Chapitre 6 - De la conservation des Ghûls

Par Zig
Notes de l’auteur : Désolée par avance, il y a des fautes, des erreurs, des redondances, mais j'ai décidé d'avancer ce projet et de poster le 1er jet "brut", parce que la correction avant postage me démotive u_u
J'ai 3 chapitres d'avance alors... bonne lecture !

Chapitre  6 : De la conservation des Ghûls

 

Quand les bruits du monde deviennent fou, le silence de l'esprit domine, au point d'effacer tout le reste. Dans sa vie – pas fort longue mais déjà bien remplie – Armand avait souvent expérimenté ce phénomène, au point de l'accueillir avec tendresse. Tandis que Molly et Féval s'agitaient, rendus furieux par l'attaque et les menaces, l'apprenti Fossoyeur restait stoïque, comme pétrifié. Son regard se perdait sur les objets brisés, ces morceaux de vie que Vincent avait piétiné sans la moindre pitié, et dont les bouts épars maculaient la pièce. Lentement, comme si rien d'autre ne comptait – et c'était peut-être le cas – Armand se baissa pour rassembler la porcelaine, et recueillir le bois. Trop décalé dans cette folie ambiante, il attira aussitôt l'inquiétude de Féval et Molly, qui s'attendaient à tout sauf à le voir organiser son ménage.

« Armand ? »

Le jeune homme poursuivit ses gestes, avec précaution, formant des tas, triant par matière, essayant de donner une seconde vie à ce qu'on avait abîmé.

« Armand ? »

Agacé par ces appels, l'apprenti finit par relever la tête, laissant son visage exprimer ce que ses mots ne formulaient pas.

« Tu vas bien ? termina Molly.

— Oui, répondit le jeune homme. »

Et dans ce « oui », il y avait tant de vide et de creux, qu'un frisson parcourut l'échine du félin.

« Qu'est-ce que tu fais ? l'interrogea-t-elle doucement.

— M. Pierre ne sera pas content, si la cuisine reste dans cet état. »

Armand sentit le froid à sa gauche, celui de Féval. L'inquiétant gardien passa un bras fluctuant autour des épaules du garçon, essayant d'apporter cette chaleur que son corps ne dégageait pas, mais qu'il souhaitait offrir quand même.

Du soutien, de l'amitié, un ancrage dans ce monde qui s'émiettait.

L'assurance d'être toujours là, au bon endroit, même un peu, même à moitié.

Toujours.

« Vincent n'a rien abîmé de durable, tenta de le rassurer Féval. Ce n'est que de la vaisselle, et quelques vieux meubles. Tu ne trouveras pas M. Pierre dans ce bric-à-brac, et ils ne te donneront aucun indice. S'il est vraiment en vie, comme tu sembles le penser, alors tu n'as pas le droit de rester ici, simplement à contempler les ruines de ce qui lui appartenait. »

Les mots, soufflés avec une immense douceur, semblèrent tirer Armand de sa catatonie. Ses doigts s'écartèrent, lâchant ce qu'ils tenaient fermement. Les bords aiguisés lui entaillèrent un peu la chair, juste de quoi faire naître une sensation de brûlure désagréable.

« Voilà, l'encouragea Féval, c'est bien. Tu ne peux pas attendre que les choses se passent. Je sais que c'est dur pour toi, et terriblement soudain, mais tout repose sur tes épaules, pour le moment. Tu es fort, Armand. Je t'ai vu grandir, évoluer, et je sais que tu détestes ça, mais il va falloir que tu te mettes en mouvement.

— C'est contraire aux lois, s'opposa Armand. Rien ne bouge jamais ici, rien ne doit bouger, ni changer.

— Même la Mort n'est pas figée, lui fit remarquer Molly. Le Cimetière est un souffle : lent, faible, si continu qu'on le croit fixe, mais c'est un leurre. La vie bouge lentement, mais elle bouge quand même, et s'il y a bien une personne qui la représente dans cette pièce : c'est toi. Ne laisse pas Vincent te terrifier, ni David douter de toi. Tu n'es pas apprenti Fossoyeur par hasard, et tu as en toi le pouvoir de dérouter le Conseil ».

Le Conseil... ce mot tira définitivement Armand de sa torpeur et il se leva, perdu mais revigoré.

« Qu'est-ce que je dois faire ? M. Pierre ne m'a laissé aucun indice, je n'ai aucune idée des procédures que je dois adopter si jamais il disparaît.

