La radio achève de conter ses histoires. Kalika reste pensive. Elle accepte l’inquiétude qui nappe son cœur et sa langue, se résous à la cohabitation. Elle dérive sur les notes de musiques qui font le générique et laisse dans l’atmosphère comme la présence d’un ami. Puis une voie féminine reprend le programme et, annonçant l’heure, lui rappelle qu’il est temps.
Près de la cheminée monte une échelle en bois. Elle mène à une trappe ronde, que Kalika pousse pour entrer dans sa chambre. Plongée dans la pénombre, elle accueille dans ses infractuosités les mystères de la nuit. C’est une large pièce, toute boisée et peinte aux goûts de Kalika. On y trouve, telles des fresques, des symboles du passage des années : ce sont des creux dans le bois, des dessins, des entailles, laissées par les sorcières du temps de leur vécu. Un grand lit occupe le centre. Son cadre est en pin et exhale encore l’huile de lin. Kalika l’a choisi bas pour pouvoir, lorsqu’elle sort une jambe de sous sa couette pour rafraîchir son corps entier, sentir la présence du sol sous son pied. Le long de la paroi, des coffres, penderies et autre rangements chaotiques débordent de vêtements, de cadeaux, de grigris. Et, bien entendu, des plantes qu’elle éduque et des livres, empilés sur les tapis. Y sont aussi placées deux cloisons. L’une pour la salle de bain, aux murs de mosaïque, l’autre pour son officine : c’est là qu’elle y prépare, sur un établi brut qui a souffert du temps, ses potions, ses charmes, où elle conserve également les éléments nécessaires aux occupations de son métier.
Au-dessus de tout cela, à environ cinquante centimètres du toit, Kalika a tendu un grand filet garni de coussins. C’est là qu’elle a prévu de s’allonger pour grignoter ses noix, ses cacahuètes au miel, et boire son chocolat, sous la lucarne qui s’ouvre sur le ciel. Car, si la cuisine et le salon sont dissimulés par les derniers feuillus vermillons et terre de Sienne, le haut de sa maison surplombe, comme un roi depuis son trône, la gigantesque canopée. Perchée là-haut, le nez au vent, elle voie la cime des arbres caressés par la brise, qui se balancent doucement, au rythme de sa gigue. C’est une mer aux éclats verts, oranges et bleus, qui, accrochés par les rayons laiteux de la lune, brille de mille reflets d’écailles. Le ciel noir est rempli d’étoiles. Il charrie une odeur de terre et de pluie. Enroulée dans son plaid, Kalika ne frémit pas lorsqu’elle soulève la vitre et que l’humidité coule sur ses mains : la chaleur, au dedans d’elle, trouve un réconfort plaisant dans cette fraîcheur soudaine. D’un claquement de doigts, elle allume le cierge posé à sa fenêtre, dont la flamme s’élève timidement contre l’encre des cieux. Les étoiles brillent plus fort. Kalika est une sorcière de la terre. Une sorcière de la mousse, de l’écorce, des bourgeons et des feuilles mortes. Elle pense à ses camarades du ciel avec respect et fascination. Subjuguée par la puissance de la Voie lactée si pudique, elle aime la patience demandée aux astres pour apparaître lorsqu’elle regarde le ciel. Il faut les mériter ; douter d’abord de leur présence, n’en voyant briller que quelques-unes comme des points égarés sur une gigantesque carte vierge, puis les apercevoir enfin, une à une, timides, tandis que les yeux s’habituent. À la fin, découvrir comme si une main soulevait soudain un large voile, les millions de cristaux étincelants, pulsants contre l’immensité de blancheur laiteuse, en saisir les innombrables strates et en goûter ainsi la saveur d’infini. Se sentir si chétive calme l’appréhension flottante qui l’occupe en partie.
Après quelques instants de cette contemplation, Kalika s’installe, elle fait monter à elle, grâce à un jeu de poulies qui descend à la cuisine, le panier dans lequel elle a placé les quelques tartes réservées aux esprits. Elle les pose ensuite sur le bord de la fenêtre.
