05. Sum Ego Quasi Tacito.

Comme je l’ai déjà précisé, j’avais déjà vu Lilith à l’écran (à l’occasion d’une interview) : il se trouve que l’entretien télévisé avait eut lieu à peine quelques jours plus tôt (on y traitait d’ailleurs essentiellement de la victoire commune dont pouvait se vanter les deux secteurs). Ce n’est que par la suite que j’ai revu les vidéos de surveillance des caméras qui ont filmé le dîner.

Il faut dire que l’entrevue a rapidement viré en un ballet diplomatique résolument insipide et dont je vous passerai donc la plupart des détails.

Il y a cependant eut au demeurant quelques rares échanges intéressants. Et d’autres qui tenaient même du plus pur surréalisme (voir de la pataphysique)…

Surtout sur la fin !

Mais il faut avouer que cette dame avait une certaine allure : une allure, certes un brin « bizarre » (mais c’est aussi son style qui voulait ça). J’irai même jusqu’à dire qu’elle dégageait très clairement une certaine forme de charisme (en un sens). On comprenait aisément, rien qu’en la voyant, les raisons pour lesquelles autant de gens étaient encore prêts à mourir pour elle.

Son meilleurs atout, à mon sens (et si l’on veut vraiment comprendre la nature réelle de son pouvoir de séduction), était sans doute qu’elle pouvait encore se targuer d’avoir (de son vivant) une stature des plus imposantes « pour une femme » et bien qu’elle demeurât bien proportionnée selon les canons de beauté en vigueur à l’époque. Lesquels, je pense, restent malgré tout dans une sorte de moyenne humaine relativement intemporelle. Elle n’était pas particulièrement « belle » pour autant, je dois dire. Mais il faut bien avouer qu’elle n’était pas physiquement moche non plus : même son visage pouvait paraître agréable (à la faveur d’un éclairage un tant soit peu flatteur). Et ce, malgré la masse de chevelure totalement hirsute qui le couronnait en tout temps. Un agglomérant informe fait d’une multitude de dreadlocks poisseux, qui lui donnaient vaguement l’apparence d’un lion mâle, du simple fait de cette sorte de crinière chatoyante : surtout du fait qu’elle avait les cheveux d’un roux très marqué (bien que dénotant de quelques reflets bruns). Et si son visage demeurait en partie miné par les traces d’anciennes maladies vénériennes, ce qui pouvait ajouter aux traits un poil plus « masculins » de son apparente personnalité, ce n’était pas forcément si évident que ça non plus (en fait)…

Pour vous dire la vérité, j’ai tout de suite pensé à l’idée que je me faisais de la description de Léonidas en la voyant (même si, elle, n’avait fatalement pas le moindre poil au menton). Mais je suis prêt à parier qu’elle entretenait ce look, précisément pour des raisons similaires…

Une des choses les plus notables la concernant (pour ceux qui l’ont connue) : elle pouvait faire montre d’une variété d’expressions faciales absolument impressionnante et qui dénotait très certainement d’une volonté de théâtraliser le moindre de ses propos. Certaines qualités en rhétorique étant après tout relativement indispensables pour n’importe quel despote…

On dit aussi qu’elle était dotée d’un sens de l’ironie et du cynisme hors du commun (bien au-delà de mes propres capacités sans doute).

Certains ont été jusqu’à prétendre qu’elle avait fait vœu de sarcasme devant Satan en personne.

Mais son arme la plus utile en terme d’attraction primaire étaient sans conteste son regard profond : deux yeux d’un marron des plus obscur et qui virait presque à l’obsidienne à l’occasion (selon les reflets capricieux d’une lumière ambiante parfois changeante) : un aspect, certes, des plus sombres et peut-être même amplifié par l’effet de la dilatation des pupilles dû à l’emprise de drogues quelconques. Du reste, elle disposait d’une denture pratiquement « parfaite » : si la base de ses crocs était sensiblement jaunie (tout au plus), on aurait pu s’attendre à bien pire en matière de dentition, au regard de son passé de sauvageonne.

Détail sans importance (et pour ce que j’ai pu en voir) elle avait aussi un nombre incalculable de tâches de rousseurs criblant son faciès : ce qui s’explique par la transparence de certaines parties polymériques de leur dôme, bien qu’elles soient censées s’opacifier en fonction de la luminosité. Pour information, le même type de composante pour le nôtre, sont simplement translucides en comparaison.

Quoiqu’il en soit, cette nuit-là, la suzeraine du treizième secteur s’est bien évidemment présentée parée de ses plus beaux atours : une robe d’un bleu foncé, entaillée sur les côtés jusqu’aux flancs (qu’enserrait une ceinture aux plaquettes en or blanc des plus richement orfévré).

Le tout dissimulait une tenue moulante noire : une protection micro perforée sans doute. Laquelle disparaissait sous de longs bas de la même couleur (eux aussi), ainsi que sous ses gants (d’une couleur et d’un matériau très certainement similaire) qui remontaient encore jusqu’aux dessus des coudes. Elle revêtait par ailleurs un simple manteau à la mode médiévale : « sans manche ». Vêtement visiblement richement ouvragé et d’un pourpre impérial, dont les bords du col en simili hermine étaient joints par une chaîne en or (tout comme le simple demi-cercle métallique qui ornait son front en guise de couronne)…

Autant dire que la miss voyait plutôt les choses en grand (au moins question look) !