— Tu devrais organiser la défense du Domaine, lui conseilla Féval. De toute évidence, les têtes pensantes de l'Imaginaire veulent s'emparer du Mausolée. Nous ne devons pas les laisser faire ».

Armand prit le temps d'y réfléchir, mais ne voyait quoi faire. Cet « Imaginaire », qu'évoquaient les autres, lui était trouble et inconnu. Son maître lui en avait parlé, parfois, mais plus à la manière d'un conte, comme on présenterait un pays lointain, exotique et distrayant. Pour le jeune homme, il n'existait rien au delà de sa nécropole et il n'avait pas la moindre idée de ce qui pouvait peupler l'extérieur. L'inconnu lui faisait peur, et il refusait d'y plonger.

« C'est impossible, trancha Molly. Tous les Marchands vont débarquer dans la zone, et le pouvoir du cimetière est presque inexistant sans son Fossoyeur. Que M. Pierre soit vivant ou non, tu dois réclamer son héritage auprès de la Mort. C'est le seul moyen de tout protéger ».

La Mort ? Elle non plus, il ne l'avait jamais croisée. Si Armand la considérait comme la protectrice de son univers, il ne la voyait que comme une entité neutre, reine des Flétrissés, Malemorts, Squelettes, et autres joyeusetés morbides. La simple idée d'une rencontre le terrifiait.

« On en revient toujours au même, contra Féval, Armand n'est pas formé, et il n'a validé aucune des épreuves de passation. Mère n'acceptera jamais de lui céder les droits, il ne les a pas mérités.

— Elle l'a choisi.

— Elle a choisi M. Pierre !

— Mais il n'est pas là.

— Je sais, mais que veux-tu ? Nous n'allons tout de même pas lui courir après !

— Si, les interrompit Armand. C'est exactement ce que je vais faire ».

Sa déclaration eut le mérite de les faire taire – ce qui n'était pas une mince affaire. Sans perdre de temps, Armand courut jusqu'à son alcôve et se glissa sous le lit, à la recherche de son sac de marche.

« Excuse-moi Armand mais... pardon ? »

Molly le fixait avec des yeux ronds, et Féval s'en trouvait si étonné, qu'il en perdait la fermeté de ses contours.

« Je pars chercher M. Pierre, annonça fièrement l'apprenti. C'est le rasoir d'Occam !

— Le ?

— Rasoir d'Occam ! répéta Armand. Quand toutes les solutions ont été exposées, et qu'aucune n'est vraiment satisfaisante, c'est la plus simple qui s'avère être la bonne réponse.

— Ma foi il connaît des choses finalement, fit remarquer Molly.

— Il est en train de perdre les pédales, surtout ! »

Féval se téléporta, bloquant le chemin à Armand qui – satisfait de sa décision – cherchait des vivres à fourrer dans son baluchon. L'apprenti traversa l'obstacle comme le chevreuil traverse la brume d'été, sans la moindre résistance.

« Armand, insista la Ghûl, tu ne peux pas quitter le cimetière, tu ne sais même pas où chercher !

— Je trouverai. Réfléchis, c'est la meilleure idée possible, non ? Je n'ai pas les talents de M. Pierre et je ne les aurai jamais alors autant le retrouver. On le ramène ici à temps, il s'oppose au Conseil, chasse ces messieurs/dames et voilà... tout le monde est heureux !

— Et si tu ne le retrouves pas ? demanda Molly.

— Au moins j'aurais essayé.

— Et s'il est mort ? insista-t-elle.

— Ce n'est pas le cas. Faites-moi confiance ».

Molly haussa ses épaules de chat, plus curieuse que convaincue. Féval, de son côté, ne savait comment ramener son protégé à la raison. Il suivait Armand dans ses déplacements, apparaissant dans un coin, puis dans l'autre, essayant d'attirer son attention, en vain.

« Tu ne sais même pas où chercher ! »

Répéta Féval, à court d'idée. Si aucun de ses gestes n'avait pu ralentir les préparatifs d'Armand, cette insistance parvint à le calmer. Le jeune homme s'arrêta net, la main sur sa pharmacie.

« Ah, tu vois ! triompha Féval. Même si tu trouvais comment quitter le cimetière, tu n'as pas la moindre idée de l'endroit où M. Pierre a pu fuir.

— Il n'a pas fui, le rectifia Armand.

