À présent, Kalika marche sur la terre mouillée du soir. Ses pieds nus froissent le tapis de feuilles qui peignent le chemin, rubis fauves et mordorés. La brise, fraîche et chargée d’eau, charrie l’haleine chaude de la terre, exhale une puissante odeur de mousse. Le chant de la sylve est profond et dense. Il ondule des feulements d’arbrisseaux et du craquement des grands arbres. Il transporte avec lui les trilles lointaines des rouges-queues ainsi que l’écho du merle, bondissant sous les larges branches voûtées. Kalika frissonne car la froideur lèche ses chevilles nues, frissonne du plaisir de
ces mélodies familières. « Quand j’arrive, dit sa voix, je promets d’envoyer un message pour dire que j’ai changé d’avis. Pro-mis. Promis, juré. »
Même lorsque, aux abords de l’hiver, le bois s’enfonce dans la profonde dormance du froid et n’a plus ni bourgeons ni feuilles pour ombrer de dentelles la mousse spongieuse des sentiers, sa densité demeure telle qu’elle perdrait en son sein n’importe quel étranger. Kalika, elle, ne s’égare jamais. Il lui suffit de traduire l’écorce ou la forme d’un tronc pour trouver son chemin. Elle connaît la musique de chaque frondaison et sait lire, dans le dessin abstrait des branches, la connivence entre deux chênes. Et tout au centre de ce monde s’élève l’arbre des sorcières, l’arbre plusieurs fois centenaire qui fait pousser la sylve avec lui. Il a logé Magda et vu vieillir Galdé. Il a reçu Lua et accueillera, lorsqu’il sera temps, celle qui viendra après Kalika. Quand son corps demandera le repos et qu’elle ne pourra plus gravir les marches qui cerclent le tronc de l’arbre pour joindre l’entrée de sa demeure, bien à l’abri des feuillus et dont le toit surplombe, ombre chinoise contre le firmament du ciel, la vaste canopée.
La petite porte se clôt. Kalika hume les essences de sauge, de fleurs sèches et de bois qui embaume son chez elle et lui prodiguent aussitôt un sentiment de profonde sécurité. Il fait doux dedans, comme dans un duvet gonflé de plumes. Le jour déclinant virevolte entre les feuilles et s’infiltre par la baie. Il dépose en grosses flaques chaudes des passements de lumières dans l’espace coupé en deux, côté cuisine, côté salon, réchauffe au centre le tronc épais du chêne qui s’élève dans la maison.
Kalika pose à ses pieds son sac de toile, puis tire une cordelette sinuant le long du mur. Elle ouvre une petite trappe. Dans le rectangle béant, comme la composition d’un tableau d’automne, apparaît l’arceau des marches qui s’inclinent jusqu’au sentier rougeoyant de la forêt. Kalika bloque la corde, soulève la cruche en émail bleu rangée non loin, et verse tour à tour, sur ses talons tatoués de terre, l’eau tiède du broc qui emporte avec elle les traces humides du chemin. Sur sa peau froide, les rigoles d’onde lui laissent la sensation d’un ruisseau de plein été. Elle soupire, ferme la trappe, se sèche, puis enfile des chaussettes posées là, épaisses et chaudes, douces et moelleuses.
La cheminée murmure des crépitements de braises. Son foyer ouvert observe silencieusement le salon encombré. Il a de ces airs d’intérieurs perdus dans l’espace-temps. De ces petits salons cossus que rien ne peut troubler. Des tapis ocres et bruns aux verts pâles des plantes, c’est comme une nouvelle jungle qui coule des étagères. Là où ne sont pas les feuilles, les livres s’affrontent par dizaines, reliés d’or, sur leurs rayonnages. Il y en a partout où ne sont pas les fenêtres ; au-dessus, derrière, à côté, tout autour du grand canapé d’angle et du petit bureau. Les meubles comme le parquet sont un prolongement du bois, en cela qu’ils en partagent les teintes, ainsi que quelques secrets. Kalika pousse une bûche sur les braises. Elles rougeoient et s’avivent, font naître une flamme menue qui s’étire et s’enroule, lèche l’écorce, avide. La sorcière se coule sur le divan tandis que la fumée s’élève vers le conduit. Elle inspire la fragrance calcinée, se laisse absorber par les coussins veloutés et s’infuse dans la chaleur délicate. Le feu grignote lentement l’humidité résiduelle de la sylve. « Tu t’es promis, dit sa voix.
Encore un peu…
Si tu attends, tu vas être obligée d’y aller. »
Elle enfonce plus fort son visage dans les plis du velours :
— Quelle idiote, marmonne-t-elle.
Et elle demeura ainsi, cherchant le courage d’échapper à la béatitude qui l’envahit alors que coule hors d’elle l’adrénaline des dernières heures. Elle voudrait rester là, les yeux fermés, oublier, s’endormir, mais elle sait qu’en s’éveillant, la culpabilité sera pire.
Elle se redresse en soupirant.