*
Au même endroit, ailleurs.
La mère de Raphaël passa sa main aux doigts un peu épais dans une mèche de cheveux de son fils pour la remettre doucement à sa place. Le garçon s’en agaça un peu mais ne dit rien. Il avait autre chose en tête.
Assis à la grande table de bois, face à de nombreux plats et restes de la veille, les habitants du Hameau étaient heureux. L’atmosphère était propice aux bavardages et Raphaël comptait bien en profiter. L’ancienne avait extraordinairement quitté sa sieste et sa terrasse pour venir participer aux festivités, elle se tenait juste en face du garçon à piocher tranquillement dans son assiette de clafoutis. L’occasion était rêvée, elle ne resterait sans doute pas très longtemps.
― L’ancienne ? demanda Raphaël.
― Oui ?
― C’est quoi la suite de l’histoire ?
― Quelle histoire ? demanda l’ancienne qui n’avait pas levé les yeux de son assiette mais arborait un doux sourire.
― Celle de la sirène.
― Je t’ai déjà récité son poème, tu le connais.
― Oui mais, en fait, je suis sûr qu’il en manque.
― Ah ?
― Oui. Je connais pas d’histoire qu’on commence sans qu’il se passe rien ensuite.
― Tiens donc. Et quel était le début déjà ?
Raphaël accepta le défi et d’une voix mécanique et un peu impatiente, se mit à réciter :
Il était une sirène,
qui vivait dans les profondeurs d’une large fontaine.
Un bassin mystérieux dont on ne voyait jamais le fond,
et dont personne ne pouvait se rappeler le nom.
La sirène avait de grands pouvoirs,
elle exauçait les vœux contre de l’or ou une belle histoire.
Impossible de la voir, elle était à la fois partout et nulle part.
Dans l’eau et le noir, elle entendait l’écho des conversations
et se sentait parfois seule, loin du monde et de ses distractions.
Alors un jour, exauçant son propre vœu,
elle quitta fontaine et magie pour se joindre à “eux”.
― Bravo, c’est exactement cela, quelle mémoire ! le félicita l’ancienne.
― Vous lui avez compté ce poème bien mille fois, s’amusa le père de Raphaël.
― Quand bien même, c’est très bien, c’est exactement cela mon garçon.
Et l’ancienne replongea sa cuillère dans sa part de clafoutis.
Mais Raphaël n’était pas dupe. Sa question première était restée en suspens et il n’avait pas l’intention de se laisser avoir par les tours de la vieille femme.
― Et donc ? C’est quoi la suite ?
Le sourire de l’ancienne s’affaissa.
― La suite… on ne la raconte pas trop.
― Pourquoi ? demanda Raphaël.
― Elle n’est pas très heureuse je crains.
― Je veux la connaître quand même.
Raphaël vit l’ancienne chercher une excuse pour refuser, mais il avait trop bien choisi son moment. Leur conversation avait attiré de nombreux regards, curieux d’en connaître, eux aussi, le dénouement.
― Allez, c’est le week-end des cerises, racontez l’ancienne ! l'apostropha avec engouement un senior.
Piégée, l’ancienne céda. Elle n’eût d’autre choix que de poser sa cuillère et de fouiller dans sa mémoire.
La vie fut belle, un moment,
Mais la sirène n’était pas humaine pour autant.
Elle se lia au monde, à ses habitants,
Elle apprit les conversations, l’amitié, l’écoulement du temps.
Mais elle avait perdu sa fontaine, son eau, son domaine
et malgré elle, jour après jour, grossit sa peine.
Un soir, la solitude de la sirène fut telle,
qu’elle pleura auprès de l’onde.
Le cœur à la fois lourd et léger,
elle se décida à quitter le monde,
il était temps, elle le savait, de rentrer chez elle.
