06. Victor victorum.

Lilith avait les yeux rivés sur les genoux du commandeur. Elle était encore occupée à arracher négligemment (et d’un air absent) les chairs mortes, de ses lèvres gercées, du bout de ses doigts fébriles, quand elle eut le dernier soubresaut d’une sorte de sanglot étouffé par ce qui ressemblait à un ultime et profond soupir (qui pouvait passer pour le type de frisson dont font parfois montre les enfants qui ont eut un gros chagrin).

Il annonçait selon toute vraisemblance la fin imminente et définitive de son émoi. Et lorsqu’elle s’est de nouveau sentie rassérénée, elle a fini par relever un regard hagard vers le visage de celui qui la tenait encore dans ses bras jusque-là, lequel se contenta de contracter ses zygomatiques dans une expression neutre qui n’était pas un sourire : juste une pointe de sollicitude. Il a simplement demandé : « ça va mieux? » en baissant la tête tout en continuant de la regarder de ses yeux qui venaient lentement de cligner. Il y eut un léger blanc pendant un instant à peine.

Je crois qu’au début, tout le monde s’est simplement dit qu’elle allait repartir de plus belle…

Mais non.

Je suis même prêt à parier que la mère Gretchencko a immédiatement vu venir une forme de menace. Et je pense avoir bien perçu l’expression de surprise qui a envahie Lilith immédiatement après que la foudre de sa mémoire ne la frappe. Elle ne l’a pas embrassé bien sûr (même si je soutiens qu’elle en a réellement eut l’envie d’une manière ou d’une autre et bien qu’à l’époque, elle se contentait de prendre purement et simplement l’objet de ses désirs).

Aujourd’hui, avec le recul (et pour une raison qui m’est certes obscure), je me dis qu’elle a dû (d’une certaine manière), projeter sur Gretchencko l’image de ce garçon qui l’a arrachée à son père alors qu’elle était encore adolescente.

Parce qu’elle a vraiment eu l’air, l’espace d’un instant, d’être complètement perdue dans cette sorte d’amalgame involontaire. Peut-être même qu’immédiatement après, elle a dû inconsciemment avoir peur des conséquences (et même peur pour Victor en définitive : ce n’est pas si invraisemblable que ça à mon sens).

Quoiqu’il en soit, on pouvait facilement percevoir son hésitation à décider d’une quelconque action.

Elle était suffisamment intelligente pour comprendre que la situation n’était en rien identique. Par ailleurs, le commandeur avait eut la chance de pouvoir se placer pour éviter d’endurer ce qu’elle et son amant d’antan avaient eu à subir longtemps auparavant. Son père n’était plus là qui plus est : mais son souvenir n’a jamais vraiment cessé de la hanter selon moi (et comme je l’ai dit précédemment). Mais pour expliciter mon propos, je me dis surtout qu’elle était vraisemblablement en train de revivre son enfance à vitesse grand V, en l’espace de quelques spasmes (à présent inquiets). Elle avait vraiment l’air d’être obnubilée par quelque chose se rapprochant d’une forme de ce que nous appelons communément le syndrome de stress post-traumatique. Le fait qu’elle ait pleuré toutes les larmes de son corps pendant près d’une heure auparavant était clairement évocateur de ce simple fait.

Mais elle semblait réellement désorientée pour le coup.

La femme de Gretchencko, alors nettement moins jouasse, s’était rapprochée et demeurait visiblement prête à bondir (à en croire sa dégaine assassine). Victor, lui, était plutôt dans la merde (on peut le dire) : et il s’y était mis tout seul. A en juger par son regard paniqué qui faisait des allers et retours frénétiques entre ces deux femmes, je crois qu’il devait en être bien conscient. Il a donc (maladroitement) tenté de se lever dans l’espoir de s’extraire de cette dangereuse étreinte…

Grave erreur !

La main de Lilith l’a immédiatement précédé, s’agrippant lentement à son pull (mais plus sûrement qu’un crochet en acier).

Mais c’était moins un geste tendre qu’une supplication en l’occurrence : le regard de sa propriétaire était d’ailleurs perdu (dans tous les sens du terme) dans celui du pauvre homme, qui avait l’air de ne plus savoir où ce mettre (à ce moment précis).

