***

Par itchane


*


Retour au Hameau,
l’après-midi.
Lune

 

Lune était penchée sur son dessin, mais désespérait de pouvoir produire quoi que ce soit de satisfaisant. Son crayon se posait machinalement sur le papier pour former des traits qui n'avaient aucun intérêt. Le charbon crissait et déposait son noir sur le blanc de la page sans conviction, par habitude bien plus que porté par le souffle de l’inspiration. Rien ne prenait forme, rien ne convenait. Sans surprise. Elle s’était mise à la tâche dans le seul but d’essayer d’occuper ses pensées en les tournant vers quelque chose de concret. Espérant que le travail quotidien, perçu comme normal, pourrait lui faire oublier sa matinée ; mais c’était un échec.

Elle finit par poser son crayon et quitta son bureau pour aller se préparer une tasse de thé, laissant seule sa sœur, toujours penchée à son bureau. Lotre n’avait même pas entendu Lune se lever, absorbée qu’elle était par une fabrication qui lui prenait toute sa concentration. Lune n’avait pas osé lui demander ce qu’elle faisait, préférant la laisser à sa création. 

En entrant dans la cuisine, repoussant les fils multicolores du rideau de perles, elle changea d’avis sur sa future boisson et opta pour du café. Sur son passage, les billes de verre cliquetèrent en un chant familier. Elle traversa l’étroite pièce aux meubles miniatures, prépara machinalement le filtre et la poudre et lança la machine, l’esprit ailleurs. Tournant le dos à la fenêtre, elle s’appuya contre le buffet et se massa les tempes, tentant de se détendre. Elle ferma les yeux pour se concentrer sur l’odeur doucement amère des premières gouttes tombant dans le fond de la cafetière. Elle échoua pourtant une fois de plus à porter ses réflexions ailleurs que sur les derniers événements. Ou plutôt, les derniers non-événements. 

Rien à faire, elle peinait à comprendre ce qu’il s’était vraiment passé.

Comment l’ensemble du Hameau s’était-il d’un coup laissé prendre par la panique alors qu’aucun réel incident n’était à déplorer ? Elle se revoyait encore, au centre d’un cercle d’habitants fébriles, cherchant une réponse à une question qui s’était effacée petit à petit sans que personne ne soit ensuite capable de retrouver l’origine de leur rassemblement. Pendant une portion de matinée, un vent d’angoisse inexplicable avait saisi la communauté. Elle l’avait elle-même ressenti, ce qui la perturbait encore plus ; mais plus la journée défilait, moins elle parvenait à retrouver dans son ventre et dans ses os le vide et la détresse qu’elle était pourtant certaine d’avoir éprouvés. Comment cela avait-il pu être si réel alors et si ridicule maintenant ?

Et puis, bien sûr, il y avait eu Lotre. Lotre que l’on avait cherchée partout, puis trouvée seule assise dans la cale, perdue, incapable de se rappeler pourquoi elle y était venue. 

Lune avait l’habitude de s’inquiéter pour sa sœur. Une préoccupation d’arrière-plan, polie par le temps. Une sollicitude devenue ronde, douce et ronronnante dans son cœur, qui l’accompagnait partout, lui procurant une forme de satisfaction. Il était si facile de s’émouvoir des faiblesses de Lotre, tout en ayant la conviction que rien de grave ne lui arriverait vraiment, car elle était bien plus forte qu’elle ne le pensait.

Et voilà que tout à coup, un dimanche des cerises, Lune s’inquiétait pour sa sœur, mais cette fois pour de vrai. Ce constat lui faisait tout drôle. C’était donc cela que ça faisait ?

Que s’était-il passé ? Combien de choses avait-elle ratées, pour que Lotre soit retrouvée dans cet état. La matinée avait été éprouvante, pour tout le monde. Mais finalement, tout était rentré dans l’ordre, comme toujours au Hameau. On se rassemble, on discute et tout rentre dans l’ordre. Seul restait un flottement, quelques doutes éventuellement, comme toujours aussi, au Hameau. Mais de là à s’écrouler comme sa sœur l’avait fait ?

 

Lune prit la tasse maintenant pleine et chauffa le bout de ses doigts sur la porcelaine. Non qu’elle eut froid, il faisait bon dehors et les fenêtres entre-ouvertes laissaient passer un peu de cette douceur ; mais elle se sentait engourdie.

Elle plongeait ses lèvres dans le café lorsque Lotre entra dans la cuisine, faisant murmurer les perles du rideau ; des pois de lumière colorés vinrent s’agiter sur la peau de la nouvelle arrivée, avant de s’effacer.

