*
Au même moment.
Lotre
Lotre n’était pas parvenue à se lever ce matin. Elle était pourtant chargée d’aller voir Raphaël, de s’assurer qu’il prenait un vrai petit-déjeuner et pas un simple verre de lait à la va-vite. De vérifier que tout allait bien, que sa journée démarrait en présence d’un adulte, comme s’il n’était pas un petit garçon dont les parents s’avéraient une fois de plus et de trop, absents.
Mais elle n’avait pas su se sortir de son lit, et Lune avait dû y aller pour elle.
Quand l'aînée avait toqué à la porte de sa chambre pour lui rappeler sa tâche, Lotre avait bien essayé d’émerger et de lui expliquer qu’elle serait prête en quelques minutes. Mais Lune lui avait dit de se reposer, qu’elle irait à sa place.
Son ton avait été gentil, presque doux.
Pour un court instant, Lotre avait hésité entre la remercier d’avoir pris le relais ou lui en vouloir d’avoir été le témoin de son manquement.
Puis un bout de rêve lui était revenu. Un éclair de souvenir qui se retissait par bribes pour s’effilocher de nouveau.
Elle avait fait un songe étrange cette nuit. Cela lui revenait maintenant. Une conversation importante avait eu lieu. Entre elle et une autre comme elle. Les détails étaient difficiles à retrouver mais la nature de la conversation planait encore sur ses pensées.
Lorsqu’elle se leva finalement, elle se sentit bien inconsistante d’avoir voulu trouver à tout prix quelque chose à reprocher à sa soeur ce matin.
Lotre s’habilla rapidement pour pouvoir rejoindre la cour, le Hameau, et Lune. Cela faisait longtemps que son esprit n’avait pas été si dégagé. Cette soeur-là lui avait manqué, celle qu’elle avait hâte d’aller retrouver.
Et puis c’était tout ce qu’il lui restait d’ailleurs. Et dire qu’elle avait cru pendant un temps qu’il pourrait y avoir autre chose. Quelqu’un d’autre. La vie était si différente avec et sans cette promesse ; mais l’illusion était retombée. Elle était seule, à deux avec sa soeur.
Elle ne put pourtant pas s'empêcher de s’arrêter quelques secondes devant le miroir avant de sortir ; de remettre en place quelques mèches de cheveux, de vérifier l’aplomb de son chemisier. Elle aurait pu tenter de s’en empêcher, de retenir ces gestes qui n’avaient plus de destinataire. Mais il lui était encore impossible, trop difficile, de s’avouer qu’il n’y avait plus et n’avait d’ailleurs jamais eu personne pour les voir et les réceptionner. Il lui était pour l’instant encore un peu plus facile de faire semblant de continuer que de s’avouer avoir été seule dans ce jeu pendant si longtemps.
Elle quitta son reflet sans avoir croisé son propre regard. Tant pis, elle avait sa soeur, elle avait la couture.
Lotre passa la porte, tentant d’ignorer ses blessures, convaincue de se sentir légère, que le passé était le passé et que le présent serait d’autant plus simple et dégagé. Peut-être même clément. Mais il ne lui fallut que trois pas sur son palier pour comprendre que la matinée ne serait pas aussi claire et régénératrice qu’elle l’avait souhaité.
Un attroupement s’était formé dans la cour, avec en son centre, Lune. À cette distance, Lotre ne pouvait que deviner la silhouette de sa soeur, mais ce simple contour lui suffisait pour percevoir la forte tension intérieure que sa jumelle tentait de dompter. Quelque chose inquiétait Lune et par contagion, l'inquiétait maintenant aussi.
Elle descendit les marches avec appréhension, les yeux fixés vers Lune dans l’espoir de décrypter à distance la teneur des inquiétudes de l’assemblée.
Elle se dirigea droit vers le groupe et dans les abords de son champ de vision, elle commença seulement à percevoir les autres membres qui le composait. Se découpèrent vaguement Maam, Prince, le géant, les seniors et d’autres encore en périphérie de sa conscience, mais son attention restait happée par sa soeur. Elle voulait croiser son regard pour enfin comprendre de quoi il en retournait.
Puis d’un coup, elle se souvint qu’elles avaient pour mission ce matin-là de s’occuper de Raphaël. Ne le voyant ni auprès de Lune, ni à la fenêtre de son appartement pour observer la scène de haut, elle devina que le problème viendrait de là.
Lorsque ses yeux croisèrent enfin ceux de sa soeur, elle sut qu’elle avait vu juste. Mais qu’il y avait autre chose aussi. Un autre type d’inquiétude plus difficile à partager.
— Lotre… engagea Lune.
— Que se passe-t-il ? demanda Lotre en entrant dans l’essaim.