Je crois qu’à cet instant, on s’est tous plus ou moins préparé à de la gladiature féminine : la gladiature étant le sport national du Sector Primus (comme tout le monde le sait). Et non, ce n’était pas comme pour les combats romains. Chez nous on ne tue pas. Mais bon, les gladiateurs romains non plus ne s’étripaient pas réellement (pas autant qu’on a pu le croire par le passé) : ça revenait simplement trop cher d’en dézinguer un à chaque combat, rapport à l’entraînement et la bouffe par tête de pipe qui représentaient déjà un investissement non négligeable pour la part des lanistes de l’antiquité (même si y en a bien un ou deux qui ont dû mourir de certaines de leurs blessures après coup). De nos jours, ce n’est plus un sport d’esclaves non plus : plus depuis l’Institution en tout cas.

Toujours est-il qu’il ne s’est rien passé d’autre : la mère Gretchencko s’est peut-être dégonflée et a préféré attendre pour voir (faut dire que je la donnais perdante moi-même) mais je veux croire que Lilith ne lui a pas laissé le temps d’intervenir.

La dame du Treizième s’est finalement redressée (de manière assez gauche) au bout de quelques secondes. Elle aura quand même failli se replanter sur Victor au passage : ce qui ne lui aurait pas déplu je suppose (ou, à défaut, lui aurait fourni une meilleure excuse pour tenter un bisou à la volée). Mais non : elle a juste prétendu, en essuyant ses yeux embrumés et en reniflant bruyamment qu’il fallait impérativement qu’elle parte. Sans pour autant donner d’autre explication ou sans même avoir eu l’amabilité de remercier qui que ce soit pour l’hospitalité (même si je suis le premier à avouer qu’elle laissait franchement à désirer). Personne ne me croira mais je suis plutôt un grand nostalgique de la pratique de la courtoisie (même entre ennemis).

C’est là que tout s’est joué, je pense.

Non pas qu’elle aurait gagné autre chose que des coups de savates de la part de la mère Gretchencko si elle s’était risquée à embrasser son commandeur de mari (elle a même franchement bien agi en s’abstenant, surtout quand on sait qu’elle n’avait franchement pas grand-chose à craindre de sa « rivale »).

Mais elle s’est quand même retournée une dernière fois vers l’assemblée au moment de sortir. Ses larmes avaient laissé des sillons de peaux propres sur ses joues là où elles en avaient lavé les couches de maquillages.

Là encore, on a senti le doute. Ca n’a duré qu’une seconde ou deux à tout cassé, mais je suis sûr que c’est à ce moment-là qu’elle aurait pu mettre un terme à cette horrible mascarade.

Je présume qu’elle ne demandait qu’à raconter son histoire en fin de compte. Elle n’arrêtait pas de le faire avec ses concitoyens dans le cadre de ses vidéos d’endoctrinement après tout. Mais ce faisant, on aurait fatalement tout découvert. Le libre arbitre (puisqu’elle s’est rendue compte qu’elle avait devant elle le choix) : voilà tout ce qu’elle avait retrouvé…

L’humanité restituée en quelque sorte (même si l’histoire dira qu’elle a pris la mauvaise direction malgré tout).

« Mais long et amer est le chemin qui des ténèbres mène à la lumière » : se racheter devenait possible mais tellement difficile. Je demeure persuadé que Gretchencko aurait tout fait pour donner une chance de rédemption à Lilith malgré ses exactions. Si cela pouvait éviter des morts inutiles et des souffrances supplémentaires, je suis sûr qu’il l’aurait fait. Parce qu’elle n’était pas Khor et qu’il n’aurait probablement pas suffi de la tuer pour mettre un terme à toute cette folie : il nous fallait son concours pour que ça se passe sans trop de dommages…

Et parce qu’elle venait de manifester un doute équivoque. Même, si nous ne savions pas encore l’entièreté de son parcours : une forme de remord était peut-être possible.

Nous n’avons réellement appris à connaître la reine du treizième que par ses pires côtés : ce qui me conduit à dire que j’ai toujours été sans doute trop partial en ce qui la concerne. Mais il aurait fallu évidemment qu’elle fasse des sacrifices…

Ce ne sont pourtant pas de vulgaires sanctions ou retombées (quelles que soient leur gravité) qui auraient pu faire peur à Lilith (pas après tout ce qu’elle avait vécu). On est en droit de penser qu’elle s’y serait pliée non sans un sens de responsabilité : puisqu’elle se conformait elle-même à ses propres lois débiles (et surtout à ses châtiments).