Lotre était revenue différente de la cale. Une lueur étrange que Lune ne lui connaissait pas était née dans ses yeux, une discordance nouvelle qu’il lui était impossible de déchiffrer. L’ainée croyait voir de la détermination, puis elle hésitait avec de la colère, qu’elle se reprochait ensuite d’avoir peut-être confondu avec de la détresse. Et peut-être que toutes ces pistes étaient bonnes, se disait-elle, et que Lotre vivait un grand chamboulement intérieur qu’elle ne pouvait comprendre. Lune pu constater dès les premiers pas de sa sœur dans la cuisine que cet état était inchangé. 

Elle retira calmement la tasse de ses lèvres.
— Tu veux boire quelque chose ? proposa-t-elle pour engager la conversation.
Lotre tourna lentement ses yeux vers elle, discrètement souriante.
— Non, ça ira merci, répondit-elle en s'asseyant à la courte table rouge sur laquelle elles prenaient leurs petits-déjeuners. 

Elle tourna la tête vers la fenêtre et y perdit son regard. Lune put enfin voir ce à quoi sa sœur avait passé cette dernière heure. Depuis son cou se déroulait une longue et fine chaîne dorée au bout de laquelle pendaient un petit flacon empli des bateaux de papier qu’elle avait récemment trouvés. Ainsi, Lotre avait fait de ces découvertes un bijou à porter. Lune ne put s’empêcher de s'interroger sur la raison de ce soudain fétichisme qui ne lui semblait pas de bon augure.

Ces bateaux d’or étaient apparus dans leur vie depuis plusieurs jours, au grès du hasard, ou en tout cas sans signe prémonitoire. Lune avait le vague souvenir d’avoir eu une théorie sur leurs apparitions, mais plus elle y réfléchissait maintenant, moins ces éclosions spontanées de navires en papier ne lui semblaient avoir de sens. Une énigme de plus emperlée sur le fil de cette journée.

Lune ne se sentit pas rassurée par le mysticisme avec lequel Lotre les conserverait maintenant auprès d’elle. De curiosités, les bateaux étaient donc devenus porte-bonheur et cela ne lui plaisait pas beaucoup ; d’autant que cela ne ressemblait pas à sa sœur. Mais que pouvait-elle dire ? Elle ne pouvait qu’espérer que cette douce folie resterait passagère, le temps que Lotre se remette de ses émotions, quelle qu’elles fussent. 

Elle ne parvenait pas à s’agacer, comme elle aurait pu le faire avant, comme elle le faisait sans doute trop souvent. Elle aussi s’était levée différente ce matin, la tête pleine de nouvelles perceptions et de résolutions inédites.

Elle fut prise d’un élan. Sans trop maîtriser la direction que pourrait prendre tout cela, elle avala son café en trois grandes lampées et ouvrit de nouveau le dialogue.
— J’ai fait un rêve étrange cette nuit... lança-t-elle d’une voix qu’elle voulait calme.
Mais elle n’était pas parvenue à cacher tout à fait la tension que provoquait en elle cette confidence. Au moins cette phrase avait-elle fait réagir sa sœur qui la regardait maintenant droit dans les yeux.
— Ah oui ? Quoi comme rêve ? demanda-t-elle intriguée.

Lune ne sut trop comment interpréter ce soudain intérêt. Pour la première fois depuis plusieurs heures, sa jumelle daignait lui accorder de son attention et devenait une réelle interlocutrice. Elle la regardait à présent d’un œil rond et curieux. Lune n’avait pas envisagé d’aborder le sujet - comment aurait-elle pu ? - mais il s’était imposé à elle et ce dernier attirait maintenant presque trop l’attention.

Elle pourrait rebrousser chemin là, balayer la question d’une réponse vague et un peu autoritaire comme elle savait si bien le faire. Mais elle ne souhaitait pas non plus renoncer à la conversation à peine cette dernière engagée.

Elle n’eut pas à résoudre cette équation ; devant l’hésitation et le silence de Lune et redoutant sans doute qu’ils l’emportent, Lotre s’était décidée à enchaîner.
— C’est drôle, moi aussi j’ai fait un rêve étrange cette nuit.
— Ah oui ? demanda Lune dont la curiosité était maintenant sincèrement piquée aussi, même si cette déclaration la mettait encore plus mal à l’aise.
— Je ne me souviens plus de tout exactement…

Lotre hésitait à continuer et Lune crut reconnaître sa propre indécision. Se pouvait-il que sa sœur soit, elle aussi, en train de peser le pour et le contre de cet échange ? 