Un silence lui répondit d’abord, personne ne trouvant une manière adéquate d’amener les choses.
Sa soeur reprit alors les devants.
— Nous ne parvenons pas à trouver Raphaël. Ni Frank. Ni…
Elle s’arrêta, cherchant sa phrase, soudain gênée de ne pas réussir à trouver ses mots.
Face à cette hésitation, Lotre eut un frisson. Elle tourna la tête dans un mouvement réflexe vers une certaine porte du bâtiment ouest. Une porte en bois du rez-de-chaussé sur laquelle ses yeux s’étaient si souvent posés ces dernières semaines, ne pouvant s’empêcher d’y porter tant d’espoirs.
— Ils ne sont pas dans la cale, précisa Maam interprétant ce regard. J’en viens, il n’y avait personne.
La cale.
À ces mots, Lotre visualisa le vieil atelier. C’était vers la cale qu’elle avait porté son regard. Pourquoi ? Il n’y avait rien là-bas. Pourtant, il lui avait semblé un instant qu’il y avait tout. La cale, ce n’était pas la cale, c’était l’appartement de… non. Juste un vieil atelier et des bateaux prenant la poussière. Des souvenirs contradictoires luttaient sous son crâne créant un brouhaha d’images et de sens difficiles à contrôler.
Elle sentait filer entre ses pensées quelque chose d’important, quelque chose qui était tout il y a peu et qu’elle était en train de perdre.
Frank et Raphaël avaient disparus, se souvint-elle. Les habitants en étaient inquiets. Pourtant il lui semblait, à elle, que le drame était tout ailleurs.
Se sentant nauséeuse, elle s’écarta du groupe dans l’espoir de trouver un peu d’air à l’ombre des briques.
Elle crut voir Lune s’en inquiéter ; le visage de sa soeur s’était tourné vers le sien à plusieurs reprises avant d’être définitivement ré-accaparé par le flot de la conversation de Maam et Prince. Personne d’autre ne se soucia de sa prise de distance.
La fraîcheur de la pierre lui fit du bien, alors elle s’y colla, dos et mains. Puis, se sentant un peu mieux, elle osa prudemment diriger à nouveau ses pensées vers la cale. Son corps suivit, elle voulait en avoir le cœur net.
D’un pas un peu flottant, elle se laissa dériver jusqu’à l’ancien atelier. Plus elle s’approchait de sa porte d’entrée, plus ses pensées se discordaient. La cale lui semblait être si importante alors qu’elle n’y mettait jamais les pieds. Ce vieil appartement poussiéreux portait une étrange aura d’espérances, de tristesse, de fébrilités et de souffrance. Par instants, il lui semblait même pouvoir personnifier ses émotions en une silhouette familière qui lui échappait finalement.
Ce n’était pas une cale. C’était quelqu’un. Frank ou Raphaël se trouvaient-ils ici malgré les affirmations de Maam ?
Lotre posa sa main sur la poignée mais ne parvint pas à se décider à la tourner. Elle ne voulait pas violer une intimité en entrant ainsi dans un appartement qui n’était pas le sien. Mais quel appartement ? Ce n’était que la cale. Même les plus jeunes savaient qu’ils pouvaient, s’ils le souhaitaient, venir chercher un bateau sur les étagères si l’envie leur prenait soudain de le voir voguer sur la fontaine.
Lotre toqua finalement à la porte, car elle ne parvint pas à ne pas le faire. Peu importait que le geste fut ridicule, il lui sembla nécessaire. Brusquant son appréhension, elle entra.
Rien n’avait changé. Le bois sur les murs, l’établi sur la gauche. Un surprenant pupitre sur lequel était posé une partition que personne ne savait lire au Hameau. Le bateau rouge et or qui attendait depuis toujours une réparation qui ne viendrait pas. Au grand dam de Raphaël, car il était son préféré.
Lotre s’immobilisa sur cette pensée. Tout son corps et son esprit se raidirent car une fois de plus, les composants ne s’assemblaient pas. Il avait vogué. Hier, Raphaël avait lancé le bateau rouge et or sur l’eau de la fontaine, il en riait de plaisir. C’était un cadeau, une promesse faite. Par qui ? Une silhouette familière se dessina de nouveau dans les traces laissées par ces souvenirs.
Peut-être s’était-elle trompée. Peut-être s’agissait-il d’un autre bateau, il fallait que ça le soit.
Lotre s’approcha. La peinture était rutilante, son odeur de fraîchement posée flottait même encore dans la pièce. Il n’y avait pas de poussière sur les voiles et surtout, près du présentoire, sur la table, était posé en vrac un chiffon. Un chiffon blanc, quadrillé de rouge et de bleu qu’elle reconnut. Elle revoyait maintenant ce tissu manipulé par une main inconnue, dans le soleil du samedi des cerises, essuyant la coque du bateau à sa sortie de l’eau devant le regard déçu mais résigné d’un Raphaël qui l’aurait bien relancé encore une infinité de fois sur les flots. Lotre tendit la main et le toucha du bout des doigts, le chiffon était encore humide.