De toute façon, il aurait fallu que Lilith abandonne tout ce qu’elle avait mis tant de souffrances à bâtir : qu’elle renie l’entièreté de ce qui lui avait permis de survivre toutes ces années durant (seule, dans la tourmente), pour se jeter dans l’inconnu (qui devait tenir lieu de néant s’apparentant au chaos primordial dans son esprit bien structuré autour de règles pourtant iniques). Tout cela pour l’admission d’une vérité bien trop soudaine et encore trop floue à ses yeux.

C’est là vraisemblablement l’unique raison pour laquelle elle a franchi la porte de la casa Gretchencko, tête basse, suivie immédiatement par son garde du corps (visiblement toujours sous le choc). Nous ne pouvions pas l’obliger à rester puisque nous ne savions encore rien de son passé à l’époque. Cette décision, elle devait la prendre, seule, en son âme et conscience. Mais elle ne s’est jamais repentie, jamais rendue.

Cet épisode est resté dans le domaine du confidentiel, mais il aura suffi à provoquer le trouble dans l’état-major. D’une certaine manière, nous avions involontairement contribué à lui donner davantage de capital sympathie (le choc n’en a été que plus rude par la suite). Mais tous étaient désormais d’accords pour approfondir les relations diplomatiques avec le treizième secteur (de sorte que si vérité à savoir il y avait, nous la découvririons tôt ou tard).

Peut-être que cet entretien avait son sens après tout, puisque d’une certaine manière, nous lui avons offert le choix en mettant à jour une partie de tout ce que son monde de violence était incapable de produire et de tout ce qu’elle aurait pu espérer du nôtre. Pour le reste, Victor n’a même pas eut un blâme de sa femme : ce n’était pas réellement de sa faute non plus (après tout).

Comme je l’ai dit, Lilith a été trop gourmande. Elle aurait dû agir plus tôt : elle a simplement fini par se faire bêtement désarçonnée par Victor au moment de porter l’estocade. Et elle n’a pas osé se re-pointer « officiellement » chez les Gretchencko après ça. Ou même, de mander quelqu’un en douce pour faire le sale boulot pendant qu’il était encore temps : il était maintenant peu probable qu’elle parvienne à ses fins de toute manière (mais c’était à peu près tout ce qu’elle pouvait faire dans l’espoir de se tirer d’affaire). Sa chute était désormais inévitable, programmée même. Et elle, sentant la vague déferlante arriver, s’est juste barricadée derrière ses murs : « par orgueil ». L’histoire dira qu’elle aura entraîné les siens dans la mort.

Mais elle ne s’est pas tourné les pouces non plus.

Quand on a mis à jour les manipulations de Lilith, on a vite compris qu’une partie importante de notre secteur (et même de notre état-major) était déjà fortement compromise avec elle d’une certaine manière : on a même appris qu’elle tenait littéralement deux de nos sept généraux par les couilles (lesquels ont été démis et dûment remplacés par la suite).

Plus grave encore : certains dirigeants d’autres secteurs s’étaient mouillés, eux, aussi. Y compris l’un de nos deux consuls, puisque le pouvoir était collégial dans notre citée (bien qu’il fût sous-tendu par une volée de ministres bien évidemment).

Mais le plus gros poisson (Victor en l’occurrence), elle n’a pas réussi à le mettre dans sa poche. Et c’était le seul dont elle avait vraiment besoin pour survivre. Et comme il fallait s’y attendre, Victor y est finalement allé.

« seul »

Enfin, seul : seulement si on ne compte pas les Bloody lions (lesquels étaient toutefois amputés de la présence d’une simple escouade commandée par le caporal Everett Bramwell pour les besoins de la protection de madame et mademoiselle Gretchencko durant l’absence du commandeur)…

Mais tout le monde s’en fout !

Au bout du compte, il s’est quand même résolu à rendre la pareille à Lilith avec une visite de courtoisie au sein même du treizième secteur (alors même qu’il pouvait à présent envisager d’éluder purement et simplement la question). Mais quand il s’est pointé chez Lilith, il avait plutôt le cul blindé de tous les côtés : son derche était une forteresse imprenable.

Khor s’était fait dézingué depuis quelques temps déjà et maintenant que le Primelord était refroidi, les anciens seigneurs de guerre planqués dans l’alliance du premier secteur se faisaient de plus en plus petits. On se payait même le luxe d’avoir des institutions et des élections démocratiques étendues à toute notre population, le tout, servant de modèle à d’autres secteurs partout dans le monde.