— Non, c'est vrai, peut-être pas. Mais nous ne sommes sûrs de rien et puis... nous sommes toujours face au même problème : par où débuter les recherches ? »

La question – pertinente – méritait qu'on si attarde. Bloqué, le cerveau toujours embrumé, Armand peinait à construire sa réflexion. Il avait un objectif, certes, mais aucun moyen de l'atteindre.

Le silence continuait à se construire autour de lui et, comme il ne trouvait pas quoi faire d'autre, il continuait à rassembler ses affaires, marchant lentement dans les coins, en quête de tout ce qui pourrait lui servir. Fatigué – même si cet adjectif ne s'appliquait pas bien à un être ne connaissant pas réellement la fatigue – Féval conclut :

« Tu veux n'en faire qu'à ta tête ? Très bien ! Débrouilles-toi sans moi ».

Avec lenteur, la Ghûl perdit de son contour. Un mouvement d'air sembla l'aspirer sous la porte et il disparut, laissant derrière lui une angoisse plus forte, qui serra la gorge d'Armand. Consciente de son état, Molly essaya de rassurer son ami :

« Il reviendra, ne t'en fais pas. Féval est sans âge, mais il se comporte comme un enfant, lui aussi. Il ne le montre pas mais il s'inquiète pour toi, pour sa maison, et aussi pour M. Pierre.

— Il est égoïste.

— Tu ne peux pas dire ça...

— Non, pas Féval. Le maître. Pourquoi fait-il ça ? Pourquoi est-ce que... pourquoi m'a-t-il abandonné ? »

Les moustaches de Molly s'agitèrent, et ses petites oreilles triangulaires plièrent vers l'arrière, signe de sa peine. Elle comprenait, un peu. Même si les sentiments des chats ne résonnaient pas comme ceux des humains.

« Il n'a peut-être pas eu le choix. Depuis que je le connais, M. Pierre a toujours fait de son mieux. C'est un homme dur, secret, un peu trop mélancolique, mais il a un jugement droit et un regard clair. Tu as confiance en lui alors suis ton cœur, petit Fossoyeur. Les gens n'agissent jamais par hasard, qu'ils soient morts ou vivants. »

Armand baissa les yeux, plaçant la main sur l'une des grandes étagères du salon. Si les paroles de Molly le rassuraient un peu, elles ne parvenaient pas à chasser le doute qui s'était fiché dans un bout de son cerveau. Même si son projet lui semblait légitime, il ne savait ni par où commencer, ni s'il arriverait à quoi que ce soit. Habitué à suivre le mouvement des plus forts, il se retrouvait désœuvré face à cette nouveauté terrifiante, cette nécessité de prendre des décisions rapides et efficaces. Où aller ? Comment ? Quoi prendre ? Qui ? L'avenir lui apparaissait comme une spirale sans début ni fin, au sein de laquelle il devait tout de même pénétrer. C'était un casse-tête, et il s'en voyait mal révéler le secret.

Figée dans un immobilisme qui commençait à lui pesait, Molly demanda :

« Alors ? Je veux bien t'aider, moi. Mais tu vas devoir me guider ».

Armand se mordit la lèvre, et elle avait un goût de terre. Ses doigts jouaient dans la poussière des étagères de bois, et il dessina de petits cercles, qui finirent par ne plus ressembler qu'à des traces sans précision, moins poudreuses sur le brun de la vieille matière.

Puis il entendit. D'abord ténu, plus fort ensuite. Un son. Comme un index plié sur du verre. Répétitif. Insista.

Il leva les yeux, ses oreilles tendues vers l'arrière, aux aguets.

« Molly, tu entends ? »

Oui. Oui elle le percevait, elle aussi. Souple et agile, elle bondit entre les objets rangés, laissant son museau courir, en quête de petits rongeurs ou de n'importe quel animal, potentiellement responsable du bruit. Et Armand comprit avant elle, faisait le lien, soufflant doucement :

« Les Ghûls...

— Pardon ?

— Les Ghûls en bocal ! Gigim et Dakini. Tu ne te souviens pas ? M. Pierre les a punies il y a euh... »

Il ne se souvenait pas, ne se souvenait jamais. Toujours ce fichu temps, qui ne coulait pas pareil ici et ailleurs, et dont il ne cernait pas le flux.

