07 - L'heure des explications

Les poings fermés, les mâchoires serrées à s'en faire mal, Marie regarde son support d'un soir avec colère. Ils se sont foutus de ma gueule. Je ne suis qu'un pantin.

Liem, en face, a l'air choqué par son soudain énervement. Quentin tente d'approcher sa main pour lui toucher l'avant-bras en lui disant :

– Marie, il a juste dit ça pour te faire péter un plomb, ne tombe pas dans son jeu… »

Elle entend Liem qui commence à parler. Elle se tourne vers le midlaner et prend les devants :

– Juste pour me faire péter un plomb ? Parce que c'est faux ? »

Quentin hésite.

— Oui, c’est vrai, Liem était vraiment considéré comme un espoir de la Ligue française. Ils lui ont proposé un contrat en LFL. Ce que je veux dire… »

Il n'a pas le temps de finir sa phrase. C'en est trop pour Marie, qui se lève. Sa voix reste basse, mais elle gagne en gravité alors qu'elle tente de ne pas craquer :

– Donc, vous me proposez d'humilier mon copain, de lui montrer qu'il ne vaut pas un clou, mais vous truquez le jeu pour être sûr que ça fonctionne. Parce que ce serait quand même dommage que vous me proposiez ça et que je perde. Ça me ferait passer pour une conne, et franchement, vous êtes pas comme ça. Ou alors, attendez, j’ai une meilleure interprétation. Vous aviez bien envie de vous faire mousser en montrant que vous pouviez gagner avec une pauvre fille dans l'équipe. J'ai bon ? »

Elle se tourne vers Liem d'un air accusateur.

– Et Aaron, il joue en LFL actuellement ? Comme ça, même en support je n’avais aucune chance de perdre ? »

– Je suis diamant », répond l'intéressé d'une voix forte. « À deux doigts du rang Maître, mais pas encore là. Arrête de croire à la conspiration. »

– Qu'est-ce que tu veux que j'arrête de croire ? », lui rétorque-t-elle avec dédain. « Que j'ai le moindre niveau à ce jeu ? Que je suis meilleure que ce crétin qui m'a servi de copain pendant six mois ? Non, à l'heure actuelle, tout le monde dans ce bar doit jacasser en mode "tu as vu la nana, comment elle s'est drôlement bien fait porter par son équipe ? Franchement, ils lui ont donné tous les kills, c'était malaisant. Mais bon, il fallait bien ça pour pas qu'ils perdent". Merci pour les parties. Maintenant je me barre. »

Et sous leurs regards médusés, elle se lève et quitte le bar en trombe. Vite. Qu'ils ne voient pas les larmes qui sont sur le point de couler. L'air frais de la fin du mois d'avril la cueille alors qu'elle arrive à l'extérieur, et elle s'oriente rapidement. Elle se dirige vers la station de métro la plus proche. Derrière elle, elle entend des pas précipités. Elle ne veut pas se retourner. Elle hait ces types qui ont décidé de la prendre dans l'équipe juste pour se faire mousser. Pour montrer qu'ils pouvaient gagner avec un handicap dans l'équipe.

– Marie, arrête-toi ! »

La voix de Liem sonne derrière elle, mais elle est trop furieuse, elle descend dans le métro, passe son badge, et se dirige vers le quai. Elle entend un autre badge biper, un autre portique s'ouvrir. Puis elle grogne de frustration : la prochaine rame arrive dans six minutes. Elle ne pourra pas éviter l'affrontement. Elle décide de prendre les devants. La meilleure défense, c'est l'attaque.

– Tu ne crois pas que tu en as déjà assez fait ? Ton ego n'est pas assez satisfait, tu veux encore m'humilier un peu plus ? »

Liem la regarde d'un air étrange. Quand il lui répond, c'est la colère qui prédomine dans sa voix :

– C'est bon, c'est fini ? Tu vas me laisser le temps te donner ma version des faits ? Parce que, si tu prends le temps de te repasser la scène, c'est toi qui as fait la draft, c'est toi qui prends les kills tout du long, c'est toi qui te permets de 1v2 avec Lucian sur la deuxième partie. Je n’ai rien fait moi ! J'ai joué mon support avec la plus grande restreinte. Je suis même sorti régulièrement de la lane pour tenter de rééquilibrer les choses. Pour faire en sorte que ce match d'exhibition ne soit pas un massacre unilatéral. »

Il reprend son souffle un instant, mais ne s'arrête pas pour autant :

– La dernière fois que j'ai joué avec un ADC d'un tel niveau, c'était avec Yolpa. Oui, je vois que ça te dit quelque chose. C'est le Botlane des Fatality, l'équipe actuellement en Ligue 1 française. Tu es douée, Marie. Que tu refuses de le voir, c'est ton problème. Mais va demander à n'importe qui dans ce bar comment était ce support qui jouait avec toi ce soir. Ils te répondront tous la même chose : "Il jouait qui, déjà ?". Parce qu'à l'écran, ce soir, il n'y avait que toi. Il n'y avait tellement que toi, que même moi je me suis presque arrêté de jouer pour regarder ! »

Les cris résonnent dans le tunnel du métro, et quelques personnes se tournent vers eux pour suivre cet étrange débat qui ne fait probablement aucun sens dans leur esprit. Marie s'apprête à répondre, mais visiblement Liem n'en a pas fini. Sa voix perd cependant en intensité, et devient presque une supplication :

– Tu es douée, Marie. Les mecs ne savaient même pas comment t'en parler sans que ça passe pour de la drague. Ta vision en draft est bonne, la maîtrise de ton personnage est au-dessus de ta ligue, et ton positionnement…  ton spacing est hors du monde. Tu peux nous en vouloir si tu veux. Mais tu ne peux pas croire le seul type dans le bar qui avait envie de te nuire, et dont tu as détruit, piétiné et vaporisé l'ego en une heure. Tu as du talent à ce jeu. Je me demande même si tu n'as pas le niveau pour aller jouer en ligue féminine. Et ce soir, tu l'as montré à tout le monde. Et personne dans le bar n'a pu rater ça. »

Il semble essoufflé. Marie, elle, est soufflée tout court. Elle regarde le jeune homme avec des yeux ronds. Elle prend un temps pour digérer les informations. Le téléphone de Liem vibre, mais il n'y prête aucune attention. Il a ses yeux braqués sur la jeune femme. Elle aimerait y croire. Mais elle ne peut s'autoriser un tel espoir.

Heureusement pour elle, la rame de métro entre en station avec fracas et brise la magie du moment. Elle secoue la tête, s'ébrouant mentalement. Il est temps de sortir la tête haute.

– Tu es aussi bon avec Lux qu'avec les mots. Merci d'être venue me réconforter. Dis aux autres que je suis désolée de m'être énervée. Bonne soirée. »

Sans laisser le temps à Liem de répondre, elle monte dans le métro. Il ne la suit pas. La dernière image qu'elle garde de lui est le jeune homme, regardant le métro partir, et secouant la tête latéralement. Comme s'il avait raté la mission qu'il s'était fixée en partant à sa poursuite.

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