*
Retour au Hameau
Prince
Le week-end des cerises réservait souvent des surprises. Mais celui-ci était différent. Rien ne semblait pouvoir rentrer dans l’ordre et pourtant rien n’était vraiment si spécial non plus, à bien y regarder. Le malaise était difficile à saisir.
Il y avait eût de nouveau de l’agitation, une attraction et puis de nouveau chaque habitant s’était dispersé, revenu à son simple dimanche. En l’on ne savait déjà plus trop ce qu’il s’était passé, pour la deuxième fois de la journée.
Prince était assis sur le banc à l’ombre des briques et regardait son Hameau. Le mal de crâne qui l’assaillait depuis la veille ne le quittait pas, il se demanda s’il devait s’en inquiéter ou juste se reposer.
Alors qu’il se perdait dans ses pensées, il fut rejoint par Lotre qui s’assit à côté de lui, souriante mais peu assurée. Il ne put que remarquer le collier au pendentif de bateaux dont les reflets dorés illuminaient singulièrement le cou et le visage de la jeune femme, mais il ne fit aucun commentaire.
— Tout va bien ? demanda Prince pour encourager Lotre.
— Je me demandais, osa-t-elle, si tu te souvenais qui habitait la cale avant qu’elle ne soit abandonnée.
La question prit Prince de court. Il lui semblait que non, non il ne se souvenait pas. Et pourtant il vivait au Hameau depuis si longtemps, était-il possible qu’il n’ait jamais connu celui ou celle qui avait fabriqué tous ces bateaux ?
Il aurait dû tenter d’y réfléchir, mais hésita. Ces derniers temps, lorsqu’il s’employait à chercher des réponses, à creuser dans ses souvenirs, il rencontrait des voix. Venues de lui et d’ailleurs, une symphonie vertigineuse d’idées, de dialogues, d’enquêtes qu’il avait menées, seul ici, en compagnie de Frank là, de Maam ailleurs, s’invitaient sous son crâne. Tout se chamboulait alors dans une cacophonie qui devenait vite insupportable. Il était question de fin du monde, d’abandons et de combats. Il s’y disait même parfois que la cavalerie arrivait et qu’ils seraient tous sauvés dans tous les cas, et parfois aussi que cela ne suffirait pas. Une part de lui aurait voulu chercher la réponse à la question de Lotre, une autre n’avait aucune idée de ce dont il était question et cela semblait bien plus simple et reposant. Plus reposant que des souvenirs qui se battaient entre eux, différents, similaires, incompatibles et complémentaires.
Et pourtant il se sentait appelé, appelé par des bouts de lui, des morceaux d’autres.
Alors parmi tous les brins de lui-même et des autres emmêlés il en choisit un, un brin qui lui semblait être vraiment le sien et correspondre à sa réalité de maintenant.
— Non, dit-il enfin, je ne sais plus qui habitait là.
— Je crois... j’ai le sentiment que nous avons abandonné quelqu’un, reprit Lotre. J’ai le sentiment que nous avons quelque chose de grave à nous reprocher, et que le fait d’avoir oublié quoi est encore plus impardonnable.
— Je ne sais plus qui habitait là, répéta péniblement Prince.
Chacun perdit ses yeux sur la contemplation de la cour et un long silence s’installa.
Lotre le brisa.
— Les choses ne fonctionnent plus vraiment ici n’est-ce pas ?
Le cœur de Prince se serra. Il était d’accord. À regarder les habitants se poser tranquillement sur l’herbe ou à table pour prendre leur déjeuner du dimanche, tout semblait aller aussi bien que d’habitude et pourtant, un sentiment de brèche ouverte le minait depuis la veille. Un drame avait eu lieu, était en train d’avoir lieu, et il n’aurait même pas su dire lequel.
— Ça va aller, dit Prince. Il y a des périodes comme ça, on ne peut pas demander à la vie d’être toujours clémente, mais en restant nous-même, en se serrant les coudes et en avançant, ça ira.
