03 || C'EST BIEN LA PIRE DES PEINES DE NE PAS SAVOIR POURQUOI

Par Eckynox

Inquiet, bien que la colère bouillonne en moi, je suis mon colocataire dans notre chambre désolante. Un champ de bataille omniscient nous entoure. Après avoir déposé les coussins dans un coin libre, j’entreprends de renverser ma chaise sur ses quatres pieds, et je jette un regard à ma valise. Instinctivement, mes yeux se perdent sur mes livres de poésie, mais bien sûr, ils n’ont pas bougé d’un pouce. Il y a parfois des avantages à posséder des passions obsolètes pour la plupart des gens. J’entreprends alors de ramasser mes quelques affaires étalées sur le sol, mes chemises, mes bas, et je décide de faire le point des affaires que je possède. Tous mes accessoires essentiels sont présents… à l'exception de mes sous-vêtements. Inédit, je vise une seconde fois ma valise, persuadé de les avoir manqué, mais non, je ne les trouve pas. Pourtant, je suis convaincu, je me souviens les avoir mis dans cette mallette. Comment est-il possible d'être aussi malchanceux ? J’ignore quel malfrat s’est introduit ici, mais je me trouve bien embêté. Enfin, tout problème a une solution, mais tout de même… Dans la foulée, je remarque également que ma montre en argent, que je détiens de mon père, a disparu. On peut aussi moins dire que mon voleur a le goût du luxe…

 

Mon regard vole vers mon colocataire. Ses sourcils froncés, son visage crispé, il semble sur le point de pleurer. Si mes affaires sont en grande partie restées à leur place, c’est lui qui a pris le plus cher. L’une de ses chaussettes est même accrochée au luminaire, j’ignore comment cela fut fait. Son lit a été ravagé, son bureau rayé, les pages de ses livres arrachées. Mon cœur se serre devant cette scène affreuse. Un sentiment d’injustice profond m’envahit alors, une honte mêlée à une haine grandissante. Qu’a-t-on fait ? Qu’a-t-on fait pour mériter une pareille chose ? 

 

Je m’approche de lui, ramassant quelques-uns de ses vêtements traînant au sol, puis l’aide à remettre en place son mobilier. Son air rayonnant s’est volatilisé, il ne reste de lui qu’une carcasse vide et frêle. Cette fragilité m’est familière. 

 

— Je suis désolé, lâche-t-il en un soupir. 

 

— Tu n’as absolument rien fait, le défends-je, irrité par l’auto dépréciation dont il fait preuve. Je ne sais rien d’ici, ni des raisons qui ont poussé cette personne à te nuire, mais en aucun cas cela n’est justifié.

 

Il doit sentir l’ardeur dans ma voix, il baisse la tête, soupire de nouveau. Puis il relève les yeux finalement et affiche un sourire triste.

 

— Ne t’en fais pas, j’ai connu pire que cela, balaye-t-il d’un mouvement de main. Et puis, cela nous facilitera le réaménagement de la chambre ! reprend-t-il avec un enthousiasme un peu forcé. Alors, ce tapis, on le met où ? 


 

Son changement brusque de sujet me refroidit le cœur, mais je ne peux insister. J’ose imaginer que ce n’était pas la première fois qu’une chose pareille arrivait, et que cela ne serait pas la dernière. La résistance dont il fait preuve m’impressionne, je ne peux que l’avouer. Résilience… ou déni ? La frontière est floue, cela étant dit. 

           Alors on s’y met à deux et on redécore ardemment notre chambre. Le tapis, recouvert par des coussins, fait face à notre post télé, qui étant brisé sur la moquette a été réparé avec du gros scotch. On en a profité pour déplacer un peu le bureau de Julio, et maintenant, la chambre paraît plus spacieuse, on s’y sent mieux. J’ouvre ensuite mon placard et commence à ranger mes affaires restantes, qui n’ont pas été volées. Quand soudain, une idée me vient.