C’est Bramwell qui l’avait introduite dans la salle de séjour. Et « oui » : sieur Everett était caporal chez les Bloody Lions à ce moment là. Mais chose assez « rare » (à ce qu’on disait déjà à l’époque en tout cas), il se trouve qu’elle s’était risquée à ne venir accompagnée que « d’un seul » garde du corps. Un gars visiblement taillé comme une armoire à glace (de manière assez prévisible, du reste) !

« Merci, mon brave » avait-elle lancé d’un ton des plus suffisants au caporal (s’adressant à lui comme à quelqu’un en deçà du statut même du vulgaire laquais) : certes, nous n’étions techniquement jamais que de simples larbins, mais de mémoire, je crois n’avoir jamais vu quelqu’un témoigner de manières plus condescendantes envers qui que ce soit. D’autant plus si l’on considère le fait que le pauvre Bramwell ne s’était pas encore totalement remis de sa blessure au bras droit.

Pour information, il a fallu moins de trois jours au commandeur pour se remettre de sa meurtrissure à la jambe : grâce aux miracles de la médecine moderne et parce qu’il ne s’agissait que d’une plaie somme toute superficielle. Laquelle tenait lieu de déchirure musculaire au niveau du quadriceps (bien qu’entaillé sur les trois quarts de sa largeur). Hors, il se trouve que la balle qui avait blessé ce brave Evy, avait percuté et fracturé l’os (pratiquement à bout portant) à hauteur de l’humérus dextre…

Et même si sa combinaison intel. a malgré tout empêché toute perforation de tissu (mais on s’en fout un peu à ce stade).

Une chance pour lui qu’il n’y ait eu absolument aucune dissection d’un vaisseau sanguin majeur lors de la rupture de l’os proprement dite (parce que ça peut encore arriver parfois lors d’une simple fracture). Si ça avait été le cas, même si sa combi aurait éventuellement pu temporiser quelques temps en l’attente de soin, l’hémorragie l’aurait nécessairement tué au bout du compte.

Mais le concernant (et à l’époque), la réhabilitation du membre allait nécessairement prendre encore un petit temps. Surtout parce qu’il n’était pas général, lui. Mais bon, à ce qu’il paraît, ce débile aurait même refusé le recours aux nano cures durant les soins (ce qui aurait pourtant grandement accéléré le processus). Par peur d’être « envahi » de ce que j’en sais (mais, dans les faits, c’est même devenu une phobie relativement courante aux jours d’aujourd’hui).

Nota bene : je me rappelle qu’à une époque,  « on » - ma femme - utilisait des asticots pour nettoyer les grosses plaies…

Enfin, « presque » : juste pour éliminer les tissus morts en quelque sorte…

Je n’ai d’ailleurs toujours pas compris ce que cet imbécile de caporal foutait encore dans la baraque des Gretchencko ce soir-là. Je sais juste que le sous-off avait fortement insisté auprès de Victor lui-même pour être  présent (chose que le général n’aurait pas eu le cœur de lui refuser). M’est d’avis que Bramwell ne voulait simplement pas rester seul à ruminer ses tourments (si peu de temps après la mort d’Irina Pavlova). Et, en soi, Victor en était simplement parfaitement conscient.

Pour en revenir à elle, « Lilith » donc, elle s’est aussitôt tournée vers notre commandant en chef avec le sourire le plus avenant qu’elle ait pu simuler.

Je crois que c’est à ses lunettes qu’elle l’a reconnu : il était le seul de la pièce à en porter…

Peut-être même le seul de tout le secteur je pense (voir même, du monde entier à l’époque).

 

— Alors, c’est vous ? A-t-elle demandé en tendant une main à l’adresse de Gretchencko…

 

Je crois que le commandeur ne savait simplement pas qu’il fallait l’effleurer du bout des lèvres quand il l’a empoignée de manière franche. Mais je n’en suis pas plus sûr que ça, étant donné que je le voyais mal s’exécuter devant sa femme (même s’il avait jamais eu connaissance de l’us contre toute attente).

Elle n’a pas sourcillé : je suppose qu’elle avait, elle aussi, davantage l’habitude de ce genre de manière un brin plus franche (sinon virile).

 

Qui ça ? demanda naïvement Victor.

 

Je ne sais pas où il voulait en venir avec ce genre de diversion « nulle ». Cette réponse, au même titre que ce type de jeux puéril digne d’un ado de seize ans rongé par la timidité (autant que par l’acné) n’a pratiquement jamais permis de briser la glace (d’une quelconque manière), mais bon…

« La diplomatie », j’te jure !

 

Morgenstern, dit-elle avec emphase (je suppose que l’évocation de ce type de masse en fer, hérissée de pointes était pour elle une métaphore phallique du pouvoir et de la domination assez forte pour lui procurer un certain plaisir).

 

Sudden Death ! Continua-t-elle sur le ton de l’ironie.

 

Elle ponctuait chacun de ses mots en écarquillant bien grands ses yeux pratiquement noirs.

