Les ombres ont épaissi les arbres et confondent les couleurs fauves des feuilles encore visibles. Laissant place à la nuit d’encre, les oiseaux se sont tus. Kalika a clos les fenêtres. Un disque passe sur son gramophone et grésille, tout doucement, des tonalités de blues. Kalika vole quelques heures à la saveur du soir. Elle a allumé, avec la permission des étoiles, les guirlandes de papiers et les petites lanternes habitant son salon. Ce sont des lucioles d’intérieur qui lui tiennent compagnie. Elles forment dans l’espace des motifs embués, comme des dessins abstraits, des formes venues des songes, vulnérables et précieuses enluminures, consolations de l’esprit. Une bougie parfumée à l’écorce d’acacia brûle, depuis la table basse, une mélodie espiègle qui accompagne le craquement des bûches. Elle l’a reçu du cierger du village, en échange d’un conflit de voisinage réglé grâce à son intervention. Elle adore cette bougie : en été, lorsque la cheminée repose sur ses cendres froides, elle peut l’écouter crépiter et convoquer ainsi la nostalgie de l’hiver, comme elle invoquerait la stridulation des cigales, qui ne chantent qu’aux beaux jours.
La cabane embaume des fragrances de cuisine. La cannelle se mélange à l’odeur du bois fumé, la courge à celle du sucre. Pour cette soirée spéciale, Kalika a choisi le meilleur de ses inventions culinaires : feuilletées croustillants aux épinards, tartelettes d’oignons rouges, noix gonflées de caramels et des cacahuètes au miel. Une poire cuite au vin doux pour le dessert, ainsi que du chocolat fondu, parfumé à la cannelle, accompagné de dragées. De l’autre côté de l’âtre, les tartes achèvent de cuire. Leur fumet suave se répand dans l’habitat comme un épais fil de coton coulant du four, sinuant sur le parquet, jusqu’au nez de Kalika. À l’aide d’une paire de gants, elle sort les mets dorés et les place sur deux assiettes. Après quoi elle s’organise, avec le reste des préparations, un grand plateau-repas sans aucune convention. Les tourtes, les desserts, sont disposés sur l’étain sans distinction, chacun dans son contenu dépareillé. Kalika souhaite manger dans l’ordre qui lui vient à l’envie et tient à ce que tout soit à portée de main pour n’avoir plus qu’à veiller au plaisir des saveurs.
Kalika dépose le plateau sur une petite planche pliante conçue pour déguster depuis son canapé, puis se glisse enfin sous un plaid, aussi doux qu’un duvet d’oisillon. Le gramophone s’est tu, remplacé par la radio qui grésille à présent, posée sur la table basse. Elle lui relate des histoires d’une voix paisible, des histoires de nuit, de fantômes et de nature.
La sorcière a vaqué avec application, concentration tendue entre son regard et ses mains qui façonnent. Elle écoute désormais la conteuse de toutes ses forces, pour ne pas trop réfléchir. Elle sent, guettant depuis un coin de sa tête, sa petite voix intérieure qui prend de l’épaisseur et lui murmure des questionnements diffus. Kalika fait des efforts pour ne pas l’entendre. Si elle laisse ses pensées divaguer, elle sait que la voix en profitera pour ramener devant ses yeux des considérations désagréables, conséquence de son absence au village. Kalika manque quelques phrases. Elle cligne des paupières, se mord la lèvre. Son attention se détache et elle observe la forêt, de l’autre côté du foyer, en direction du hameau. L’inquiétude s’installe. Kalika secoue la tête.
Elle se reprend, fixe son assiette, et oblige ses sens à s’absorber parmi les fragrances qui se dilatent sur son palais ; elle a laissé sa faim grandir lentement, l’a attisée pour profiter au mieux du moment où elle porte à sa bouche le premier feuilleté. La pâte est chaude et s’étiole en mille-feuilles croquant. Le bouquet du fromage coule sur sa langue comme un nuage salé, attendrit par le doux épinard. Kalika ferme les yeux, savoure et soupire. Elle
parvient à combattre ainsi, quelques minutes, l’intrusion des pensées néfastes. Malheureusement, c’est peine perdue : lorsque sa faim s’apaise un peu, qu’elle prend le livre qu’elle n’a pu avancer depuis des lustres et s’apprête à y plonger, les termes de son message lui reviennent à l’esprit et elle s’entend les prononcer.