 

           — Et si on en parlait aux surveillants ? lance-je en me tournant vers mon colocataire.

 

          Il me regarde avec des grands yeux, et éclate de rire. Il pense que je plaisante. Ce que je ne sais pas, c’est qu’ici, c’est chacun pour soi. Non, on n’en parle jamais aux surveillants, on règle nos problèmes par nous même. Chacun connaît par cœur tous les délits des autres, assez pour qu’une seule dénonciation entraîne le renvoi de quatre-vingt-dix pour cents du pensionnat. Alors on se tait, on avance, et on encaisse. Ou on se bat.

          Cette approche anarchiste me paraît absurde, où est l’importance des figures d’autorité s’ils ne servent pas ? Ne sont-elles pas là pour aider, pour désamorcer les conflits ? 

          J’imagine que je n’ai pas mon mot à dire. On se plie au règlement, aux vraies règles comme aux celles sous-jacentes, c’est tout. Ces règles, elles ont été établies bien avant mon arrivée, et si on veut s’intégrer, se fondre dans la masse, on se doit de les respecter. Mêmes si elles nous paraissent teintées d’absurdité.

 

         Sous ces mots,  j’achève mon rangement, lorsqu’une sonnerie d’enfer retenti. Un son joyeux, perçant, catégorique, me déchire alors les tympans. C’est la sonnerie, celle qui indique l’heure du repas du soir.

 

          Julio a un soupir las. J’imagine que cette sonnerie ne lui avait guère manqué. Il m’offre un sourire ironique, et ensemble, on quitte notre chambre, sans omettre de fermer la porte à clé cette fois. Mais dès que nous mettons un pied dehors, un torrent d’élèves accourent, ils parlent, ils hurlent, ils se chamaillent, ils rient, et on est emportés dans la masse, la foule nous submerge, et je perd la notion de l’espace. De même, j’ai perdu Julio des yeux. Secoué de tout part, je croise des regards inconnus, et ça me donne des nausées. Des coudes, des mains et des pieds se promènent sur mon corps sans aucun contrôle, je reçois des coups involontaires à chaque nouveau pas. Ce qui me rend vraiment malade, c’est que je sais que, quelque part dans cette foule, se cache la personne qui m’a volé mes caleçons. Et qui a surtout mis notre chambre dans un désordre sans nom, sans raison précise, avec une fougue et une réelle volonté de nuire qui me dépassent. Mais qui ? Qui parmis ces élèves inconnus, ces corps compressés, qui parmis ces rires aurait pu faire une telle chose ?

 

          La foule finit par se stabiliser devant une grande porte. On a descendu les escaliers, j’ai manqué de trébucher plusieurs fois, mais je ne saurais retrouver le réfectoire. Car la foule agissait comme une entité, libre de ses choix et ses mouvements, et nous, individus, nous noyons toujours dans l’effet de masse.

 

           Dans la file de la cantine, certains, inédits, me dévisagent. Je sais qu’il est rare de rentrer en deuxième année, mais je ne pensais pas me sentir aussi à part, me faire autant toiser alors qu’ils ne me connaissent même pas. Ces regards vicieux me transpercent et je ressens une soudaine envie de retrouver ma maison, mon potager, de me blottir dans mes draps et d’en oublier la véracité des regards du dehors. Pourtant, ma fierté prend le dessus, et je feins de les ignorer, cherchant dans la foule mon collocataire qui s’est volatilisé.

 

           Je finis par le trouver; un peu en retrait, serré contre un mur, il semble vouloir se fondre avec l’espace. Les gens autour passent sans le voir, ou l’ignorent volontairement, sans doute. Près de moi, j’entends des bribes de conversations, un groupe le pointe du doigt et en rie sans que je n’en comprenne la raison. Il n’est qu’un élève comme un autre, comme eux, et tout cela me parait soudain dérisoire.

