Le soleil détruisait le monde tout doucement. En revanche, Chrysalide continuait d’aimer le soleil et ne pouvait faire autrement que l’aimer encore et toujours.
Quand, les matins d’anciens printemps, il répandait dans sa chambre ses mains d’or pâle et les effluves moites du jour levé, Chrysalide laissait la chaude confusion de ses plaids pour s’enfuir à son balcon. Elle s’installait alors sur la pierre brûlante et moussue et contre les barres de fer qui la protégeait du vide.
Du vide.
En contrebas, la misère ne somnolait pas plus qu’elle n’avait eu à se réveiller. Le fait est que la misère ne dormait jamais. Toujours elle fourmillait, elle grouillait, elle gargouillait et farfouillait dans les mauvaises herbes un pauvre insecte comestible.
Si le spectacle lui faisait mal, Chrysalide n’arrivait pas à détourner les yeux. Elle savait que les haillons, la poussière dans les yeux, la gorge torturée par la soif n’étaient pas si loin – même pour elle. A deux étages en dessous.
Il suffisait à sa mère de perdre son travail. Il lui suffisait d’enchaîner les mauvais résultats scolaires.
Elle frissonna malgré l’air étouffant. Une nausée la martelait : elle s’était réveillée puis levée trop vite.
Une jambe dans le vide, l’esprit convalescent, Chrysalide regarda encore la rue 103-42 Pluie douce qui n’avait plus reçu de pluie depuis longtemps. Sous le balcon, un lampadaire déchu courbait une tête triste. Un chat décoloré rôtissait sur son flanc ; par moments, l’ombre d’un linge ondulant recouvrait à moitié la bête alanguie. C’était le linge de Mémé Groseille, une bourgeoise au grand cœur, et qui descendait de son luxe pour nourrir et débarbouiller les momignards de la misère. Chrysalide l’apercevait souvent sous ses fenêtres, car il y avait un puits à proximité, pratique pour nettoyer les crasseuses salopettes des petits.
Chrysalide se leva, s’étira, toujours nauséeuse. Elle revint à sa chambre pour s’habiller. La pièce était minuscule, quasi hexagonale par sa forme ; meublée d’un lit, d’une malle, d’une table boiteuse. Une cuvette était encastrée au mur, surmontée d’une peinture de deux nymphes flottant sur une rivière. Des robes, des corsages, des chemises au crochet étaient entassées sur le plancher gris de poussières. Chrysalide aimait sa chambre, car le calme flottait ici sans s’appesantir où que ce soit.
Sans plus de façons, Chrysalide arracha un bout du papier peint déjà bien entamé. Dessus, elle inscrivit le mot groseille puis le déposa dans un flacon. La jeune fille avait pour manie de recopier ainsi tous les mots qu’elle trouvait jolis avant de les introduire dans une boîte de verre à son chevet. Bien que cela n’eusse pas de sens, elle se trouvait bien à agir de la sorte.
Elle revêtit une robe au hasard et noircit ses cils. Quelques secondes plus tard, elle entendit frapper à sa porte.
— Entrez !
Lyre tourna la poignée avec un sourire malicieux. Des mèches éparses pendillaient sur ses yeux. Un caramel lui faisait la joue bossue. Elle n’avait pas eu à prévenir de son arrivée, tellement ses visites étaient régulières.
— Salut, fit Chrysalide, sa brosse de mascara encore en main.
Elle était assise en tailleur devant un miroir de poche et se sentait un peu bête. Mais sitôt entrée, Lyre envahit l’espace de chaleur et d’enthousiasme ; en un éclair, elle défit ses chaussures, grimpa sur le lit, agrandit encore son sourire. Elle tenait un bloc de feuilles serrées contre sa poitrine.
— Tu vas pas me croire, j’ai trouvé un article politique dans le bureau de mon père ! Un vrai petit bijou, écoute…
— Minute, tu as fouillé le bureau de ton père ?!
— Bah oui, il ne va pas me donner de bonne grâce des inédits pareils, le bougre ! Écoute, écoute…
— Finis d’abord ton caramel.
— Oui.
— Et tu en as d’autres ?
Lyre fouilla sa poche et lui lança la sucrerie à la figure. Chrysalide la planqua aussi sec à l’intérieur de sa joue. Puis rejoignit son amie sur le matelas miteux.