De fait, l’état global s’était constitué dans la foulée et même si le treizième secteur ne l’avait pas encore rallié, techniquement, il n’y avait pas grand-chose à craindre de cette singulière visite (étant donné que s’il arrivait un problème au commandeur, le responsable se serait mangé fissa des représailles mondiales dans sa face).

Oui, pour votre gouverne : commandeur, c’est pour commandeur stellaire

On lui a décerné ce titre ronflant - un nouveau grade de la toute récente « armada spatiale » à l’époque - après la constitution de l’état global (pour que sa liquidation future passe mieux je pense)…

Mais ça m’a toujours fait marrer vu, qu’en vrai, il n’a jamais eu plus d’un croiseur sous son commandement (lequel a fini par l’abattre d’ailleurs) : il s’agissait de l’Inquisitor si vous voulez tout savoir.

M’enfin, je digresse…

« On n’est jamais sûr de rien » qu’il disait. Mais l’incident diplomatique, on n’a pas fait que le frôler lors de cet échange. Faut dire que Lilith n’était pas franchement « pour » la dite visite à la base. Mais comme on l’avait accueillie avec les honneurs et qu’on s’était gentiment gardé de la montrer en train de chialer sur les écrans, elle était plus ou moins obligée d’aller dans notre sens…

Mais j’irais même jusqu’à dire aujourd’hui qu’on a franchement bien fait en l’occurrence : de ne pas révéler sa « déconvenue » lors de notre prime rencontre je veux dire. Je crois vraiment que ça aurait pu accentuer le fanatisme des ignorants sur la question (ce qui est quand même arrivé par la suite). En tous les cas, elle ne pouvait plus continuer de refuser la visite d’un misérable (pratiquement impotent) désireux de revoir l’héroïne qui lui avait sauvé la mise (pratiquement seule : version officielle bien sûr) lors de l’assaut sur le bastion vingt-et-un.

Et ça faisait bientôt six mois qu’on grattait à sa porte avec ce genre de baratin (pour ne pas dire qu’on rampait littéralement à ses pieds).

Quoiqu’il en soit, ça a fini par payer : l’ego des dictateurs est souvent leur meilleure faiblesse.

Très peu de diplomates avaient réellement connu la ville.

Quand on sait que la diplomatie est un art subtil, on est en droit de douter du choix des membres de nos premières délégations (surtout lorsque l’on se rend compte qu’elles ne comptaient pour la plupart que des vétérans uniquement rompus à la discipline militaire). Pour eux et dans le monde nouveau que nous essayions tant bien que mal de reconstruire, beaucoup de ce qu’ils virent dans le secteur de Lilith et qui auraient du les alarmer produisit l’effet inverse. Assister à un cours élémentaire ou aucun enfant ne dit rien et ne pose pas même de question devant un instructeur (toujours un homme), affichant invariablement un sourire énigmatique…

Les cris de terreurs suscités par les prévenus lors d’une arrestation de routine pour une bagarre de rue…

Le couvre-feu, même en temps de paix…

Pour certains des nôtres (et cela se comprend en partie) un monde parfait se construit, entre autre, sur la crainte nécessaire qu’inspire l’autorité.

Mais dans cet enfer, il n’y avait que cette règle unique qui comptait.

Je crois que même le silence qui régnait dans les larges avenues représentait ce que nos hommes interprétaient comme le véritable sens de la paix et de la quiétude (et comment ne pas les comprendre quand on a vécu dans la peur tenace de la moindre détonation). Ils auraient dû se rappeler que les standards de construction de n’importe quelle citée-dôme imposaient l’insonorisation des demeures qu’elle renferme. Quand bien même il est peu probable qu’on les eût autorisés à pénétrer dans l’une d’entre elles, ils auraient peut-être compris que ce qui comptait était moins ce qui se passait à l’extérieur qu’à l’intérieur : cela leur aurait permis d’essayer de conserver une forme d’objectivité.

Ils n’ont jamais eu l’exemple d’une vraie démocratie (moi non plus d’ailleurs) : nous aurions difficilement pu nous rendre véritablement compte sans recul. Mais en l’occurrence, ils s’étaient tous mouillés d’une manière qui leur échappait totalement. Heureusement qu’on avait des gars comme Domakhol en réserve.