Il faut vous imaginer la scène…

A ma gauche : un homme d’une trentaine d’année bien tassée, un mètre soixante-sept à tout cassé, cinquante-cinq kilos à la pesée (il avait pas de bide : c’était déjà ça). Avec le dos voûté d’un vieillard et une fâcheuse tendance à regarder systématiquement ses godasses. Myope comme une taupe pardi et résolument incapable de faire du mal à une mouche sans son fusil (à condition bien sûr qu’il ait ses binocles sur le pif, auquel cas, il est vrai, la pauvre bête n’avait aucune chance, quelle que soit la distance)…

Et à ma droite : une femme-lion, d’environ vingt-sept ans, d’un bon mètre quatre-vingt deux (je la dépassais d’un centimètre à peine), soixante- treize kilos (ce qui est parfaitement acceptable pour sa taille), résolument athlétique (sans être nullement disgracieuse) avec ses allures de reine décadente qui avait non seulement survécu à son père, mais torturé (ou fait torturé : c’est kif-kif et bourricot) l’ensemble de ses concitoyens (mais bon, ça : on ne le savait pas encore)…

Et cet abruti qui baisse à nouveau les yeux quand elle se fout ouvertement de sa gueule.

Je ne le connaissais pour ainsi dire pas vraiment encore à cette époque et si je me suis toujours fié à mon intuition, je dois pourtant bien avouer que j’ai bien cru qu’il allait chialer quand il a porté ses mains à ses yeux.

 

—  A en juger par votre renom, je vous imaginais plus fort, surenchérit-elle avec un air vaguement ingénu : plus grand aussi (surtout pour quelqu’un capable de tuer plus de trente hommes en moins de cinq minutes), conclut-elle finalement.

 

Enfin de compte, il a juste retiré ses lunettes de la main gauche et massé l’arête de son nez à hauteur de ses yeux à l’aide de la droite.

Il aura simplement réprimé une sorte d’embryon de rire nerveux, tout au plus (rien de plus qu’une devanture à sa lassitude).

A présent, il se tenait droit. Il l’a regardait toujours d’en bas, les sourcils légèrement froncés, son nez pointant pratiquement vers les seins de sa vis-à-vis. Il n’avait pas l’air particulièrement menaçant, mais il y avait cette flamme dans son regard.

 

—  Je suppose que « pour tuer un homme, il faut moins de force que force faiblesses ! » lâcha-t-il finalement…

 

Il y avait quelque chose dans l’air à ce moment précis : il aurait tout aussi bien pu cracher ces paroles avec mépris en définitive (même s’il s’en abstint). Car cette phrase ressemblait bien à une riposte, même de loin (et même si elle demeurait en partie masquée). Mais si cette conne avait été un mec, à ce moment-là des faits, elle aurait vraisemblablement eu la trique (à coup sûr) ! Et je ne préfère pas imaginer ce qui l’a émoustillée : le fait qu’il ait flatté son ego démesuré en employant ses propres mots, ou celui qu’il ait ouvertement osé la défiée avec.

Les yeux de Lilith se sont alors mis à briller d’une lueur presque sadique tandis que ses dents se laissaient voir peu à peu sous son sourire qui trahissait déjà l’envie de chair fraîche. Cet abruti venait juste d’attiser l’appétit sexuel de la pire mante religieuse que le monde ait connu depuis Cléopâtre : mais je suppose qu’il était assez débile pour s’en douter (même à l’époque).

De toute façon, elle n’aurait pas pu prendre la mouche à mon sens étant donné qu’il avait juste cité une phrase à laquelle elle avait elle-même eut recours pour répondre à une simple question au cours de l’interview mentionnée plus tôt. La question avait trait aux crimes de sangs (sans préciser comment ils étaient punis au sein de son secteur). Et lorsqu’elle a dit cette phrase, elle devait vraisemblablement la penser. Mais elle estimait aussi que la loi du talion n’était pas suffisante pour punir ce genre de crime...

Ou simplement pour le prévenir. Dans son esprit embrouillé par les raccourcis dangereux dont ont avait parsemé les sentiers de sa conscience étriquée et totalement malsaine, elle pensait de bonne foi qu’il valait mieux punir que guérir.

La punition impose l’obéissance et l’obéissance aveugle par nature mène au respect des lois : pour elle, la vie pouvait se résumer à cette simple règle. Mais elle estimait aussi (comme bon nombre de stoïciens du reste) que toute épreuve est la forge même de l’humanité : c’est pourquoi elle préconisait moins le meurtre - elle prétendait ne pas aimer en arriver à cette extrémité - que la torture comme châtiment légal (croyant aussi une forme perverse de rédemption par attrition).

Son utopie (parce qu’aussi bizarre que cela puisse paraître, elle rêvait aussi) était, par ce biais d’endurcir artificiellement ses pairs afin qu’ils évoluent de l’état de victime dans le but (et à terme), de devenir eux-mêmes tortionnaires. Pensant naïvement que l’un excluait forcément l’autre : qu’on était automatiquement à l’abri quand on savait se placer du bon côté de la barrière…

C’était quelque chose qui, en tant qu’ancien souffre-douleur reconnu de son père, lui tenait particulièrement à cœur.

A la longue, la plupart de ceux qui survivaient à ce genre de traitement, croyaient même en retirer un certain bénéfice (voir, même, du prestige). En somme, ils finissaient pratiquement tous par naturellement aimer les responsables mêmes de leur propre oppression. Mais certaines plaies ne se referment jamais totalement : certaines d’entres-elles, plus vilaines que d’autres, en viennent tôt ou tard par suppurer : c’est pratiquement inévitable. C’est là que les préceptes Nietzchiens deviennent plus ou moins caducs.  Ce qui ne nous tue pas ne nous rend plus fort que si l’ont ne finit pas estropié ou invalide en somme.

Et avec le genre de méthode dont abusait Lilith, au plus tôt on s’y prend, au plus vite les dommages sont irréversibles.

