est lié. Ce serait trop gros que notre gamin adoré ne soit le pendant de Saul. Il me manque trop de logique pour arriver à cette conclusion-là !
En tout cas, je me remémore les paroles de l'ancienne : les évènements produits se produisent. Que deviendra-t-il du Hameau ?
Tu sais petite sirène, il est temps de te démasquer, non ?
Une petite coquille sinon :
Alors au départ de Maam, que son fils avait convaincue de s’en aller, Frank, Tsé-tsé, le géant et sa famille avait emménagés dans sa maison désormais libre, laissant les autres bâtiments à l’abandon. -> avaient emménagé*
Et pour rebondir sur mes centièmtres, tu sembles avoir repris la route du détail avec tes "millimètres" :p
Il m'a été fait remarqué que le contraste entre la partie 1 et la partie 2 était peut-être un peu forte sur ce point, je vais voir si je rééquilibre cela ou pas : )
En tout cas toutes les notions que je voulais faire passer ici passent apparemment, je suis contente, ouf, ça fonctionne encore ^^"
Merci ! : D