Sans compter, ce bon vieux Victor, bien sûr. De nous tous, c’était sans doute lui, le seul à encore avoir le montant de jugeote nécessaire pour réellement pouvoir digérer l’affaire Lilith et pondre quelque chose de cohérent en réponse (avec le peu d’outils que nous avions à disposition). Mais même lui a commit des erreurs de jugements impardonnables (erreurs qui lui auront coûté la vie à n’en point douter)…

A postériori et peu après l’incident diplomatique qui devait contribuer à mettre en branle la machine de guerre du Sector Primus (un épisode que je relaterai vraisemblablement plus tard dans ces chroniques), pour défendre le cas d’une mesure nécessaire à l’encontre de Lilith, notamment dans le cadre du conciliabule qui suivi la dite mésaventure, notre sniper à la retraite explosait déjà allègrement d’entrée de jeux le point Godwin en insistant bien sur la comparaison du treizième secteur avec  le troisième Reich. Même s’il avouait lui-même en aparté que l’exemple était peut-être quelque peu incongru (étant donné que le mensonge dans l’Allemagne nazie était considéré, en gros, comme une mesure inévitable et que son but véritable, outre la domination, était l’épuration ethnique : afin d’assurer la pérennité de la soi-disant race supérieure)…

Et bien que Lilith cultiva aussi un attrait certain pour l’eugénisme (pour des raisons similaires), elle avait pour elle de ne pas faire de réelle différence raciale ou ethnique entre les humains (tant qu’ils étaient capables de survivre à ses épreuves iniques). Après, elle ne se gênait pas non plus pour user d’armes biologiques (entres autres) sur ses propres ouailles. Pour le reste, le vieux avait encore plus ou moins le choix de toute façon quant à piocher dans les dictatures du 20ème au 21ème siècle pour ses exemples.

Mais en privé, il préférait pointer également du doigt le rapprochement relatif qu’on pouvait faire avec d’autres régimes autoritaires que la postérité était toutefois plus réticente à condamner en partie pour la seule excuse qu’on pouvait, à la rigueur, leur concéder : à savoir, d’avoir appartenu à une époque plus archaïque. D’autant que leur héritage a pu perdurer très longtemps par la suite (parfois pour de mauvaises raisons). Une analogie dont il usait un peu pour mettre en lumière le danger que représentait le crédit considérable dont Lilith bénéficiait encore (lequel pouvait être similaire d’une certaine manière et n’irait que grandissant si personne n’intervenait) : certains arguent que l’Histoire appartient aux vainqueurs.

On dit aussi « malheur aux vaincus » après tout…

Il avait donc préféré citer Sparte pour l’antiquité grecque parmi d’autres : du moins dans sa période faste, vu qu’elle asservissait certaines populations - dont les Hilotes - afin d’entretenir ses citoyens. Et qu’elle gagna en outre par la suite la guerre du Péloponnèse qui l’opposait à Athènes (laquelle était pourtant le centre culturelle de la Grèce à l’époque). Il avait aussi en tête certaines citées Mayas ou aztèques de ce que j’en sais (mais seulement pour le côté sacrifices humains notamment). Ces sociétés s’articulant souvent, dans leur ensemble, davantage autour de fédérations de villes autonomes plutôt que sur des états à proprement parler. Une approche certes un peu risquée, mais précisément pour mettre en avant le parallèle nécessaire avec la situation des secteurs autonomes de nos jours et le danger du rayonnement future que risquait d’avoir le Treizième Secteur.

Paraît qu’il y avait les étrusques à placer quelque part, mais ils n’ont été cités que pour le caractère matriarcal de leur civilisation.

Il avait aussi brièvement survolé le morcèlement de l’Europe médiévale à cause des régimes féodaux, les fédérations italiennes (ou même la France d’avant la Révolution). Mais j’étais déjà plus ou moins au fait de ce genre de détails malgré tout.

Bon là, encore, ce n’était pas spécialement obscur non plus comme explication. Précisément parce qu’il essayait encore d’être le plus clair possible, histoire de ne pas risquer de perdre ses interlocuteurs dans cette affaire ou de les embrouiller davantage sur le sujet vital de la réponse nécessaire vis-à-vis du treizième.