C’est un rouge-queue qui s’avance d’abord sur le rebord du toit. Une petite boule de suie aux plumes rousses, presque invisible, qui s’approche en faisant tinter sur les tuiles le croc aiguisé de ses serres. Suspicieux, l’oiseau scrute Kalika entre deux petits bonds prudents en direction des tartes. Dès qu’il s’immobilise, il l’observe à la dérobée, tête inclinée, l’œil rond et noir, brillant et fixe, comme s’il craignait qu’elle tende soudain le bras pour se saisir de lui. Ainsi se tient-il tout dressé, le corps aminci d’attention. Kalika connaît suffisamment les oiseaux de la sylve pour savoir que celui-ci n’y habite pas. Elle sait aussi qu’à cette heure sombre, les rouges-queues sont dans leur nid, bien occupés à dormir ; celui-ci ne peut donc être qu’un esprit déguisé. Il fait tant d’efforts pour faire croire à sa feintise qu’elle ne peut s’empêcher de rire.
— Tu fais très bien l’oiseau, admet-elle lorsque son rire s’éteint, mais tu n’as pas besoin de faire semblant : ces tartes sont mon offrande, elles sont pour les esprits comme toi.
Le rouge-queue se garde de bouger, désireux sans doute de la démentir.
— Comme tu veux, dit Kalika en haussant les épaules, mais c’est dommage. Tu ne risques pas de pouvoir manger beaucoup, avec un si petit bec.
Cette fois l’oiseau frémit.
— Peut-être que j’ai tort, après tout. Dans ce cas-là, autant rentrer ce plat et t’apporter des graines.
Posant sa main sur le bord de l’assiette, elle fait mine de s’exécuter.
— Attends, attends, attends ! Stop ! s’exclame le rouge-queue en bondissant vers elle, rah c’est bon, tu m’as eu, laisse-moi la tarte !
— Tiens tiens, un rouge-queue qui parle la langue humaine.
— Dis donc, marmonne l’esprit tout en plissant un œil suspicieux, tu vas pas me jeter du sel ou un de tes sorts de bannissement si je m’approche ?
— Non, le rassure Kalika, ici, tu ne risques rien.
— Et la tarte ? Elle ne va pas me paralyser et m’empêcher de rentrer, une fois que je l’aurais mangée ?
— Seulement si tu remplis ton estomac au point de ne plus pouvoir bouger.
La sorcière observe la créature qui approche. Elle ne quitte pas son déguisement et d’incertains, ses petits bonds se sont faits francs et erratiques. Maintenant à proximité de la tarte, il donne dedans un coup de bec prudent, puis rassuré, s’attaque frontalement à l’ennemi.
— Alors, dit Kalika après un silence juste brisé par le bruit du bec contre la porcelaine, tu es nouveau, dans le coin ?
L’oiseau prend tout juste le temps de déglutir :
— Ouaip.
— Bienvenue dans la sylve. Comptes-tu rester longtemps ?
— Ouaip.
— Quel est ton nom ?
— Le tien d’abord, sorcière, intime l’oiseau.
Kalika sourit, un sourire en creux, une fossette seulement.
— Je suis Kalika.
— Mav’, c’est comme ça qu’on m’appelle.
— Enchanté, Mav’. D’où viens-tu ?
— De par là-bas.
L’esprit donne un coup de tête indistinct vers les cimes, un coup de tête qui désigne un peu toutes les directions. Habituée aux imprécisions des esprits pour qui la géographie est souvent une notion des plus vagues, Kalika se contente de cette réponse évasive.
— Es-tu passé par le village ? demande-t-elle.
Elle regrette aussitôt sa question. Du fond de sa poitrine, l’inquiétude renaît plus forte.
L’oiseau relève la tête. Dans le gré de son plumage, son petit œil noir d’onyx, brillant d’ombres, est animé par la flamme du cierge.
— Le village, plein de gens ? Oh, ouais. J’ai voulu prendre des pommes farcies, mais quelque chose m’a empêché.
— Un maléfice à moi, désolée, s’excuse la sorcière avec une grimace.
— Pas sympa, répond l’oiseau.
— Désolée, vraiment.
— Pourquoi tu fais ça ?
— Parce que sinon, répond Kalika en croquant un morceau de cacahuète au caramel, tous les esprits affamés qui franchissent le voile pendant Samain se jetteraient sur le village, et les villageois n’auraient plus rien pour célébrer la nuit.
— Et alors ?
— Et alors, ils ont le droit de se nourrir. Vous, vous avez les offrandes dans la plaine et le tronc du grand hêtre.
— C’est parce que tu culpabilises que tu nous fais des tartes ?
Kalika hausse les sourcils. Ce mot-là, dit tout haut par un autre, a comme piqué son cœur. Elle observe l’oiseau, puis la tarte, fronce le nez, réfléchit, puis finalement secoue la tête.
— Non, je ne crois pas.
