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Notes de l’auteur : Premier jet.

Loukoum s’arrêta enfin. Un instant. Il regarda les deux jeunes filles qui descendaient un escalier décharné puis gagnaient la rue en se tenant la main. L’une était plutôt petite et paraissait d’autant plus frêle sous sa chevelure ébouriffée comme un plumage d’oiseau mouillé. L’autre, élancée, évoquait tout un tas de couleurs vives ; elle tenait à bout de bras son éternelle cigarette à moitié consumée.

Loukoum avait souvent vu les deux adolescentes se rendre au puits. Une intuition bizarre le poussait à croire qu’elles auraient une influence, dans cette ville. Sur quelque chose. Sur quelqu’un… Ce qui était tout bonnement stupide, puisqu’elles étaient de la misère.

Il haussa les épaules et poursuivit son chemin. Du sable jaune poudrait ses cils.

 

***

— Tu as remarqué, Lyre ? Le monsieur louche s’est arrêté sur notre passage.

— Grand bien lui fasse.

— Je ne l’avais encore jamais vu immobile. Dans ma tête, il a toujours marché. Toujours, toujours. Un peu comme si… je sais pas. Comme s’il n’était pas humain.

Chrysalide se retourna vers son amis, voulant connaître son avis sur la question. Lyre fumait, désintéressée.

— Tu fumes plus que les plats ratés de ma maman.

Cette fois-ci, Lyre sourit :

— Et je devrais arrêter, c’est ça ?

— Oui. Si tu veux pas mourir jeune.

— Honnêtement, peu m’importe.

— Moi, ça m’importe.

Un silence. Elles atteignirent le puits. Chrysalide posa une main à plat sur la pierre brûlante, et enroula l’autre autour de la corde. A deux, elles hissèrent le seau lourd d’eau claire. Chrysalide baissait les yeux d’un air obstiné, honteuse sans raison.

Elle entendait cependant les pas et le fredonnement de Mémé Groseille, qui accrochait son linge à côté. Deux douces musiques qui la calmaient. La jeune fille désespérait de son manque de cran. Elle aurait pu salué la vieille dame et lui dire combien elle la trouvait courageuse et sympathique, combien il était important, pour elle, de voir de son balcon sa silhouette bossue, bourgeoise et qui s’affairait…

Si Chrysalide était un jour bourgeoise, elle voudrait être Mémé Groseille. Dans son exactitude.

Elle soupira et leva enfin les yeux vers le ciel d’un bleu cruel et aveuglant. Il brûlait sa rétine et miroitait ses teintes dans l’eau du seau. Partout le même bleu. Chaque transparence absorbait le bleuissement terrible. Chrysalide imagina ses gouttes de sueur et ses larmes de fatigue qui reflétaient l’éclatante couleur. Qui engloutissaient cette couleur. Qui la rendait captive, et monstrueuse. Monstrueusement vivante comme les virus qu’on attrape, les acariens qui nous sillonnent et les bestioles qu’on avale sans prendre garde. Comme le sang qui jaillit d’une écorchure, mais en bleu.

En vivante, vivante. Sale.

Chrysalide ne quittait pas le ciel des yeux, comme pour contenir toutes ses implacables splendeurs et toutes ses horreurs fugitives dans sa pupille. Un peu plus loin, la jeune fille vit que le beau azur lisse avait été troué par un brouillard d’usine qui, secoué, arraché, s’en allait pêle-mêle sur l’horizon en grands morceaux informes.

— C’est tout bon ? dit Lyre qui cherchait à comprendre la nature contemplative de son amie.

— Oui, on peut y aller.

A cet instant, elles virent Mémé Groseille s’enfuir à toutes jambes sous un préau. Pour son âge, elle courait drôlement vite, mais ce n’était pas la question. Un policier très droit, très fier et de riche allure arrivait sur la place en caressant sa moustache. Il s’avança vers Lyre et Chrysalide avec un salut et un froncement de sourcils. Les deux adolescentes comprirent qu’il s’apprêtait à lire leurs pensées et poussèrent un grognement.

Lyre ravala ses pulsions meurtrières pour ne pas être amendée. Chrysalide rougit à l’idée que son esprit devait être rempli de bleu.

 

Sergent Trombone lut chez les deux citoyennes un mal-être mêlée d’amertume, une férocité d’impuissance et de la colère à l’égard du gouvernement. Sergent Trombone ne s’en effraya pas. Cette colère était habituelle, et d’ailleurs inoffensive chez les jeunes qu’il traitait.

Rien ne le perturba, sinon leur apparence qu’il jugeait incorrecte. La première, une beauté certaine gâchée par les cheveux plumeux. La seconde, un charme probable rompu par cet habillement de clochard. L’une avait l’air d’une sorcière, l’autre d’une canaille.

Il leur jeta un regard froid et pivota sur ses pieds.

— Va-t-en, le cogne, grommela Lyre.

— Chut, attends qu’il soit plus loin.

Elles s’en allèrent à leur tour, tirant leur eau pesante.

— Ils m’énervent ces mecs avec leur certitude d’avoir tout compris à la vie. Je voudrais les gifler, les secouer, les…

— Mais tais-toi. Je comprends, mais tais-toi.

Chrysalide était encore aveuglée par les cieux et son regard posait des taches vertes et dorées. Elle guigna Lyre et la trouva belle, sertie des lueurs surnaturelles ; d’une beauté telle qu’on la voudrait cerclée de nos bras, collée à notre peau et le plus loin possible de nous.

— Lyre, tu…

— Quoi ? J’ai le droit de râler, maintenant ?

Sergent Trombone fit volte-face. Avec brutalité, le regard long et alerte. Il venait de sentir plusieurs choses, et des graves. De un, quelqu’un se cachait dans les parages. De deux, les jeunes filles étaient bien plus ingrates que ce qu’il croyait. Leurs pensées avaient cet arrière goût amer, marécageux, révélateur d’une grande déviance. D’obscurités brumeuses.

Il appela aussitôt un coéquipier.

— Je prends en chasse les demoiselles, l’informa-t-il. Quant à toi, rassemble le plus possible de personnel. Nous devons impérativement fouiller la zone du puits. C’est une affaire urgente. J’insiste, venez vite et nombreux.

Une fois la communication coupée, Sergent Trombone se précipita après Lyre et Chrysalide. Au passage, il rencontra Loukoum et son regard pénible, gavé de froide indifférence. Le policier passa en trombe devant lui, les yeux dans les siens mais sans le saluer.

***

Chrysalide avait toujours mal aux yeux à force d’avoir contemplé le ciel. Son vertige ne la quittait pas. Lyre lui souriait et la tenait par les épaules. Chrysalide portait le seau de sa main gauche, Lyre de sa main droite. Les veines saillaient à leurs poignets. Le monde tournait autour d’elles.

— J’en ai marre de ces cheveux, se plaignit soudain Chrysalide. J’ai si chaud…

Elle s’arrêta à deux pas de son palier. C’est à cet instant qu’elles entendirent des bruits de course derrière elles. Sergent Trombone cavalait, rouge, suant, soufflant, le regard fixe et la pensée gélifiée. Il ressemblait à un taureau. Il ressemblait à un cauchemar.

— C’est nous qu’il… qu’il vise ?

Elles voulurent fuir, on les rattrapa. Elles voulurent boire, on les gifla. Elles furent menées au commissariat. Pendant ce temps, le seau attendait sagement leur retour sur la troisième marche de l’escalier.

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