Lyre commença alors, d’une voix brûlée par le sucre de sa friandise :
— « C’est une certitude désormais que la planète est finie et ses ressources épuisables. Nous en sommes à un point où tout contact avec les autres villes, les autres régions, les autres pays, etc. sont strictement contrôlés et où la marchandise doit être optimisée et ensuite utilisée de façon restrictive. Nous devons – c’est un devoir – sensibiliser notre population au caractère précieux de leurs récentes acquisitions. Pour cela, une taxation supplémentaire sur le prix des vêtements, du mobilier et de l’alimentation rendra compte de la valeur de nos derniers et prochains produits consommés.
« La société, celle de Lurette, a toujours prospéré grâce à la croissance économique et au gonflement du capital. Aucun système auxiliaire n’est envisageable : ils sont tous dans un rejet des nécessités hiérarchiques, du principe de méritocratie (pourtant essentielle pour récompenser les efforts des plus braves citoyens) et des forces de l’ordre, conçues pourtant, comme son nom l’indique, au maintien de l’ordre.
« Cela étant, nous appelons les citoyens à faire preuve de courage et de lucidité face à la situation. Nous considérons les plus travailleurs comme les plus méritants et en cela ils seront récompensés et « élevés » au sein de la ville. Dans le cas inverse – que nous pourrions traduire par un refus d’obtempérer – lesdits citoyens seront placés dans des zones de surveillance et le gouvernement se désintéressera de leur profil jusqu’à l’obéissance rédemptrice. Nous vous prions de comprendre de telles mesures prises dans le cas équilibriste comme le notre.
Avec nos salutations distingués,
Monsieur le Ministre. »
Satisfaite, Lyre plia le papier en éclatant amèrement :
— Une méritocratie, tu parles !
— Oui… Mais pourquoi cacher ce document et pourquoi le rendre confidentiel ? Je ne comprends pas. Le ministre s’adresse ici à tout le monde. Alors pourquoi…
- Parce qu’on est pauvres, j’imagine. Et jeunes. Ça les arrange bien que les pauvres et les jeunes ne soient pas informés. C’est plus simple de dompter une population ignorante, t’auras toujours un coup d’avance.
Lyre s’allongea sur le ventre en croisant les jambes au-dessus de sa tête. Elle avait un gros soupir en travers de la gorge.
— Je ne cesserai jamais de fouiller le bureau de mon père. Je ne veux pas qu’une autorité se foute de ma gueule impunément. Je ne veux pas être bête. Je ne veux pas être domesticable.
— Tu ne l’es pas, fit Chrysalide d’une voix douce.
— Et toi non plus. Pour l’instant. Ma vieille, il faut qu’on se garde de la propagande… Je ne sais pas trop comment, mais on doit apprendre à voir le monde autrement. La vie est si moche comme on nous la donne.
Chrysalide ne répondit rien et gratta un peu plus son défunt papier peint. Elle voulait inscrire le mot « moche » sur une déchirure.
— Enfin bref, compléta Lyre. A part cette lettre du ministre, je voulais savoir si t’avais besoin d’aide pour tes corvées du jour. Si jamais, je suis là.
— Je dois aller au puits, aujourd’hui. Je peux me débrouiller seule mais ta compagnie serait la bienvenue. Et je devrais sûrement préparer le repas… on verra.
Chrysalide finit d’écrire et plia le bout de feuille parmi les autres. Lyre regardait son geste sans le voir, elle avait connaissance des habitudes de son amie. Du reste, son esprit vagabondait autre part. Elle se sentait tellement impuissante face à ceux qui les gouvernaient… Lyre ignorait jusqu’à leurs noms. Elle se trouvait déjà trop bas dans les étages pour que ces connaissances soient évidentes. Puis ses parents n’en parlaient jamais. C’étaient des ombres dans sa vie. Ils travaillaient sans cesse.
— On y va ? demanda Chrysalide en gagnant la porte.
— Hum ?
— Au puits.
— J’arrive.
La tristesse et la frustration grattaient Lyre comme des démangeaisons.
On comprend comment ton monde fonctionne. C'est bien.
Juste un truc. Je bloque sur cette phrase " sensibiliser notre population du caractère précieux de leurs récentes acquisitions" =》je te propose de remplacer "du" par le determinant "au"... qu'en penses-tu ?
Sinon j'attends la suite!
A bientôt, bon courage
Carole38
Merci pour tes remarques ! Et à bientôt <3
Pluma.
Après relecture, attention à la petite faute "ministre s’adresse ici à tous le monde" => tout le monde ;-)
A bientôt !