« Elles sont là, finit-il par conclure. Et elles ont peut-être vu quelque chose ! »

Ragaillardi par l'éventualité d'une piste, Armand se hissa aussitôt sur la pointe des pieds et fouilla parmi les contenants. Les récipients de verre – fermés par d'épaisses ferrailles et des caoutchoucs de toutes les couleurs – contenaient aussi bien des aliments que des végétaux, des épices ou encore des liquides aux teintes étranges, plus ou moins ragoûtants. Les yeux plissés, essayant d'améliorer sa vision, le jeune homme repoussait les successions de lignes, dans le but de trouver un bocal différent, susceptible de contenir les êtres qui représentant son plus grand espoir. Au fur et à mesure qu'il progressait sur les niveaux, il entendait plus distinctement le bruit des ongles sur une paroi vitrée. Il s'approchait, le savait, le sentait. La pulpe de ses doigts picotait, comme excitée par la proximité d'une magie intime et millénaire.

Enfin il les trouva. Prisonnières, fragiles, affaiblies : deux petits nuages gris et blancs, tournoyant dans un espace restreint et qu'ils occupaient pourtant. Le bocal tenait dans deux mains collées, pas plus lourd qu'un potimarron. De temps à autre, un semblant d’œil venait percer le brouillard intérieur, vite suivi de formes grossières, qui dessinaient les contours d'un majeur dressé.

« Même incapables de parler, elles arrivent encore à t'ennuyer »

Constata Molly en montrant les crocs. D'une griffe joueuse, elle essaya de rayer la surface, cherchant à éloigner les monstres irrévérencieux. Ces derniers contre-attaquèrent avec de nouveaux dessins obscènes, provoquant la colère du chat.

« Jette-les par terre, qu'on en finisse. Avec un peu de chances, elles se blesseront, ça leur apprendra ! »

Armand hésitait à suivre le conseil. Au vu des mauvais traitement que les deux entités lui avaient infligés, elles méritaient bien d'être un peu secouées. Pourtant il s'abstint, à raison. En effet, les nuages venaient de former un mot :

« non ».

« Non ? s'étonna Armand. Et pourquoi ? Il faut bien vous faire sortir de là. »

A nouveau, la fumée s'agita, peinant à écrire quelque chose de lisible. Armand monta le bocal à son visage, et déchiffra lentement, lettre après lettre, la nouvelle indication des Ghûls.

« Magie, lut-il à haute voix. Qu'est-ce que ça veut dire ? »

Goûtant peu les énigmes, Molly avait décroché et se léchait soigneusement les pattes, cherchant à retirer les poussières logées dans ses poils. Dans le contenant, les Ghûls répétaient le même mot, probablement trop limitées en énergie pour esquisser une phrase entière.

« Tu crois que je dois utiliser la magie pour les faire sortir ?

— Probablement, confirma Molly. Tu sais l'utiliser ?

— Non ».

Comme pour tout le reste, on ne lui avait jamais appris.

« Ça ne m'étonne pas, fit remarquer le chat.

— Parce que je ne sais jamais rien ?

— Parce que M. Pierre n'a jamais fait preuve de talent dans ce domaine, le corrigea le félin. Le maître Fossoyeur a bien des qualités, mais le nombre de sortilèges qu'il maîtrise se compte sur les coussinets d'une patte.

— Pourtant il est arrivé à les enfermer là-dedans...

— C'est qu'il savait probablement les en sortir. Encore faut-il que ça en vaille la peine. Nous sommes plus tranquilles sans ces deux poisons, et qui nous dit qu'elles ont vu quoi que ce soit ? »

Dans le bocal, un mot se reformait, si minuscule qu'Armand peinait à le déchiffrer.

« Oh... c'est vulgaire, s'offusqua l'apprenti.

— Ça confirme surtout qu'on n'a pas besoin de ces deux-là, fiche-moi ça tout au fond, et qu'on n'en parle plus ».

Mais une toute petite phrase les stoppa net dans leur projet.

« on sait ».

« Certes, mais elles savent quoi, au juste ? Elles veulent sortir, et tu es le seul à pouvoir les libérer. Elles mentent probablement pour que tu les relâches.

— Et si elles ne mentaient pas ? Si elles savaient vraiment quelque chose au sujet de la disparition du maître ? On ne peut pas prendre ce risque, Molly. Nous allons trouver une solution. »

Il y croyait, lui. Si M. Pierre ne possédait aucun don magique, c'est bien qu'il avait appris ses rares sortilèges quelque part. Et ce « quelque part » se trouvait forcément dans le cimetière.