Elle ne se trompait pas.
Elle fut secouée par une nouvelle tempête et dut s’asseoir sur le tabouret posé là. Un trou immense était en train de se créer dans son ventre. Il lui manquait quelque chose. Le pire était de ne rien comprendre à ce sentiment qui lui perforait les entrailles.
Petit à petit, sa vision redevint un peu plus claire et l’air emplit enfin ses poumons d’un flux plus régulier. Elle se sentait toujours nauséeuse, mais prête à se lever. Elle n’était plus très sûre, toutefois, de la suite qu’elle souhaitait donner à tout cela. Fuir le lieu vers un Hameau plus facile à appréhender ? Ce serait sans doute l’option la plus confortable. Ou bien rester dans la pièce et tenter de comprendre ce qu’il s’y passait, au risque de provoquer de nouvelles crises ?
Alors qu’elle tergiversait encore, elle laissa ses yeux dériver sur l’établi. Sous le plateau, de chaque côté, des tours de bois présentant plusieurs tiroirs aux poignées en boutons attirèrent son attention. Peut-être qu’en y regardant de plus près, elle trouverait un indice sur l’identité de celui qui fut le propriétaire de l’atelier. Elle n’y croyait pas vraiment, depuis le temps, mais sa curiosité était piquée.
Il y avait quelque chose de grisant et de très dérangeant à la fois à venir fouiller ce lieu. Comme si une part d’elle avait toujours rêvé de pouvoir regarder d’un peu plus près ce bureau pour y glaner des informations sans que la bienséance ne l’eût évidemment permis. Elle se sentait telle une fouineuse dans un lieu sacré dont elle aurait volé la clé.
Son trouble perdura lorsqu’elle tira sur la poignée du premier tiroir et qu’elle sentit le bois crisser dans ses rainures. Elle tâcha d’ignorer son mal-être, ou plutôt de s’y habituer, pour ne pas se laisser déconcentrer, ni se laisser de nouveau partir.
Mais au premier coup d'œil à l’intérieur, son cœur s'emballa. Dans l’étroit casier, une pile de feuilles d’or, dont deux avaient été pliées en petits bateaux dorés.
À leur vue, Lotre ne sut plus à quel monde s’accrocher.
En face d’elle, un grognement monta du mur de planches. Une fissure vint rayer le bois d’un claquement, puis tout céda. La paroi éclata, sous la pression d’un torrent d’eau qui déferla dans la pièce, emportant tout sur son passage. Frappée de plein fouet par les flots, Lotre ne put résister à la force du courant ; le ressac de la vague contre le fond de la pièce l’engloutit.
*
Oh... les clones vont-ils donc se fondre pour ne former qu'un, tout comme le hameau ?
La vie avec et sans cette promesse ? De quoi parle donc Lotre ?
Et même Lotre a oublié Saul, quelle tristesse... J'ai hâte de revoir Saul, de savoir pourquoi il est parti, quel est son objectif.
Ah, Lotre finalement ne l'a pas totalement oublié, et la voilà qui part à sa poursuite quelque peu malgré elle.
Toujours aussi bien écrit, j'adore cette histoire :)
Aaaah la "promesse" du début c'est l'idée d'avoir un crush et l'espoir que ça pourrait se concrétiser... et en fait non ^^"
Ce n'était pas très clair alors, mince. Je vais réfléchir à rendre cela plus évident peut-être.
Merci encore pour tes messages qui m'aident à voir clair et à repenser cette histoire pour de futures ultimes corrections !
J'ai trop aimé ce chapitre !!! Je voulais laisser un petit commentaire express avant le dodo et purée qu'est-ce que j'ai été embarquée ! J'aime tout : le sentiment de Lotre de "bon ben j'avais un crush mais je dois l'étouffer maintenant voilà c'est la vie", tellement poignant, quand on a ressenti ça une fois ce petit truc au creux du ventre, ça s'oublie pas et tu le décris si bien ; la décomposition, le... l'effacement ! Trop stylé ! J'adore ! Et ce manque au creux du ventre là encore enfin, vraiment, c'était trop cool. Je me suis fait une remarque, c'est que comme le prénom de Saul n'est évoqué ni avant ni après qu'elle l'oublie, j'ai eu un moment de flou sur "ah mais ptet qu'elle l'a déjà zappé dès le début du chapitre ? ah mais non..." Est-ce que c'était volontaire de ne plus le faire apparaître du tout dès le début du chap ?