Cette fois elle lève la tête et fixe le vide. C’est d’abord une impression amère. Kalika frissonne tandis que ses mots résonnent en échos, dans son esprit, qu’elle retrace ses excuses et s’imagine les conséquences. Elle veut s’absorber dans les lignes juste là, sous ses yeux, mais la sensation glisse dans son cœur comme y glissait plus tôt le chant réconfortant de l’oiseau, et s’y fait une place. Les gestes de Kalika se font moins précis alors que son imagination s’égare dans l’incertitude. La bête ourle ses tentacules. Lente, insidieuse. Elle glisse dans Kalika comme une goutte d’encre dans de l’eau puis éclate en fumerolle. Elle en nappe la transparence de sa sombre fumée. C’est un orage qui, gonflé de tonnerre, grossit à vue d’œil. Kalika y met le doigt. Elle y faufile la main. S’y absorbe toute entière. Le vent qui coule de la fenêtre se met à soupirer des conjectures sans fin. Comme portées jusqu’à elle, les animaux grattent contre l’écorce ou pépient l’aigreur des villageois. Les esprits murmurent menaces et déceptions, rancœur et vexations. Enfoncée dans le marais où la bête noire la tient aux chevilles, Kalika cherche comment fuir. Comme la tempête couvant, ses pensées s’embarquent en cycle. Insensible soudain à la beauté du feu, au couchant électrique du ciel, elle ne voit plus qu’une boucle de visages sculptés en sillons de reproches. Ne reste que la culpabilité âcre qui dégoûte sur son cœur en un plomb chaud et lourd.
« Ils vont m’en vouloir… »
— Non.
Ils vont me détester.
— Non !
« Je fais pourtant faux bond le soir le plus important de l’année. »
— Je ne fais pas faux bond, rétorque-t-elle, j’ai œuvré pour eux sans cesse toute la semaine ! Tout le mois ! Toutecette fichue année !
« Mais ce soir, c’est spécial, c’est sacré. »
— J’ai droit à un peu de calme. J’ai droit à un peu d’isolement. J’ai. Le. Droit.
« Ils ne comprendront pas. »
— Et je n’ai pas à me justifier !
Elle traverse à présent le salon, le pas assuré d’une rage qu’elle dirige contre elle-même, bien consciente que sa voix ne transmet que des théories illusoires bercées par ses inquiétudes. Mais à ces illusions, elle s’est promis de résister.
— Cesse de croire que tu sais ce qu’ils ressentent et cesses de t’en sentir responsable, aboie-t-elle au silence.
« Mais leur déception… »
— Sera la leur. Et j’en serais désolée, mais j’ai mes propres besoins qui ne les empêchent pas de vivre, ni de fêter, ni de passer la meilleure des soirées possibles. Je ne suis pas le centre de leur vie. Je ne suis que la sorcière de la sylve et j’ai le droit de vouloir me gaver de tartes, chez moi, sans que cela nuise !
Elle demeure debout un moment, les poings serrés, mâchoire crispée, face au feu dont les flammes paresseuses dévorent tranquillement le bois. En veut on aux oies sauvages de migrer l’hiver venu ? Blâme-t-on les fleurs et les arbrisseaux de se mettre en dormance pour échapper au froid ? Condamne-t-on la feuille rose quittant à l’automne la branche qui l’a élevée pour redevenir bourgeon ?
Les sorcières aussi ont besoin d’hiverner.
Elle expire. La culpabilité se mêle à son souffle mais il lui faut quelques tentatives, quelques discussions, encore, pour se convaincre de lâcher prise.
« Demain, se dit-elle, demain je leur apporterai quelques douceurs et serais avec eux. »
Pour le moment, elle laisse aller le flot des choses. Elle se rappelle cette soirée de solstice, deux ans plus tôt, durant laquelle elle avait souhaité rester chez elle. Elle en avait été si mal qu’elle avait fini par changer d’avis et rejoindre la fête. Personne ne lui avait tenu rigueur de cette première absence : les gens l’avaient simplement accueillie, acceptée, comme une retardataire. Elle avait pris conscience d’avoir monté en drame une simple supposition ; cette fois, quoi qu’il en coûte, elle restera chez elle.
Kalika s’apaise, ou à peu près, drainée par la tranquillité de la nuit, la souplesse suave de la musique et l’ourlet cotonneux du plaid ; protégée par la lumière tamisée de la pièce, par la présence rassurante des plantes folles, des livres et des petits objets étranges qui habitent l’environnement, qu’elle s’est façonné comme un refuge. Les craquements de la cabane, doucement poussée par le vent, lui sont si familiers qu’ils sont devenus pour elle comme la conversation de proches intimes : une branche battant contre sa fenêtre est une invitation à ouvrir au roulis du vent ; une feuille quittant son arbre, un appel au renouveau ; un animal fourrageant au pied du chêne, la proposition d’une promenade… Autour d’elle tout veille, sur elle et a sa protection. Kalika dirige ses forces vers ces sensations apaisantes, ignorant ainsi la vulnérabilité déposée dans son cœur par les incertitudes.