Si, à ce jeux, quelques rares individus parviennent jamais à se maintenir, ils ne le font qu’au prix d’efforts monstrueux…

Quand ils ne sont pas inutiles : je reste persuadé qu’on arrive à des résultats bien meilleurs et a des réussites beaucoup plus gratifiantes sans toutes ces conneries.

Mais il faut avouer que Lilith était plutôt de la trempe des teignes increvables.

En tout les cas (diplomatiquement parlant toutefois), la manœuvre de Victor semblait plutôt habile (enfin, pour ce que je sais de la diplomatie toujours).

Sans perdre l’air qu’il avait su amener à grand coup d’esbroufe, il a ensuite indiqué les caméras du pouce de la main droite :

 

— Ca ne vous dérange pas j’espère ? Nous avons quelques impératifs en matière de sécurité, affirma-t-il. Mais je peux toujours les couper si la chose vous importune : je suppose que nos hommes feront parfaitement l’affaire !

 

— Cela ne sera pas nécessaire mon bon ami, assura-t-elle : j’ai moi-même l’habitude d’employer ce genre de mesures pour mon propre compte : c’est après tout la marque de gens civilisés je présume.

 

Ce genre de phrases toutes faites nous montre déjà à quel point cette pétasse se permettait de nous prendre pour des buses (même à l’époque) : « combien de gens avait-elle piégé en systématisant la surveillance d’état jusque dans le domaine privé » ?

Nous n’en savions pourtant encore rien alors…

A cet heure-là de la soirée, je suis pourtant prêt à parier ma chemise que cette perche hautaine n’avait même pas encore calculé l’inconnu au regard couleur de sang qui était tapi dans l’ombre d’un coin de la pièce (ni même à la main qu’il gardait posée en tout temps sur le pommeau de son épée bâtarde). Il allait pourtant devenir (au moins autant que Gretchencko), l’un des artisans majeurs de sa chute à venir.

Pour lors, elle ne pouvait pas encore voir venir « la vraie menace », puisqu’après tout, mis à part quelques particularités triviales, il ressemblait en tout point aux autres membres de l’unité fraichement constituée par le Commandeur en personne.

Furius Domakhol, qui avait lui aussi rejoint les Bloody Lions, était resté attentif à toute la scène : comme tous les hommes du tout nouveau bataillon, il portait une cagoule noire (de même que ses collègues), un masque intégral en fibre intel. qui ne dévoilait que ses yeux. Son regard (perpétuellement froid, du reste) ne dénotait aucune émotion en particulier.

Les détails concernant le reste du dîner restent (quant à eux) absolument triviaux. Des mondanités auxquels les gardes se devaient de ne pas prendre part. A un moment, on a tout de même frôlé l’incident diplomatique quand la petite Katja (la fille du commandeur), après avoir terminé de manger a voulu aller aux toilettes pour se débarbouiller. Tâche pour laquelle, Lilith a gentiment proposé son aide : je pense que c’était juste une manière « gentille » de renvoyer la balle à Victor (en l’occurrence)…

Mais d’un autre côté, je crois aussi que Katja lui aura peut-être rappelé tout ce qu’elle-même aurait pu être (avec l’amour d’un « vrai » père).

Pour autant, il n’y avait pas la moindre trace d’envie dans le regard de Lilith : j’irais même jusqu’à dire qu’elle avait déjà une profonde tendresse pour la petiote. D’une certaine manière, Lilith savait se réjouir de la chance d’autrui…

Je ne la voyais pas plus agacée par ce type de jeunesse un brin « écervelée » (comme on pourrait s’y attendre d’une illuminée comme la sainte matriarche du Treizième Secteur). Pas même quand Katja riait de bon cœur aux vannes moisies ponctuées par son paternel tout au long du dîner proprement dit : des boutades lourdingues que seule une gamine de moins de dix ans peut trouver drôle. A en croire l’ambiance un peu gênée qui régnait à cette occasion, je gage d’ailleurs que la première impression de Lilith à ce sujet, a dû nécessairement être de croire que la petite devait juste se forcer à rire : simplement pour ne pas avoir à en subir les conséquences plus tard. Mais elle a bien dû se rendre à l’évidence.

Je suis certain que la reine Lilith est immédiatement tombée amoureuse de la fillette habillée d’une robe rouge à petits pois avec son col blanc et ses manières de princesses. Mais dans le même temps, je peux affirmer pratiquement sans l’ombre d’un doute que malgré son ravissement apparent, quand la frêle demoiselle lui apprenait naïvement à jouer sur le sofa à ces jeux stupides (vous savez : ceux où les enfants frappent dans leurs mains en rythme en déclamant des poèmes débiles), l’idée de la protéger s’imposait déjà peu à peu dans l’esprit de la souveraine du Treizième.

Et en l’occurrence, la protéger c’était l’endurcir : en lui apprenant à être forte par elle-même, sans se reposer sur qui que ce soit…

Ce qui ne signifiait qu’une chose : un endoctrinement total.

Selon elle, Katja était nécessairement faible parce qu’elle demeurait dans une ignorance bénie, qui, dans ce monde, ne demandait jamais qu’à s’effacer devant une réalité au combien cruelle : il paraît que « tout tend naturellement au chaos »…

Lilith était capable de comprendre qu’un enfant était vulnérable par nature mais arguait aussi que les bienfaits d’une éducation sévère se manifestaient davantage au plus tôt elle était prodiguée (au lieu de profiter du temps bref de son innocence pour lui enseigner des valeurs autrement plus importantes et qui, bien qu’il le laisserait en partie démuni face à certaines attaques perverses, lui donnaient au moins une chance de trouver un semblant de bonheur).