Mais autrement (et la plupart du temps), la majeure partie des gens qui entouraient Gretchencko (moi compris) acquiesçaient généralement de manière concernée à ses explications dithyrambiques sans bitter grand chose de ses analogies historiques : mais on bouquinait ensembles après (plus constructif).

Beaucoup de notre bagage culturel (même à l’heure actuelle) nous vient d’ailleurs de lui. Vu qu’il a fallu refaire pas mal de l’ensemble de notre capital Histoire, lequel avait tout bonnement disparu (et en grande partie) : c’est le seul inconvénient à tout numériser quand tu finis par te manger un cataclysme de l’envergure de la Faucheuse. Les divers data centers qui subsistèrent après le désastre et qui régissaient ce qui restait des réseaux de données décentralisées situées pour la plupart en dehors des citées-dômes sont à peu près tous morts durant les cent années et quelques d’hiver nucléaire qui suivit la catastrophe…

Mais les trois quarts n’ont de toute façon pas survécu au jour j de la dite calamité, vu qu’une onde de choc colossale a fait quelques fois le tour du proprio, endommageant de manière critique la quasi-totalité des infrastructures n’étant pas aux normes antisismiques drastiques (ce qui était pourtant bien le cas pour l’ensemble des secteurs autonomes).

Donc quand je prends la pose dans ces menues chroniques en citant pompeusement certains faits historiques c’est que j’ai préalablement dû, par le passé (et comme beaucoup), faire une tronche en biais de dix mètres de long devant le commandeur à défaut de piger un broc de ce qu’il pouvait bien raconter sur le même sujet (et avant de partir m’informer en somme).

Quoiqu’il en soit, j’ai toujours pensé que ce type avait trop de connaissances (à une époque où on peinait à réunir des archives récentes) pour qu’on puisse croire une seule seconde le baratin qu’il sortait à tout le monde selon quoi il aurait paumé ses parents étant petit (même si un de ses proches m’a affirmé que c’était la seule et unique raison pour laquelle il aurait oublié son vrai nom).

D’autant qu’il disait à qui voulait bien l’entendre qu’il avait survécu dès son plus jeune âge (avant même de savoir parler en somme) en se nourrissant de cafards (comme je l’ai déjà dit) et en buvant l’eau des canalisations qu’il parvenait à exploser (à l’aide de quoi : on se l’demande).

Mais on n’a « jamais » su d’où provenait son premier fusil et on ne me fera pas croire qu’un enfant en bas âge aurait pu manipuler ste pétoire d’un bon mètre soixante (même pour éventrer un tuyau)…

Ce qui me fait dire qu’il devait être un peu mythomane aussi.

Pour la petite histoire, le nom « Gretchencko » lui viendrait d’un abruti qui a cru bon de lire la marque d’usinage de son long fusil (gravée, « Gretch and Co. ») et d’un autre abruti qui aurait retranscrit ce qu’il pensait être son nom de guerre de manière phonétique (pensant vraisemblablement à un nom de consonance russophone : beaucoup d’immigrés russes à Montréal avant 2166, il faut le savoir).

Et on n’a bien évidemment jamais pu mettre la main sur cette foutue fabrique (ça ne pouvait pas être une usine autonome : on l’aurait remarquée).

Quant à son prénom, « Victor » bin, ça viendrait bêtement du latin et ça lui allait pas mal en plus (jusqu’à ce qu’il se fasse buter en somme).

Mais comme vous le savez, on l’appelait aussi « Victor Morgenstern » ou morning star : étoile du matin quoi. Ca n’a toutefois strictement rien à voir avec la massue médiévale à la base : c’est rapport aux flashs parfois visibles à l’horizon qui étaient associés aux reflets lumineux sur la lunette de son long fusil et qui précédaient inévitablement tout impact létal  (mais il fallait déjà un mort ou deux au minimum pour espérer les apercevoir).

L’image de Morgenstern est venue par association d’idée (la métaphore originale était « shining star » pour être tout à fait précis : la traduction allemande de morning star - qui se trouvait être une masse d’arme - est une précision de Victor que son entourage a pris à son compte malgré-lui).

Il y a bien une connotation biblique derrière le machin, mais je n’y ai jamais vraiment prêté attention. Les surnoms guerriers, c’est fatalement claqué au sol : le but, c’est encore de flanquer la frousse à l’ennemi.

Mais certains lui préféraient « sudden death » (mort subite si vous voulez) : sans doute parce qu’à la belle époque, il visait généralement la tête, à une distance qui ne permettait pas d’entendre la moindre détonation.