Un silence s’installe entre eux. Les seuls bruits brisant le calme sont ceux du vent, de la nuit et de leurs becs et bouche à tous deux alors qu’ils picorent, chacun de leur côté. Tout à coup, une gerbe de lumières blanches heurte vivement le ciel, suivi d’une explosion rugissante qui fait trembler les feuillages. Simultanément, une seconde gerbe éclate et, comme traversée par le rayon d’un soleil, se met à ruisseler. On dirait un mélange entre les gouttes d’une cascade et les feuilles d’un grand saule pleureur.
— Un feu d’artifice ! s’exclame Kalika.
Se mêlent en elle l’émerveillement et une chose plus acide, plus épaisse et plus sombre. Mav’ grogne en détournant la tête, dérangé par le bruit. Perchés ainsi au-dessus des arbres, Kalika et son invité bénéficient du meilleur des points de vue. Les cimes se métamorphosent, deviennent une scène où dansent les gerbes abstraites de lumières. Kalika a le cœur serré.
— Hé bah, ça les dérange pas de réveiller toute la forêt. Tu vas rien leur dire ?
— Pas ce soir. Il faut les laisser s’amuser…
— Ha ! Ça… Pour s’amuser… Ils s’amusent, marmonne Mav’.
La lourdeur nostalgique, dans la poitrine de Kalika, se fait rance, gonfle comme un ballon et comprime son cœur. Elle voudrait qu’il se taise ou change de sujet, mais ne sait comment lui dire. L’esprit poursuit :
— Ils ont tous quitté leurs petites cahutes et chahutent dehors. Ils dansent. Ils chantent. Ils mangent de grosse pommes cuites et des tartes aux noix. Les filles et les garçons ont les joues toutes rouges, j’en ai vue deux s’embrasser au milieu du village et tout le monde avait l’air très content.
— Deux rousses ? Une grande et ronde et…
— Ouais, ouais, on les a acclamées et tout, et tout.
— Alors, Gabrielle a fait sa demande en mariage… murmure la sorcière, déçue.
Mav’ gonfle comme s’il haussait les épaules puis ébouriffe ses plumes, indifférent. Il penche la tête et la dévisage à nouveau. Derrière lui, sur le ciel parcheminé comme une toile trouée, le feu d’artifice poursuit ses éclaboussures multicolores et ses tempétueuses explosions.
— Pourquoi tu vas pas voir, si ça t’intéresse tant ?
— J’ai dit que je n’y serai pas.
L’oiseau ne bouge pas. La problématique lui échappe complètement, c’est certain. Mise mal à l’aise par le jugement de ce regard, Kalika a l’impression de laisser transparaître quelque chose qu’elle essaye pourtant de cacher.
— Tu regrettes ? demande le rouge-queue, inconscient du mal qui traverse la sorcière.
— Quoi ? Non ! Non…
C’est une négation bien faible, face à l’inquiétude qui rampe désormais. Le ballon, dans sa poitrine, explose, percé par de grosses ronces aux pointes effilées.
— Je réalise juste, reprend Kalika, que je suis peut-être en train de rater quelque chose.
— Ha ! s’exclame Mav’.
Il saisit une miette de tarte et l’avale toute ronde.
— C’est sûr, même. Ils vont pas s’arrêter de vivre sous prétexte que t’es pas là pour les regarder.
— Je sais, répond Kalika en se mordant la lèvre.
L’esprit est blessant, mais dit la vérité.
— C’est si grave ?
Kalika, dont le regard était levé vers l’éclat des fusées, baisse les yeux vers l’esprit. Elle n’est pas prompte à la jalousie. Mais pour beaucoup de petits services rendus et pour sa protection, elle est parfois le centre du village. Ainsi manque-t-elle rarement les occasions importantes qui jalonnent la vie des habitants, malgré son désir d’isolement sporadique. À présent qu’elle parvient à combler ce désir, elle craint de perdre le fil.
— Je ne sais pas. Penses-tu que je pourrais participer à ce mariage, alors que je ne suis pas là pour la proposition ?
Mav’ secoue la tête. Cela donne l’impression d’un balancier erratique qui disparaît contre le ciel. Une seconde à peine, Kalika ne distingue plus que le reflet de l’œil.
— Tu te poses de ces questions…
— Tu n’as jamais peur d’être oublié ?
— Pourquoi, tu les oublies, toi ?
— C’est différent.
À nouveau, l’oiseau esquisse ce mouvement qui fait penser à un haussement d’épaules.
— Toi non plus, t’arrêtes pas de vivre sous prétexte qu’ils sont pas là pour te regarder.