Mais qu’est-ce que le bonheur après tout ? (Surtout si rien n’empêche de le perdre).

Ce coup-ci, c’est la mère Gretchencko qui s’est sobrement offusquée.

Au final, la gamine a fort diplomatiquement remercié la dame qu’elle ne connaissait ni d’Eve ni d’Adam et l’a assurée, quand bien même elle appréciait son geste à sa juste valeur, du fait qu’elle n’avait besoin d’aucune aide pour laver deux mains (et ce, même si elle devait monter sur une chaise pour atteindre l’évier).

Elle n’a pas employé ces termes (forcément), mais la teneur de ses propos s’en rapproche assez bien je crois : comme je l’ai déjà dit, cette petite m’a toujours impressionné par sa maturité…

Et je ne sais toujours pas de quel parent elle la tient (des deux je suppose).

Enfin, mis à part ce truc mineur, il ne s’est pas passé grand-chose en fait : je ne vois pas trop ce qu’on espérait. Il était clair que Lilith allait nous pondre des discours à double sens.

Elle nous baratinait déjà comme quoi son patelin était tout ce qu’il y avait de plus normal (rapport aux autres patelins « à ce qu’elle en savait » selon ses propres termes). C'est-à-dire qu’il y avait effectivement toujours des mécontents et qu’il fallait du temps pour résorber la criminalité (sans préciser qu’elle pratiquait la torture - qui comprenait aussi le viol - et les exécutions sommaires comme châtiment légal pour des motifs dérisoires bien entendu). Mais que c’était encore le problème commun de nombreuses citées (à ce moment là de l’histoire en tout cas) : y compris au sein du Sector Primus lui-même (ou parmi la plupart de ses nouveaux alliés). Ce qui n’était certes pas totalement faux, étant donné que le droit des corporations sectorielles n’était clairement pas des plus évidents à mettre en place (ici comme ailleurs). Pour lors, il fallait donc encore apprendre à « vivre » ensembles (ou survivre dans ce cas précis).

Elle comptait par ailleurs sur notre soutien pour pouvoir bâtir de manière commune le monde de demain (une sorte de monde parfait à sa sauce en somme).

Elle n’a jamais dévié de ce type de discours évasif : sa rhétorique a toujours été « moins on en dit, mieux ça marche ». Quand on lui demandait l’état de l’éducation, elle répondait quelque chose comme : « il y a toujours des choses à améliorer, mais dans l’ensemble, elle se porte bien ».

Quand on lui demandait quels étaient leurs méthodes d’enseignement elle disait qu’elle ne tenait pas à entrer dans le détail, mais qu’elles étaient essentiellement basées sur la rigueur et la discipline.

Le genre de « valeurs » qui ne pouvait pas vraiment passer plus suspect que ça, puisque la majorité de nos concitoyens les estimait de toute façon indispensable dans ce domaine. Et même en creusant, on n’a franchement rien pu déterrer de plus intéressant. Elle finissait invariablement par habilement noyer le poisson.

En bref : on n’a rien pu en tirer.

Enfin, au moment de partir, la dame du treizième secteur  a quand même dû finir par se rendre compte, qu’à force de protéger ses miches, elle n’avait franchement rien glané de juteux non plus au cours de cette entrevue minable (et oui, la diplomatie, c’est bien, mais il faut généralement bien plus d’un « maigre » contact pour obtenir ce que l’on veut).

Alors, (pour ne pas rentrer bredouille je suppose) elle s’est finalement enquis du nom des gardes (dont elle n’avait jusque-là rien à fiche) en s’excusant bêtement de son impolitesse (puisqu’à la rigueur, c’était au début de l’entretien que cette question aurait dû tomber).

Le commandeur a souri d’un air innocent.

Je crois qu’il voulait la renseigner sur l’utilité de nos cagoules à la base…

Mais vas savoir pourquoi, il s’est abstenu (je trouve personnellement qu’il aurait dû suivre cette première idée).

 

— Comprenez que je ne puis vous donner l’indicatif que d’un seul d’entre eux (et seulement parce que je ne connais pas son vrai nom) !

 

Outre les officiels (pas même un journaliste) et la gamine, il n’y avait que quatre soldats dans la pièce (dont trois du bataillon écarlate).

Le commandeur a alors pointé une direction :

 

— Lui, là…

 

Lilith haussa brièvement les épaules d’un air agacé : elle était plus ou moins assurée d’office de ce que l’information ne lui servirait à rien. Mais je pense que même elle savait que Victor lui faisait une fleur, ce faisant.  Parce que la chose sembla l’intriguer davantage malgré tout.

Elle s’est donc contentée de suivre le doigt.

 

— Tacitus, décréta-t-il d’une voix neutre.

 

Tout le monde connaît la légende…

Je suppose qu’il est inutile de revenir dessus.

(Surtout que chacun y va toujours inévitablement de son propre cliché à ce propos).

Mais sans vouloir être redondant, si elle avait pu, elle aurait bandé derechef à cette annonce. Je crois qu’en l’occurrence, c’était plus le fait d’avoir été prise au sérieux (ne serait-ce qu’en tant que menace potentielle) qui l’excitait. En quelque sorte, et dans son esprit malade, on venait de lui dérouler le tapis rouge si vous voulez.