           Jouant des coudes, je me débats longtemps avant d’arriver à mon nouvel ami. Une lueur de soulagement brille dans ses yeux lorsqu’il me voit. Il me sourit, me dit quelque chose que je ne comprends pas et qui se noie dans le bruit environnant. On patiente encore un peu, il parle, je ne comprends pas tout, ce brouhaha résonne dans mes oreilles et m’empêchent de discerner ses paroles. À mes oreilles, j’entends encore les rires des inconnus derrière moi, j’entends encore les moqueries et les injures bien que floues, je regarde Julio, et malgré son sourire frais, je me sens impuissant. 

 

           C’est finalement à notre tour de passer au buffet. Je m’empare d’un plateau en bois, de quelques couverts et d’un morceau de pain, puis je patiente à la chaîne afin que l’employée remplisse nos assiettes. Le contenu n’est guère ragoûtant, une sorte de bouillie de pommes de terre, mais lorsqu’assis à une table je plonge ma cuillère dans le ragoût, qu’elle vient rencontrer mes lèvres, je me surprends à apprécier cette cuisine. L’esthétique mis de côté, ce plat est succulent. Si bien qu’en quelques minutes j’ai tout englouti. Julio me juge, lui a du mal à entamer son assiette, et je lui adresse un franc sourire.

           Le réfectoire est en réalité une grande pièce, s'étalant sur la longueur, traversé horizontalement par de grandes tables en bois. D’un côté, un couloir donnant sur le buffet, et de l’autre, un grand évier et des égouttoirs pour que nous fassions notre vaisselle. En face de nous, une grande table surplombe la salle, perchée sur une estrade, où sont assis des surveillants. Ils font régner ordre et calme dans la cantine où tout le monde parle fort. Malgré cette ambiance joviale qui résonnait de toute part, malgré tous ces mots incompréhensibles noyés dans l’amas de paroles environnantes, malgré le bourdonnement et les cliquetis incessants des fourchettes teintant sur les assiettes, malgré les mâchonnements infernaux de la purée dans la bouche des élèves, malgré cette cacophonie et cette mêlée de corps générale, je me sens horriblement à l’étroit. J’ai cette impression infondée d’être seul, visé par des millions d’yeux strictes et terrifiants, des regards toisant chacun de mes mouvements, ma cuillère dans la purée, j’avale difficilement. Et puis je vois Julio, et je comprends que lui aussi sent cette tension. Il se tortille sur son banc, je sens sa jambe trembler sous la table. J’ai comme cette impression que nous sommes à l’écart des autres, comme s’il y avait nous, nous deux, puis le reste du monde. Une bataille silencieuse. Mon colocataire se bat pour ne pas croiser leur regard, le mien s’arrête parfois dans celui d’autres, des yeux rieurs, malaisants, je les observe, ils me regardent, ce n’est pas une bataille, c’est une guerre. Derrière cette discordance de cris et de rires infâmes se cache un réseau de combats implicites. Et, dans cette jungle, dans cette chasse sans nom, c’est nous qui sommes les proies. 

 

Lui d’abord, puis moi, parce que je lui ai parlé.

 

On échange quelques mots, on fait abstraction, je donne l’illusion de ne pas voir sa jambe tremblante, ses yeux brillants, quelques sourires, des phrases sans importance, une discussion pour meubler le vide. J’apprends ses groupes préférés, dont je ne retiens pas le nom. J’apprends qu’il aime le théâtre, les films historiques, les cakes au citron. Je mentionne mon amour de la lecture, des vinyles, on rit en pensant au paquet de bonbons au caramel, je lui dis que j’adore ça, il me dit que c’est tant mieux, qu’on aura de quoi manger pour l’en cas du soir. Il me dit que je vais me plaire ici. J’enchaine les sourires en cascade, les mots s'enchaînent seuls, mais je ne peux m’arrêter de lancer des regards furtifs autour de nous. Je croise sans cesse de nouveaux yeux. Des bruns, des verts, des dégradés de bleu et de gris, des noisettes… Des yeux noirs onyx.

 

C’est elle.

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