« On va fouiller sa chambre, se décida-t-il. Mon maître adore lire, et il y a plein de choses dans sa bibliothèque.

— Oui, on appelle ça des livres »

Armand jeta à son amie un regard plein de reproches, ce genre de regard qui invite à ne pas se moquer, parce que l'instant ne s'y prête pas.

« Excuse-moi, elle était trop facile, je n'ai pas pu résister. Continue.

— Parmi les livres de sa bibliothèque, il y a probablement le sortilège qu'il a utilisé sur les Ghûls. Je les connais presque tous, et je sais que je n'ai rien lu à ce sujet, donc si je trouve un ouvrage que je ne reconnais pas, c'est qu'on est sur la bonne piste !

— Ou alors il a fait ce que toute personne sensée aurait fait, et il a caché ses ouvrages de magie très loin des regards indiscrets.

— Ne casse pas mon enthousiasme.

— Loin de moins cette idée, mais il a un peu tendance à t'empêcher de réfléchir, ton enthousiasme.

— Tu vois une meilleure solution ? s'agaça Armand.

— Disons que tu as une première piste, et que c'est un début, lui concéda Molly. »

Fier de son plan – si l'on pouvait appeler ça un plan – le jeune homme reposa le bocal à Ghûl sur la table principale, et se dirigea vers la chambre de son maître, non sans prendre Molly dans ses bras. Vexée par cette attitude cavalière, l'animal griffa sauvagement la main d'Armand, qui la relâcha aussitôt.

« Je ne suis pas un baluchon, rappela-t-elle.

— Je n'oublierai plus, crois-moi, mais tu aurais simplement pu demander de te lâcher.

— Une action vaut mille mots, tâche de t'en souvenir. Et trouve donc ce livre, avant que tu ne meurs de vieillesse.

— Et pas toi ?

— Je suis une dame allons... je meurs après.

— Et tu as neuf vies ?

— Ce que tu peux être naïf, parfois.

— Mais non ! C'est de l'humour !

— Oui, c'est bien ce que je dis »

Armand souffla – pour le principe – mais leur échange lui faisait du bien. Si Féval l'avait abandonné Molly, elle, restait à ses côtés. Par ses remarques, par ses attitudes, elle le maintenait dans une habitude bienvenue, et lui rappelait qu'il n'était pas seul.

« Merci, finit par souffler l'apprenti.

— Le livre, Armand. Le livre ».

Oui, le livre. En espérant qu'il existât bien, ce livre. L'apprenti avait beau s'inquiétait, au fond il avait foi en sa théorie. Si M. Pierre se montrait toujours silencieux et secret, il n'en était pas paranoïaque pour autant. Dans ce cimetière – où tous et toutes le respectaient – il ne craignait ni les yeux baladeurs, ni les oreilles indiscrètes. Parmi les habitants, seul Armand pouvait se montrait un peu plus fouineur, mais il s'avérait également trop respectueux pour se permettre de fouiller dans ce qui ne lui appartenait pas.

Hormis aujourd'hui. Mais c'était un jour très particulier et – il l'espérait – unique.

Au moment de pousser la porte en bois gravée, Armand ressentit une appréhension. Il n'était pas entré dans la chambre de son maître depuis un long moment, depuis que le cimetière avait quitté ses traits cauchemardesques, pour revêtir les frasques de l'ami. Loin des terreurs nocturnes et des peurs solitaires, le jeune homme n'avait plus eu aucune raison d'aller déranger son maître, et ce dernier avait alors fait de sa chambre un sanctuaire, le lieu de son recueillement taiseux.

« Armand... On ne va pas y passer la journée. Ou la nuit... je ne sais jamais à quel moment nous sommes, dans cette maudite cabane.

— Respecte-la. C'est ma maison »

Rappela Armand avec sécheresse. Molly s'excusa d'un mouvement de tête, accompagné d'un frémissement des moustaches. Elle était allée trop loin, savait le reconnaître et s'excuser.