C’est à partir de ce moment, je crois, qu’elle a commencé à considérer le commandeur autrement que comme un pantin à la solde des sept brigades.

Elle n’a jamais vraiment tari d’éloges envers lui par la suite, même quand il a mis à jour ses sales affaires, même quand elle a su que la guerre serait inévitable.

On m’a même dit qu’elle aurait tué un de ses propres hommes pour le simple motif qu’il aurait soi-disant osé dénigrer le commandeur devant elle (pensant sans doute remonter le moral des troupes en temps de crises) : et cette anecdote s’est passée quelques jours à peine  avant la destruction du treizième secteur.

 

— Est-il vrai qu’il ne dit jamais rien ? S’empressa-t-elle de demander d’une voix soudainement emprunte d’une avidité non dissimulée.

 

— Heu. Oui, enfin, c’est ce qu’on dit en tout cas (après tout, son sobriquet signifie taciturne si je ne m’abuse).

 

— Oh ! Faites-le parler ! » exigea-t-elle un peu à la manière d’une enfant trop gâtée (bien qu’elle ne le fût absolument jamais dans les faits), tout en joignant les mains pour une prière qui n’en était pas vraiment une : plutôt une injonction.

 

Lilith était du genre à croire en une hiérarchie sociale nécessaire entre les individus. Mais elle était toute disposée (voir curieuse) de temps à autre de rencontrer quelqu’un qui disposait d’un pouvoir similaire au sien (bien qu’elle finissait automatiquement par tenter de se l’arroger un jour). Je suppose qu’elle ne se rendait pas compte que cela lui faisait simplement du bien de rencontrer quelqu’un qui lui était juste « égal » et encore moins que tout individu aurait pu correspondre à cette description. A supposer qu’elle soit parvenue d’une manière ou d’une autre à abroger l’ensemble des barrières ineptes qu’elle avait elle-même établies pour se protéger : tout en espérant éviter, dans la foulée, d’avoir à subir toute forme de représailles (justifiées, pour la plupart). Une raison parmi tant d’autres pour laquelle elle ne pouvait que s’enfoncer dans son erreur…

Du reste (et toujours selon elle), tout individu qui acceptait d’être « assujetti » de son propre chef, faisait simplement vœu de faiblesse et ne devait donc pas s’étonner de ne plus avoir qu’à obéir de la manière la plus aveugle à ses maîtres : en un sens, on pourrait presque dire que c’était pratiquement le sens qu’avait n’importe quel galon dans n’importe quelle armée. Selon elle, « Tacitus » qui qu’il fût, faisait désormais partie de la catégorie des « sbires serviles » qui avaient préféré se vendre plutôt que de lutter pour soumettre leurs pairs…

Contrairement à Victor, qui avait maintenant, plus que jamais, toute son estime.

Il ne restait donc plus à ce vassal indigne que le devoir de se plier aux moindres desiderata  de son tout puissant suzerain (tout autant qu’aux siens, si elle parvenait à obtenir cette faveur de lui). C’est pourquoi, je crois, elle s’adressa naïvement « au maître » plutôt qu’au « serviteur ».

Elle fut un peu désappointée (et résolument déçue) quand le commandeur lui répondit qu’il n’avait pas ce pouvoir. Et devant l’insistance de son invité, il se sentit obligé d’ajouter un peu gêné et sensiblement interloqué...

— Et bien c’est un ami : du moins, il m’a sauvé la vie ! Je lui suis donc redevable : je ne peux décemment pas lui demander quelque chose qui risquerait de l’embarrasser.

Bien qu’elle fût capable de comprendre le concept de gratitude, celui d’amitié était pour elle beaucoup trop vague (surtout s’il s’agissait de camaraderie avec un être inférieur). Jusque-là, elle avait pratiquement réussi tous les tests que Victor lui avait soumis. Mais le doute qui s’était un peu estompé est revenu assez vite. En entendant la tirade grotesque de Victor, le garde de Lilith a carrément dû étouffer un rire nerveux…

Surtout quand il a vu le regard outré de sa suzeraine se braquer sur lui.

Et son expression est passée en un instant de l’amusement innocent à la terreur primale : si les hommes de Gretchencko avaient l’outrecuidance de manquer de respect à leur maître devant témoins, il était clair, qu’elle, ne permettrait aucun écart de conduite dans ses rangs.

Je suppose qu’elle avait à nouveau l’impression de parler à un vulgaire sous-fifre des sept brigades. Elle ne faisait même pas d’efforts pour cacher son profond dégoût : s’être laissée impressionner devant un de ses hommes par un bouffon la rendait visiblement malade. Elle était en train de se griller elle-même et elle était suffisamment intelligente pour s’en rendre compte, mais elle avait trop d’orgueil pour s’en excuser (ce qui, diplomatiquement, était peut-être la seule chose à faire). Tout cela semblait à présent la plonger dans une colère plus grande encore, au risque de la mettre davantage à nu. Je dois dire qu’au moins jusque-là, l’ambiance était encore relativement sereine (et même bon enfant à certains moments) : je crois que c’est là que d’une certaine manière nous avons compris tout ce qu’il y avait à savoir.