HAAAN mais c'est horrible les bateaux dorés c'était vraiment lui alors !! Je le savais ! Oh non mais pourquoi il a pas pu lui dire ? Je suis tellement hypée par cette romance. Gnnnn
micro détail glané au passage : "Peu importait que le geste fut* (fût) ridicule"
Et : "Elle n’était plus très sûre, toutefois, de la suite qu’elle souhaitait donner à tout cela. Fuir le lieu vers un Hameau plus facile à appréhender ? Ce serait sans doute l’option la plus confortable." -> j'aime beaucoup le double sens (peut-être involontaire) de "fuir le Hameau", haha. J'ai cru un instant qu'elle soupesait la possibilité de rejoindre un autre monde du multivers ! Sans doute que non mais l'image était parlante quand même.
Vite la suite ! Bientôt ! Bisous !
Ah, ouf, ce chapitre fonctionne ! Je n'étais vraiment pas toujours très sûre de moi tout au long de son écriture, j'avais l'impression de marcher sur des œufs, je suis rassurée d'apprendre que je ne les ai pas trop cassés semble-t-il.
Oui alors le flou est un peu voulu et un peu subit dans ce début de chapitre car en tant qu'autrice je ne sais pas trop non plus où elle en est de ses souvenirs, haha. Pour moi elle est "en train d'oublier" dans le début du chapitre donc il lui reste certains éléments et d'autres non, comme la notion précise de l'identité de Saul. Je l'imagine un peu en mode "je crois que j'avais un crush mais il semble que ce soit fini même si j'ai plus les détails de l'histoire"... en gros le sentiment reste car il est encré mais les détails de l'histoire sont déjà repartis donc elle ressent des choses sans les comprendre...
Arg, c'est peut-être trop complexe en fait x'D
Peut-être qu'une transition plus nette comme tu le suggères serait plus compréhensible, avec l'effacement du prénom de façon progressive... je vais y réfléchir ^^
Merci encore beaucoup pour ton commentaire et les détails à corriger, je note tout !
Une autre inondation, une autre personne oubliée... Ce nouveau flot va-t-il emporter ce cœur qui cherchait son âme sœur, et les réunir autre part ? Je spécule... mais n'est ce pas ça lire? S'imaginer des futures probables... En tout cas, c'est ce que tu nous offres. Un magnifique moment de lecture. Rien de particulier à ajouter sur le fond, tout ça est poétique, envoutant.
"le ressac de la vague contre le fond de la pièce l’engloutie." > engloutit
Au plaisir de lire la suite
Cette sensation de se souvenir de sa rencontre avec Prime dans ses songes, son lien si étroit avec une autre réalité. On ressent bien qu'elle se sentait différente en une toute autre personne, si proche d'une vérité à laquelle elle s'accroche.
Et son instinct prend le dessus. Cet atelier, le fruit de sa convoitise avec les réponses sur le mystère des bateaux dorés. On ressent le doute dans son exploration, teintée de la liberté de fouiller. Pas pour trouver un Raphaël mais bien des réponses à ce mal-être qui la hante.
À son tour de se noyer dans la vérité. À son tour de quitter définitivement son Hameau ?
Faites venir l'ancienne qui a déjà vécu ce qui ne s'est pas produit :'(
Pêche aux petites coquilles :
Lotre s’approcha. La peinture était rutilante, son odeur de fraîchement posée flottait même encore dans la pièce. -> son odeur de quoi ? d'acrylique ? Je ne sais point moi :'(
Un chiffon blanc, cadrillé de rouge et de bleu qu’elle reconnut. -> quadrillé*
J'ai déjà de nombreuses pistes d'amélioration, je vais commencer quelques réécritures en parallèle : )
Merci énormément d'être arrivé jusqu'ici après un marathon de lecture et de commentaires assez mémorable x'D
J'espère que ce que tu as lu jusque-là t'a plu et que la suite et fin ne sera pas décevante ^^"
Je sais d'avance qu'elle a des défauts, je vais essayer de corriger cela en parallèle de mes publications.
Je suis ravie de t'avoir eu comme lecteur jusque-là en tout cas, c'était très très enrichissant et précieux ! Merci encore !
A très bientôt donc, ici ou sur le fofo ou le discord ! ^^
Sans plaisir de lecture, point de marathon hein ? J'ai tâché de te présenter mon ressenti de lecteur en temps réel (en ayant conscience de faire parfois juste, parfois faux :o).
J'aurai grand plaisir à te lire de manière hebdomadaire en tout cas !
On aura plus d'une occasion de se rencontre, en tout cas !
Encore une fois, bravo pour cette oeuvre magistrale ! Tu tiens quelque chose d'excellent !