— Vraiment ? Je veux dire, il n’y a que comme cela que les choses fonctionnent ? Que comme ça que le malheur s’affronte ?
Prince s’adossa aux briques et inspira.
— Ce qu’il y a, c’est que des malheurs il en arrive toujours, tout le temps, à tout le monde. Et le plus violent, c’est qu’à l’échelle de l’univers, rien de tout cela n’est grave. Le fait est que la vie continue, toujours, et c’est à la fois une forme d’espoir mais aussi peut-être là le plus triste. Chaque malheur est un cataclysme pour celui ou celle qui le vit, une anecdote pour le reste de l’humanité, un rien du tout pour les étoiles. Alors on apprend aussi à serrer les dents et à avancer, sans parfois trop se retourner. Instinct de survie ou lâcheté, je ne sais pas, mais dans tous les cas il faut avancer.
Lotre ne répondit pas, ce qui fit tristement sourire Prince.
— Si ma réponse ne te satisfait pas, reprit-il, va voir Frank. Il ne se satisfait pas de grand-chose non plus, et c’est alors plutôt quelqu’un comme lui que tu cherches.
— Merci de ta réponse, dit Lotre, c’est ce que je vais faire.
Prince la regarda se lever et traverser la cour pour rejoindre le petit groupe étrange que Frank avait constitué auprès de la fontaine.
Elle n’eût pas un regard en arrière et cela lui sembla bien.
*
J'ai beaucoup aimé ce chapitre encore une fois. Les petits détails de la présence des parents de Raphaël sont touchants. La discussion entre Prince et Lotre aurait pu sonner très, comment dire... très "citation instagram" (x'D je ne sais pas comment le dire autrement), mais je l'ai trouvé très belle. La constatation de Prince sur la disproportion entre le malheur ressenti par qui le vit directement et qui en entend juste parler, c'est fort, ça me parle. Encore une fois j'ai l'impression que tu soulèves très délicatement les voiles de plein de thématiques importantes, très humaines. Donc toujours hâte de la suite encore <3
Petit relevé :
- une faute récurrente dans l'accord du verbe avoir à la troisième personne du passé simple : "Elle n’eût d’autre choix" ; "Elle n’eût pas un regard" -> c'est toujours "eut", sauf au subjonctif !
- "Il y avait eût* de nouveau* de l’agitation, une attraction et puis de nouveau* (rep) chaque habitant s’était dispersé" -> c'est un peu étrange car on dit qu'un groupe se disperse, mais peut-être vraiment le dire d'individus pris un par un ? En même temps il y a bien l'expression "se disperser", genre ne pas être efficace, fureter sans résultats, ça collerait bien à la situation. Je n'arrive pas à savoir si c'est volontaire ou pas ^^
alors oui, voilà, c'est le passage qui est le plus étrange pour moi, j'avais l'impression d'avoir tout mis en scène pour une super révélation et personne n'est vraiment sur la bonne longueur d'onde x'D (ce qui ne peut être que ma faute !), car oui, là normalement on est bien censé se dire "Aaaaah mais la sirène c'était Saul ?!" alors que je reçois au mieux du "c'est peut-être lui mais je ne suis pas sûre du tout" et au pire une absence totale de lien entre les deux x'D
Je ne sais pas pourquoiiiiii, tout est là pourtant (enfin de mon point de vue bien sûr). Je ne sais pas si je dois changer cela ou laisser les lecteurices dans le flou, si c'est une bonne ou une mauvaise chose cette absence de révélation au moment de la révélation x'DDD
Bon en tout cas je suis contente si tu as pu au moins faire un peu le lien même si ce n'était pas une évidence du tout ^^"
J'espère que la suite te plaira !
Et la sirène serait donc ensuite rentrée chez elle ? Mais c'est où, chez elle ? C'est bien là la vraie question il me semble :)
J'ai trouvé difficile de suivre l'esprit chamboulé de Prince.