Encore un instant, le temps d'un souffle, d'une étincelle de courage, et Armand poussa enfin la porte. Cette pièce il la connaissait, elle ne changeait jamais. Même si la cheminée ne donnait pas, il faisait dans la chambre une chaleur agréable et bien dosée. L'endroit sentait les herbes, le pin et la cire d'abeille. En bon maniaque, M. Pierre aimait entretenir les lieux pour qu'ils fussent toujours impeccables et accueillants. C'était petit, oui, mais doux et tendre comme les duvets d'un nid. Armand s'y sentait en sécurité comme nulle part ailleurs, et d'agréables souvenirs remontaient à la surface, couvrant son cœur d'une gangue lumineuse et calorifère. La chambre de M. Pierre ne le décevrait pas, il le savait. Il le voyait dans la cheminée éteinte mais amicale, dans le lit en fer défait aux odeurs de linge frais, dans l'étroit bureau à la séparation vitrée, où reposaient les plumes, l'encre et le papier. La grande fenêtre aux nombreux carreaux se couvrait de plantes – grimpantes ou tombantes – et donnait sur le potager extérieur. Lorsqu'il faisait plus chaud et qu'il ne pleuvait pas – rarement – les odeurs du parterre aromatique entraient dans la pièce et lui donnait alors une senteur végétale, naturelle et puissamment verte. Lorsqu'il était malade, mangé par la fièvre et dévoré par la toux, Armand venait ici, sous la surveillance froide de M. Pierre. Il se posait sur le rebord, le feu dans le dos, et regardait vivre le dehors : passer les Malemorts, s'amuser les Flétrissés, grelotter les squelettes.

« Je crois bien que c'est la première fois que j'entre ici, annonça Molly. C'est... froid. On dirait que tout a été abandonné depuis des années et que le temps s'est figé. »

Armand hocha négativement la tête. Il n'était pas d'accord mais peu importait. En un sens, il appréciait d'être le seul à comprendre l'atmosphère de la chambre. A comprendre son maître. A l'aimer comme il était.

« Ça me hérisse le pelage, conclut Molly avant de sauter sur le lit.

— Si la décoration ne te plaît pas, tu n'as qu'à attendre dehors, s'irrita Armand ».

Légèrement agacé – parce qu'il entrait rarement dans une véritable colère – il se dirigea d'abord vers le secrétaire de son maître, déplaçant les papiers pour chercher quelque chose. Quoi ? Il ne savait pas précisément, mais finirait bien par trouver. Parmi les rares choses qu'Armand savait de M.Pierre se trouvait l'information suivante : son maître possédait la pire mémoire qui fut. Il oubliait tout, tout le temps, et avait mis un temps infini à se souvenir du prénom de son disciple. Ses affaires disparaissaient parce qu'il ne mémorisait pas leur emplacement, et les connaissances qu'il possédait devaient être révisées en permanence, au risque de les oublier définitivement. A cause de ce problème, M. Pierre devait régulièrement ré-apprendre tout ce qu'il savait et il noircissait des carnets entiers de notes, dans lesquelles il renseignait les informations importantes : noms, emplacements, tâches à effectuer, inventaires, etc. Par respect, Armand n'avait jamais fouillé dans les affaires de son maître auparavant et il était désormais pris d'une sorte de gêne, une pudeur respectueuse qui accélérait son cœur et tordait son ventre. Il n'avait pas le choix, et pourtant il trahissait son tuteur, violait une vie si soigneusement cadenassée sans pour autant imposer l'interdit. Maintenant qu'il y pensait, M. Pierre ne cachait pas ses affaires, laissant tout à la vue, ne cherchant pas la dissimulation. Une vérité frappa Armand : son maître lui faisait confiance. C'était aussi simple que ça. Et trahir cette confiance lui faisait mal.

« Il y a tellement de papiers... »

Fit remarquer Armand en les caressant du bout des doigts. Attirée par la remarque, Molly se porta à son niveau, reniflant l'encre et les plumes.

« Comment va-t-on trouver le sortilège dans tout ce barda ? Nous en avons pour des heures à tout fouiller.

— On doit être efficaces, et réfléchir. Mon maître est quelqu'un de très organisé, et il a sa propre logique. Les carnets sont rangés par thèmes, idées, points communs... le connaissant il a probablement même un registre de référence.

— Donc on doit trouver son registre ?

— Je ne pense pas que ce soit nécessaire. Il faut juste suivre le code couleur. »

Parce que la sensibilité de M. Pierre aux couleurs dépassait le commun des mortels, et qu'il vivait autour d'elles. Pour Armand ça paraissait logique. Pour Molly... beaucoup moins.

« Il associe tout à des teintes et des sous-teintes, développa l'apprenti. La cuisine est toujours rouge, les objets sont noirs, les lieux sont ocres...