Il lui convenait pour l’instant de ne pas avoir à avancer son propre témoignage, mais Lune sentait son corps se raidir malgré elle car l’issu de ce tête-à-tête devenait de plus en plus difficile à désirer. Sa sœur se décida à continuer.
— Dans ce rêve, j’ai pu voir ma vie sous un angle jusqu’alors inconnu et cela m’a fait comprendre beaucoup de choses. Est-ce que le tien était de ce genre aussi ?
— Oui, finit par avouer Lune après un silence.
À cette réponse, Lotre avait accrochés ses yeux aux siens. Deux brèches noires dans lesquelles Lune vit miroiter un espoir et une appétence auxquels elle ne voyait pas bien comment répondre.
Avaient-elles fait le même rêve, la même nuit ? 

Des picotements dans son cou poussèrent Lune à se redresser pour désengourdir son corps et tenter de lutter contre la tension qui s’insinuait dans ses muscles. Elle fut prise d’une nostalgie pour son monde d’avant. Avant cette matinée trop étrange et trop agitée. Avant ces apparitions de bateaux dorés. Avant ce rêve dont elle avait d’abord cru qu’il allait tout arranger.

En face d’elle, Lotre avait décidé de continuer à tirer sur le fil qu’elle avait attrapé, résolue à dérouler l’échange jusqu’à son dénouement. Tenant son nouveau pendentif dans la main, elle détourna le regard, embarrassée par son audace, mais reprit malgré tout la parole.

— Si tu as fait le même rêve que moi, alors tu as dû rencontrer une version de toi, mais une comme moi. Une deuxième, c’est cela ?

De nouveau, elle harponna son regard brillant à celui de sa sœur, en l’attente d’une réponse qui pourrait tout changer. Ce fut ce regard qui fit tout basculer. Lune fut prise de court. Il y avait, pourtant, plus que matière à tergiverser mais le choix de la réponse venait de lui être retiré.
Et parce qu’il ne lui restait que ceci, elle dit :

— Oui.

La douceur du sourire de Lotre la fit fondre et elle scella sa réponse sans rien y ajouter. Comment revenir en arrière lorsque la dernière parole prononcée apporte entière satisfaction à celle qui la reçoit ? 

C’était donc cela que de se laisser porter par la volonté d’une tierce personne comme on se laisse dévier par le courant. Était-ce à cela que ressemblait le quotidien de sa sœur à ses côtés ?

Lotre avait fini par détourner le regard ; elle n’osait pas prolonger une fois de plus l’échange. Elle avait deviné la tension qui émanait de sa jumelle et, même si l’envie ne manquait pas de s’entendre tout raconter, elle hésitait à se lancer sur cette voie. Elle n’eut pas l’occasion de le faire.

À la porte venait de toquer Prince qui était le seul à toquer de cette façon-là.
Lorsque Lune et Lotre rejoignirent la pièce principale pour lui ouvrir, il s’était déjà invité dans leur salon ; il avait le regard un peu fou. En les voyant, il prit le temps de reprendre son souffle.
— Frank est revenu, leur annonça-t-il finalement.
— Il avait disparu ? demanda Lune.



*


Au même endroit, très loin.



 Je n’y vois rien !
— Moi non plus.
— Nous sommes dans le noir, quelqu’un a de la lumière ?
— J’ai une lampe torche dans mon sac, mais il faut que je la trouve, attendez.
Ils attendirent, aux bruits des froissements de tissus et tintements d’objets divers qui leur parvenaient depuis le sol.
Et d’un coup, un faisceau éblouissant gicla et vint illuminer un premier pan de plafond.
— Hoooooo ! s’exclamèrent les séniors en cœur. 

Révélée par fragments, une immense pièce, haute sous un plafond luxuriant et cintrée de colonnes d’or, se découvrit à eux. Murs richement gravés, voute peinte de mille couleurs et sol pavé d’une fine mosaïque aux motifs concentriques vertigineux. Et au milieu, une fontaine, à l’eau imperturbable.

Se promenant sur la pierre sculptée, le disque de lumière dévoilait à chaque instant de nouvelles merveilles, laissant sans voix le petit groupe. Ornements de symboles et runes insolites, illustrations complexes et fastueuses, jeux de matières et de couleurs.

— Et bien ça, c’est encore plus beau que tous les mondes précédents.

Mais ils n’eurent pas l’occasion d’admirer plus longtemps.
Un chant lointain, porté par plusieurs voix, se fit entendre entre les pierres. Il se rapprochait, amplifié par la cavité en d’étranges échos.
— Vite, dit une séniore, il nous faut repartir avant d’être vus.
— À la fontaine ! chuchota un autre.