Mais je m’égare une fois de plus.

Pour en revenir à notre échange diplomatique, notre Q.G. était en liaison directe avec notre contingent sur place (conformément aux instructions du commandeur et à l’instar de celles de Lilith). Il recevait les infos pratiquement en même temps que Victor, tant et si bien qu’on s’est fait grillés dès le troisième jour.

Dieu merci, Domakhol avait pu rompre les rangs quand ça s’est produit (et son nom n’est apparu nulle part). Tout ce beau monde a bien cru qu’il ne sortirait jamais vivant de ce foutu secteur. Des accros bien sanglants, il y en a eu aussi.

Mais Lilith a dû la boucler au final vu que les hommes de mon glorieux bataillon ont plus ou moins forcé le passage vers la superstructure de l’une des trois tours piliers dans laquelle, eux (ainsi que le reste de la délégation) avaient leurs quartiers. Il aura quand même fallu tenir la position jusqu’à l’évacuation via hélicos (mais ce n’était clairement pas le plus dur).

La suite était prévisible : les deux secteurs se sont aussitôt rejeté la faute.

Lilith a profité de la confusion pour déclarer la guerre totale (puisque déclarer la guerre au premier secteur revenait à provoquer l’entière corporation des secteurs autonomes). Et vu qu’elle n’avait plus vraiment le choix (et, comme on devait s’y attendre), elle a aussi rompu de manière unilatérale tout contact diplomatique avec l’Etat Global.

Ce qui signifiait ni plus ni moins que l’isolement absolu du reste du monde : une mesure désespérée qui devait lui permettre de garder un temps le contrôle sur ses sujets et de ne pas avoir à justifier ses actes. Vu que, selon elle, on a (un peu) tiré les premiers (faut croire qu’on n’a pas eu le choix)…

Je me suis souvent demandé à l’époque si elle ne se rendait pas compte qu’elle allait droit dans le mur. J’en suis toujours venu à la même conclusion : elle était trop orgueilleuse pour ça.

Mais au moins, à ce moment précis de l’histoire, nous savions à présent plus ou moins à quoi nous en tenir.

On n’avait pas encore de croiseurs interplanétaires. Juste un pauvre rafiot reclassé en torpilleur à possibilité de frappes tactiques nucléaires : le Wotan. La fierté de notre citée (ainsi que celle du troisième secteur : il faut le dire) était donc un ancien cargo spatial de moyen tonnage remanié à la va-vite après la réhabilitation de l’arsenal orbital…

Nota bene : Paraît que l’arsenal orbital est resté autonome pendant les cent et quelques années de chaos sur Terre : ses occupants ont préféré rester en orbite pour éviter l’hiver nucléaire je suppose (et les emmerdes perpétuelles avec le genre humain surtout). Après, les colonies lunaires se portent aussi toujours très bien (paraît-il). Et quant à celles de Mars, personne n’en a jamais rien eu à secouer.

Mais pour en revenir à nos moutons, ce vieux coucou (le Wotan donc) nous permettait si nécessaire de faire sa fête à Lilith à distance. Le commandeur ne l’entendait pourtant pas ainsi : sans doute ne voulait-il pas prendre la responsabilité de la mort d’innombrables innocents (les enfants notamment). Il a donc du trouver une solution de fortune.

Et Victor ne pouvait plus se permettre de risquer de crever comme un goret (même s’il a salement fini) pour une mission qui risquait fort de foirer : il était nécessaire qu’il soit là au cas où les choses ne se dérouleraient pas comme prévu pour organiser une « vraie » offensive.

C’est aussi pour ça, sans nul doute, qu’il s’est fait remplacé par son meilleur tireur dans le cadre de la dangereuse opération à venir : un certain Lyam (que tout le monde surnommait le nabot paraît-il). Et quand il a envoyé une simple escouade en mission d’assassinat au lieu de déclencher la guerre, je crois réellement qu’il pensait bien faire…

Toutes ces précautions n’ont servi à rien en définitive. Ca lui a juste donné plus de temps peut-être (mais nettement plus de tracas aussi). Enfin, je suppose que le temps pour faire ce qu’on doit faire quand on n’est plus qu’un soldat, c’est tout ce qu’on a.

(Mais je ne devrais pas dire ça : ma femme me tuerait si elle m’entendait).

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