—Il ne fait rien comme les autres, celui-là...

— Moi c'est ce que j'aime. On ne connaît pas M. Pierre, tant qu'on ne l'a pas entendu parler en couleurs ».

Quant à la magie... il ne savait pas. Ce qu'Armand apprenait de son maître, il le faisait par déduction, et observation. Il attrapait les détails dans la phrase, faisait attention au moindre indice, au plus petit morceau de puzzle qu'il ajoutait ensuite au reste, pour recréer le fonctionnement de son tuteur. A la longue ils en avaient fait une sorte de jeu, Armand surtout. Ils se découvraient comme on découvre le monde : avec curiosité et lenteur, pour savourer chaque instant.

Mais la magie... c'était un tabou. Si Armand avait pu assister à de rares démonstrations, il n'en maîtrisait ni les bases ni la complexité. La notion lui échappait tout bonnement, elle filait sous les plis du monde comme une puce dans un drap.

« On doit dénicher un cahier avec une couleur que je ne connais pas.

— C'est à dire ?

— Une que je ne connais pas.

— Et... il y a beaucoup de possibilités ? »

La réponse se noya dans un long blanc. Molly soupira.

« Essayons d'évoluer dans ce bazar, et cherchons des choses qui te paraissent inhabituelles. »

Une fois leur objectif bien défini, ils se mirent à farfouiller. S'ils ne purent évaluer concrètement le temps passé à chercher – puisque ce dernier ne se laissait pas facilement décompter – il passa quoiqu'il en soit, au point que la luminosité changea, et les contraint à allumer les bougies. L'humidité rampait désormais dans leurs bronches, et bouclait le poil de Molly, qui se plaignait sans cesse, miaulant et gémissant. Quant à Armand, quelque chose clochait. Plus il évoluait parmi les document, plus il se refermait, dérangé par une sensation qu'il ne comprenait pas, et le tiraillait. Quelque chose lui échappait mais il ne parvenait pas à préciser quoi. Un carnet, puis eux, puis trois, puis dix et encore, et toujours. Il y en avait tant qu'il ne pouvait plus les compter. Des rouges, des noirs, des verts, des jaunes, des bleus, toute une mosaïque de couleur qui dessinait une vie paradoxale : à la fois rangée et bordélique. Tous ces objets renfermaient la même écriture petite et serrée, mal aérée et donc difficile à déchiffrer. Les yeux et les esprits fatiguaient sans que la vérité n'arrive à percer leur esprit. Jusqu'à une énième remarque de Molly :

« Encore un carnet de botanique ! Je n'en peux PLUS des fleurs. Je savais que M. Pierre avait ses petites maraudes, mais là... j'ai envie de raser toute la nature ».

Enfin ! Enfin ce qui le titillait frappa Armand de plein fouet.

« Les fleurs ! La botanique ! C'est ça Molly, c'est ça ! »

Tournant vers Armand ses grands yeux noirs et ronds, le chat ouvrit la bouche dans une moue qui pouvait aussi bien signifier le dégoût, que l'incompréhension.

« Tu... développes ?

— C'est évident ! Je suis trop bête de ne pas l'avoir vu plus tôt.

— Tu pouvais arrêter à « je suis trop bête » ça me semblait pertinent, le coupa Molly. Mais... continue.

— Il y a des dizaines et des dizaines de livres botaniques, et M. Pierre est passionné de botanique.

— Oui, certes. Jusque là, pas de quoi se réjouir.

— Mais si ! Parce que les carnets n'ont pas les mêmes couvertures !

— Je... suis perdue, avoua sans peine l'acolyte.

— Parce que tu n'écoutes pas, lui reprocha gentiment Armand. Mon maître organise tout par couleur. Ça ne te semble pas étrange que les mêmes sujets soient dans des couvertures différentes ?

— Pour le commun des mortels... c'est déjà bizarre d'écrire autant.

— Tu ne comprends rien.

— Je ne fais pas d'effort non plus ».

Embarqué par cette exaltation qu'il ressentait, Armand ne fit pas attention à la remarque – peu pertinente – et réunit plusieurs ouvrages légers, qu'il disposa devant le chat.

« On a six carnets de botanique. Sur ces six, quatre ont une couverture verte, avec des différences de sous-ton selon le type de plante. Mais les deux autres... on a du rouge, et du bleu roi.