Le porteur de lampe pointa son faisceau vers le centre de la pièce, éclairant le passage pour ses camarades. Lorsqu’il fut certain qu’ils étaient tous partis, il s’assit sur le petit muret de pierre, éteignit sa torche et bascula vers l’arrière pour les rejoindre dans l’eau. 

Il avait hâte de découvrir leur prochaine destination ; ces périples étaient décidément bien plus excitants que leurs sempiternels week-ends à la mer.



*

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EryBlack
Posté le 09/07/2023
Hello ! Ahaha, les seniors en classe de mer dans les mondes alternatifs, j'avoue que ça m'a bien fait rigoler !
Chouette chapitre, pas grand-chose à y redire, j'aime toujours bien ce travail sur les notes discordantes et je trouve trop mignon que Lotre se soit fabriqué un pendentif. Littéralement mettre les souvenirs en bouteille ! Par contre les bateaux sont plus petits que je ne pensais, je les imaginais de la taille d'un téléphone portable à peu près ^^
Je me suis demandé à un moment si les points de vue de Lune et de Lotre ne débordaient pas un peu l'un sur l'autre dans certains passages. Je ne sais pas si c'est volontaire ou non...
Il y a eu un petit temps depuis mes dernières lectures donc j'ai quelques doutes à la fin de ce chapitre : le Frank dont il est question, c'est bien "notre" Frank, celui qu'on a suivi dans son enquête, si j'ai bien compris ; et si je me souviens bien, il avait réellement disparu, donc là la question de Lune me donne l'impression que non seulement les gens du Hameau oublient celleux qui disparaissent, mais en plus iels oublient aussi les disparitions dans le cas où les disparu·es reviennent ! Et c'est un point important, ça voudrait dire que tout le monde est susceptible de se balader d'un monde à l'autre en permanence à l'insu des autres... !
À bientôt pour la suite !
"Combien de choses avait-elle ratées* (raté), pour que Lotre soit retrouvée dans cet état. (c'est une question, non ?)"
"Non qu’elle eut* (eût) froid"
"les fenêtres entre-ouvertes* (entrouvertes)"
"Lune pu* constater"
"quelle* (quelles) qu’elles fussent."
"l’issu* de ce tête-à-tête devenait de plus en plus difficile à désirer" -> difficile à désirer, c'est-à-dire ? Je n'ai pas trop compris la formulation.
itchane
Posté le 18/07/2023
Hello Ery !

Mais oui c'est cela, il s'agit bien du Frank de départ et les habitants ont oublié qu'il avait disparu : )

Pour la taille des bateaux tu n'es pas la première, je me demande s'il ne faudrait pas y remédier dans mes descriptions, j'ai beau user régulièrement du mot "minuscule" plusieurs personne se les imagine tout de même assez gros, il faudrait que donne une idée d'échelle sans doute ("pas plus gros qu'une pièce" ou ce genre de chose) je vais y réfléchir ^^

Merci toujours autant pour ton relevé de fautes, je vais corriger cela : )
Herbe Rouge
Posté le 28/06/2023
Coucou,

(tiens, ça fait drôle d'être le premier commentaire sur un chapitre de cette histoire!)

Ces souvenirs disparus qui ne laissent que la tristesse derrière eux, c'est dramatique et bien amené. Tu restes dans le flou, mais on devine que tous ceux qui sont partis ont finis par être oubliés.

Lotre qui se fait un collier des petits bateaux, c'est très poétique en plus d'être utilitaire : elle ne veut pas perdre ses souvenirs ! Car oui, je pense qu'elle a réussi à ne pas oublier Saul, même si le mystère reste entier de ce côté.

Ah ! Franck est revenu ! Hâte de savoir ce qu'il a tiré de son enquête.

Intéressant ce dernier passage différent mais encore plus différent (oui, enfin je me comprends).
Serait-ce un flashback du passé ?
itchane
Posté le 04/07/2023
Hello,

merci encore d'être arrivée jusqu'ici et de tes commentaires très intéressants !
Oui les souvenirs s'enfuient de plus en plus et les disparus sont oubliés, c'est tout à fait ça !

Le dernier passage n'est pas un flashback, seulement les seniors d'un monde qui font du "tourisme de fontaine" parce qu'ils ont compris que ça ouvrait des passages ^^""""
Je ne sais pas si c'est très compréhensible du coup ^^

Tu approches de plus en plus du dernier arc et des révélations finales, j'espères que la fin sera à la hauteur de ton engouement : )

Merci encore pour tes commentaires assidus ♥
Herbe Rouge
Posté le 04/07/2023
Ah oui, ce "tourisme de mondes" j'avoue que cela m'est apparu comme un monde tellement à part que je ne pensais pas que s'en était un comme les autres. :)
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