Elle n’a plus dit un mot. Et au bout d’un moment qui parut durer une éternité, elle s’est même levée dans un violent accès de rage, pour prendre finalement la direction de la porte. En revoyant les vidéos et le visage blême du garde qui la suivait à contrecoeur, je pense pouvoir dire sans me tromper que les quelques misérables paroles qui vont suivre ont sans doute contribué à préserver sa vie (quelques temps seulement tout du moins) : mais en lieu et place de simples paroles, elle eu carrément droit à un petit bonus. Aussi après quelques secondes, brisant le silence, c’est un chant singulier qui s’éleva bientôt dans l’air tiède de la pièce…

 

 

J’ai vu le feu,

J’ai vu la flamme,

Embraser les cieux,

Consumer les âmes.

 

J’ai vu le feu,

J’ai vu le sang,

Souiller les dieux,

Versé à torrent.

 

J’ai vu le feu,

J’ai vu la dame,

User de ses charmes

Plus durement que d’une lame.

 

J’ai vu le feu,

Et j’ai vu le temps,

Egrainé un peu

Puis soudain défilant…

 

Ombre ma mie…Etend ta forme sur tout le cadran…

Et fasse, ce séant, que la lueur du jour ennemi plus jamais n’advienne.

 

Ombre ma mie…Forme ton empire au-delà du levant…

Et fasse que l’huile et la mèche du char d’Apollon, plus jamais ne prennent…

 

 

Bon, je vous épargne la suite (vu que ce petit échantillon n’est déjà pas génial). Ca n’a pas grand intérêt de toute façon (même si ça m’amuse en fait) : parce qu’ils sont tous restés sur le cul je dois dire. Il fallait voir la tronche de la maîtresse du treizième secteur.

Après un long silence, elle a quand même réussi à balbutier quelque chose du genre « encore » au prix d’un effort surhumain de volonté…

Mais la mort n’offre jamais qu’une danse.

En l’occurrence c’était même une sorte de requiem à postériori.

On aurait pu entendre les mouches voler après ça. La ritournelle parlait juste d’un abruti (guerrier ou mercenaire de son état) qui en a tellement marre de se battre qu’il se demande s’il ne ferait pas mieux de se laisser mourir (mais qui n’a pas les couilles pour mettre fin lui-même à ses jours : je suppose qu’on se ressemble tous en fait). Bande de brêles…

Même Bramwell (qui n’était pas réputé pour être une flèche) avait pourtant compris que cette musique ne valait pas un pet de chameau : vu que je l’ai entendu pouffer de rire et maquiller ça en un raclement de gorge (très peu convaincant d’ailleurs). Mais les autres sont bien restés deux minutes plantés comme des géraniums (et sérieux comme des papes avec ça).

Fallait pourtant pas être particulièrement futé pour se rendre compte qu’il s’agissait d’une vanne (d’autant que les paroles étaient franchement nases et que le ton de la chanson était particulièrement vieillot). On m’a dit un jour que cette chanson s’appelait la « complainte du condottiere solitaire » si vous voulez tout savoir.

Evy est sergent- major aux Doomed Lords maintenant (vu qu’il ne reste plus qu’une seule escouade de l’ancienne compagnie des Bloody Lions, laquelle a été refondue dans la compagnie D) : c’est toujours « un collègue » en quelque sorte (même si je ne lui ai pas parlé depuis des plombes). Et avec le recul, il en rit toujours autant je pense (d’autant que ce n’est pas tout).

Au bout du compte, Lilith s’est juste effondrée…

Et même si ça nous a tous pris de cours, je dois dire que la scène avait quelque chose de touchant (pour le coup) : la légende veut encore que, depuis l’âge de sept ans, elle n’ait jamais plus versé la moindre larme (même sous la torture)…

Jusqu’à ce moment précis tout du moins.

Je crois simplement qu’elle n’avait jamais entendu un « vrai » champ de sa vie.

La gamine lui avait bien récité en rythme des phrases sans significations réelles (ce qui a sans doute contribué à cette réaction), mais elle n’avait visiblement jamais écouté quelque chose d’aussi doux qu’une bête ritournelle. Je dis ça, parce que les marches militaires du Treizième n’en étaient pas vraiment : ils obéissaient (certes) aux ordres vocaux, ils marquaient le pas (la cadence), lors de marches éventuelles, mais ils allaient généralement à la bataille en silence sinon : c’était une consigne militaire pour le coup.

Je crois sincèrement aujourd’hui qu’elle ne devait pas avoir idée jusque là qu’il était possible de moduler un son de sorte qu’il soit (même vaguement) plaisant et même si d’aucuns trouvent cette hypothèse peu crédible. Des cris, des ordres et quand elle avait de la chance, simplement le silence : voilà tout ce qu’elle avait eu le droit d’entendre. Mais je ne mettrais clairement pas ma main à couper là-dessus : peut-être même que (bien avant qu’elle n’accède au pouvoir), son amant perdu lui aura chantonné un truc du genre, moitié pour la rasséréné, moitié pour la charmer : durant toute la brève période de temps où ils étaient encore en cavale (poursuivi par les sbires de son père). Parce que ça pourrait clairement aussi avoir grandement contribué à ce genre d’épanchement au soir du dîner chez les Gretchencko.

Et rebelote : voir chialer un crocodile, ça leur a de nouveau cloué le bec. Même à ce con de Bramwell en fait : bien qu’il ait toujours prétendu le contraire. Je crois qu’il n’y avait que deux personnes dans la salle à se garder d’étaler tout émoi à ce moment là.