— Où est-ce qu'il trouve toutes ces couleurs ? Tu crois qu'il les teint lui-même ? »

Fixé sur son explication, Armand ne prit toujours pas en compte les questions. Il continuait à suivre le fil de sa pensée.

« C'est un code. Pour éviter que des inconnus ne tombent sur des choses plus secrètes, il a codé les informations. Et il a utilisé le seul langage qu'il maîtrise vraiment : celui des plantes.

— Donc on va mettre de côté tous les journaux botaniques qui n'ont pas la couleur verte, résuma Molly en baillant.

— C'est ça ! Au travail.

— Et on mange quand ? »

Pas dans l'immédiat, à première vue. Armand retournait déjà sur les étagères, pour feuilleter rapidement les notes, et mettre de côté celles qui divergeaient entre le contenu et la couleur. Ils se retrouvèrent finalement avec six carnets : trois bleus rois, deux rouges et un carmin. Satisfait de sa découverte, Armand les observait de loin, les tournant et les retournant avant de comprendre qu'ils étaient loin d'avoir trouver la solution. Un langage crypté, ça devait se craquer. Or ils n'avaient pas assez de temps, et plus du tout d'énergie.

« Je ne sais pas quoi faire, signala un Armand découragé. »

Il se laissa tomber au sol, disposant les carnets en demi-cercle, juste devant lui. La fatigue, la douleur de ses muscles ankylosés, la brûlure de ses yeux trop sollicités ; tout cet inconfort amenait avec lui le doute, la peur, et le désespoir.

« Pourquoi ? Il n'y a que nous deux ici... Pourquoi a-t-il eu besoin de ça ? De ce code ? Pourquoi ne m'a-t-il rien appris ? »

Reine, silencieuse, Molly prit position sur les genoux du garçon, mordillant doucement le menton, avec affection.

« Il y a des choses qu'on est trop jeune pour connaître. C'est le rôle des adultes de protéger les enfants jusqu'à ce qu'ils soient prêts. Si M. Pierre a caché ces informations, c'est qu'elles étaient trop dangereuses pour t'être révélées.

— Mais maintenant on est dans cette situation. On est à deux doigts de trouver la solution et on ne peut pas parce que nous n'avons pas les clefs ! »

Sa voix s'éraillait, se brisait sur les roches de sa panique, de ses blessures qui se rouvraient, et saignaient. Idiot. Ignorant. Candide. Seul. Abandonné.

« Tu savais comment trouver les sorts. Il n'a pas eu besoin de te le dire, mais tu savais quand même. Tu dois souffler, Armand. Tu es capable, tu as ce qu'il faut. Cherche. Il a planté la graine à l'intérieur de toi, mais tu es la seul à pouvoir la faire pousser.

— C'est une métaphore botanique ? s'amusa piteusement Armand.

— J'aime coller aux circonstances ».

L'humour eut l'effet escompter. Un rire étranglé parvint à percer les murailles de la gorge. Il en fallait beaucoup à Armand pour baisser les bras, et peu pour remonter sur le ring ; de la complicité suffisait, et quelques caresses dans un poil soyeux. Molly détestait être touchée mais, exceptionnellement, elle se laissa faire. Ses pattes avant se posèrent sur le torse avachi, invitant à se redresser. Elle posa ensuite son museau froid contre le front lisse, et souffla doucement.

« Chasse la panique, cherche les souvenirs. Tu as appris. C'est dans ta mémoire ».

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Dragonwing
Posté le 02/10/2022
J'ai parlé trop vite. Évidemment que ces maudites Ghûls vont revenir... J'espère au moins que ça en vaudra la peine pour Armand 💀 D'un autre côté, j'aime beaucoup le titre de ce chapitre, haha ! En tout cas c'est plutôt touchant d'en apprendre plus sur la relation d'Armand à son maître taiseux. J'aime beaucoup le concept du code couleur des carnets.
Dragonwing
Posté le 02/10/2022
J'allais oublier : j'apprécie quand même qu'Armand commence à se montrer critique de M. Pierre et de son silence. On ne tutoie l'âge adulte qu'en commençant à comprendre que les adultes autour de nous sont des êtres humains faillibles ^^
Zig
Posté le 03/11/2022
C'est une jolie expression qui résume très bien ce qui arrive à Armand !
Les Fossoyeurs est un roman d'initiation, je trouve donc que ton adage colle très bien, et je l'adore **
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