Pourquoi Lotre ne s'est-elle pas jointe à l'équipe qui enquête ? La pauvre, Saul est parti et ne compte pas revenir, c'est assez triste je trouve.
Ceci dit, il semblait bien qu'il y avait un soucis, et que le Saul qui est parti ne soit pas celui qui ait fabriqué les bâteaux ? Ce serait un autre Saul. Mais comment lui a-t-il donc fait parvenir les bâteaux dorés ? Grace à un vœu ?
C'est mignon, mais c'est curieux, comment cet autre Saul connaitrait-il l'existence de cette Lotre ? Deux Saul auraient-ils échangés leurs vies ?
Ah, Lotre va rejoindre l'équipe. C'est bien, c'est plus logique, c'est une des première à avoir cherché à ce souvenir après tout :)
oui le poème est un peu loin lorsqu'on arrive à ce stade du récit, peut-être trop, c'est une remarque qui m'a beaucoup été faite... je me demande si cette intrigue à tiroir méritait d'être si compliquée au final x'DDD
Lotre ne se laissera pas faire, je confirme, elle rejoint l'enquête bien sûr !
Merci pour ton message : )
Cet échange entre Lotre et Prince m'a particulièrement touché (comme je le dis un peu plus bas). La place de nos malheurs, si dérisoires comparés à l'infinité du monde, de l'Univers, est très étourdissant de vérité. Tu as le don de poser des mots justes sur des sentiments complexes. Joli "travail"... Hâte de voir comment tout ça va se goupiller...
"Vous lui avez compté ce poème bien mille fois" > conté
"Elle n’eût d’autre choix que de poser sa cuillère et de fouiller dans sa mémoire." eut
"Il y avait eût de nouveau de l’agitation," eu
"Je crois... j’ai le sentiment que nous avons abandonné quelqu’un, reprit Lotre. J’ai le sentiment que nous avons quelque chose de grave à nous reprocher, et que le fait d’avoir oublié quoi est encore plus impardonnable." > J'ai beaucoup apprécié ce passage. Oublier quelqu'un, c'est le perdre une deuxième fois. Je sais pas si tu voulais faire ce parallèle, mais ça a fait écho en moi dans ce sens là... Les gens qu'on a aimé et qui nous ont quitté, si on les oublie, ils meurent une deuxième fois.
"Elle n’eût pas un regard en arrière et cela lui sembla bien." > eut
Je suis contente que ce passage t'ait touché, il était un peu délicat à écrire, ouf si ça marche : )
On sent venir la fin ! Fin du poème, fin des tortures nostalgiques et fin du temps des cerises... Sacrée Sirène qui vivait parmi eux avant de souhaiter retourner à la solitude.
Dans tous les brins de Prince, je m'attendais à ce qu'il touche du doigt celui du rencard, histoire de bien lui faire comprendre qu'ici ou ailleurs, ce n'est pas la même chose :)
Pour Lotre, je m'attendais à ce qu'elle aille voir directement Frank qui a posé les cartes sur la table de son puzzle.
En tout cas, j'aime bien l'avancée sur la ligne d'arrivée en douceur. Plus rien ne fonctionne, tout le monde prend conscience de ses propres reflets. Mais... mais il faut tout de même sauver le monde et choper la Sirène ! Vite, qu'elle réponde à sa bouteille car rien ne va plus dans ce casino des destins :)
Toujours un plaisir de te lire :)
Merci pour ton message ^^
Oui, on commence à voir le bout de tout cela, j'espère que ça se passera bien !
On n'en a pas fini encore avec les "souvenirs" de Prince, comme tu finiras par le découvrir ; )
Et Frank, il n'est pas le plus abordable des personnages, en dehors de Maam ou Prince qui le connaissent par cœur, sinon il n'est pas celui à qui les habitants se confient en premier. Enfin c'est comme ça que je vois les choses en tout cas ^^"
A très très vite pour en revenir à cette fameuse bouteille ; )