A mon sens, elle a réalisé au moment où elle a éclaté qu’il y avait beaucoup trop de choses « belles » (bien qu’insignifiantes). Tant de choses d’apparence triviales qu’elle ne connaissait pas encore : le rire d’un enfant, une chanson triste et même le dîner préparé avec amour par la femme de Victor…

Bien qu’il ait failli s’étrangler deux fois avec les arêtes du poisson et qu’il ait dû se forcer à sourire quand sa dame lui a demandé si c’était bon : la petite a été nettement moins diplomate sur ce coup-là.

La mère Gretchencko était bien belle (pour sûr) mais pas franchement douée aux fourneaux. Bah : c’est l’intention qui compte après tout.

Mais pour en revenir à elle, il est triste de se dire que Lilith en avait vraisemblablement appris plus sur la joie de vivre durant cette brève entrevue que sur l’ensemble de son existence : elle n’aurait pas été si loin sinon (dans la vie ou dans son erreur et dans son cas, c’était les deux ou aucun).

Dès que le commandeur a vu se décomposer le visage de la « belle », si on peut dire (mais à contrario, j’irais jusqu’à avouer qu’elle paraissait mignonne quand elle se laissait aller), il s’est empressé de se porter à son chevet d’un air vivement alarmé. La demoiselle ne s’est pas faite prier pour se blottir dans ses bras. Je vous passe les détails sur le ridicule de l’image que j’en garde en mémoire : une grande perche aux muscles noueux cherchant le réconfort dans les bras d’un « petit » mais brave gars à la chair flasque (et doté d’autant de force qu’une crevette asthmatique).

Sa femme n’était pas du genre à objecter pour si peu, surtout que son mari agissait généralement pour la bonne cause. Mais Victor (par acquis de conscience sans doute), lui a quand même signifiée d’une grimace navrée qu’il fallait qu’il s’y colle. Il frottait gentiment le dos de la demoiselle en agrémentant son geste de quelques mots d’apaisement. Mais il ne fallait pas être une lumière pour comprendre qu’il n’était vraiment pas à l’aise.

Enfin, Lilith, elle, ne semblait pas s’en soucier du reste : elle a dû décharger en une seule fois, tout ce qu’elle avait accumulé en dix-sept ans d’émotions refoulées je crois.

Ca a donc pris quinze bonnes minutes avant qu’elle se calme (vaguement), encore une demi-heure avant qu’elle s’arrête définitivement (entrecoupés de pas mal de crises et de périodes d’accalmies) et finalement une dizaine de minutes avant qu’elle ne se reprenne…

Il va s’en dire que tout ce beau monde n’est pas resté en faction tout ce temps : vous pensez bien qu’ils n’avaient pas que ça à foutre.

La première à rompre les rangs fut la petite (qui a quand même dû supplier plusieurs fois à voix basse sa maman pour le droit de satisfaire un besoin pressant). Bramwell, quant à lui, s’est mis à chialer aussi en fin de compte : mais lui, c’est la mort de son sergent qu’il pleurait. Mais entre deux sanglots, il s’est forcé à aller se servir un café à la cuisine (dan s l’espoir de se reprendre sans doute).

Mais, pour ce faire, il a quand même dû demander son concours à Furius (vu que la cafetière était vide et qu’il avait un bras plâtré et en écharpe). Lequel a simplement répondu par la négative : il ne fallait pas non plus risquer de laisser la garde de Gretchencko en « sous-effectif ».

Le commandeur, quant à lui, constatant que la belle éplorée ne se calmait pas au bout de cinq minutes, avait malgré tout réussi à entraîner Lilith sur le divan…

Le reste de l’assemblée avait encore tout loisir de vaquer à d’autres occupations alors qu’il voyait le ballet ces imbéciles défilant un par un d’un œil mauvais : « du regard sombre de l’homme envieux ». Je dis ça parce qu’après dix minutes seulement, il avait déjà l’air d’en avoir franchement ras-le-bol de caresser le dos arc-bouté de la dame en pleurs ou de répéter les mêmes répliques à la con dans le vain espoir qu’elle se reprenne rapidement. Il fallait juste voir sa trogne sur le moment.

L’attitude de Victor a même failli arracher un sourire à sa femme (j’en ai bien peur). Pauvre Lilith…

Mais, à la vérité, j’essayerai malgré tout de ne pas perdre de vue le plus ce qui m’apparait le plus important la concernant. Aussi, je me réserve le droit d’encore enfoncer « ce monstre » : un monstre, même à visage humain, reste un monstre. Puisque les anges ou les démons sont bien de ce monde, contrairement à ce que peuvent croire les plus bigots d’entre nous. Et si je suis le premier à déplorer les déboires passés de Lilith  (bien que le verbe « déplorer » soit loin d’être assez fort), j’estime que la vraie nature du danger réside encore dans le fait de se laisser berner par la pitié que son sort durant sa prime enfance peut susciter en oubliant la souffrance de la multitude tombée (et perdue) sous son joug par la suite.

Pour en revenir à mon récit, le commandeur, quant à lui, enserrait toujours son sac à chagrin. Il n’aurait jamais osé s’offusquer de l’agitation régnant autour de la pleureuse (parce qu’il n’avait pas de raisons valables diplomatiquement parlant, mais pas seulement). Il n’y a qu’un homme qui demeurait debout, « impassible » et les bras croisés durant l’heure entière qui venait de s’écouler : le garde de Lilith le dévisageait d’ailleurs avec une expression d’effroi (mêlée d’admiration).

Il aurait payé cher pour savoir quel visage se cachait sous ce masque.

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