Trente six-heures sont passées depuis cette horrible soirée. Cette soirée où Marie a perdu son petit ami, et le reste de confiance qu'elle a dans les hommes. Elle ne s'est pas reconnectée sur le jeu. Elle qui, d'habitude, passe ses dimanches avec une tasse de chocolat chaud, les genoux sous un plaid, le casque vissé sur les oreilles, à enchaîner les matchs. Non, ce dimanche, elle est juste restée dans son lit à bouquiner. Ça lui a changé.
Le problème, c'est qu'en ce lundi matin, Marie ne se sent pas bien. Il y a ce petit sentiment de manque assez caractéristique. Elle a des milliers d'heures sur ce jeu, peut-être des dizaines de milliers. Son corps est habitué à ce que, le week-end, elle enchaîne au moins quinze parties. Mais elle regarde l'ordinateur éteint, partagée entre rancœur et fascination.
Elle aimerait croire ce que Liem lui a raconté. C'est alléchant. Elle a enregistré les matchs elle aussi. Elle ne les a pas revisionnés, mais, dans sa tête, elle se les repasse en boucle. Elle a dû revenir plusieurs fois en arrière dans son livre hier, simplement parce que son esprit a décroché, qu'elle est repartie dans ses souvenirs de samedi soir.
Forcée par le réveil qui sonne son troisième rappel, elle se lève et part à la douche. Elle doit aller en cours. C'est presque la fin de sa troisième année, et elle doit décider sous peu ce qu'elle veut faire pour la quatrième. Elle doit étudier les différentes universités étrangères dans lesquelles elle pourrait faire une année. Ou alors, elle peut partir en année de césure découvrir le monde de l'entreprise, ou le monde tout court. C'est très prisé et recommandé. Elle n'a pas les meilleurs résultats en cours, elle est dans le gros du peloton, pas d'universités prestigieuses en vue. Mais elle a quand même un sacré choix devant elle.
Le problème, c'est qu'un nouveau choix s'est glissé insidieusement dans son esprit. Un choix que Liem a implanté malgré lui. « Je me demande même si tu n'as pas le niveau pour jouer en ligue féminine ». Elle n'a jamais rêvé de devenir une joueuse professionnelle. Ce jeu, dans lequel elle est tombée il y a maintenant dix ans, elle entretient une relation très complexe avec. Elle y a ses meilleurs moments, et ses pires dépressions. Elle a tenté à de multiples reprises de le désinstaller, d'abandonner. Parce que la communauté est toxique, et que des fois elle a cru devenir folle. Mais elle n'a jamais réussi à se débarrasser totalement de ce jeu. L'adrénaline procurée est folle. La complexité infinie. Alors, elle joue depuis dix ans, tentant d'apprendre au mieux de ses capacités.
Elle est fréquemment passée proche du classement Challenger, le plus haut du jeu. Mais elle a toujours été freinée par la difficulté à jouer en équipe. Quand vous êtes une femme, le passage en vocal pour les matchs d’équipe est toujours un enfer. Elle tâche d'oublier les moments où les autres joueurs lui conseillaient de retourner à la cuisine. Et ceux où tout était bon pour tenter de la draguer, parce que, sûrement, c’était ça qu’elle venait chercher. Quand elle a croisé Jason, elle s'est dit que passer par la vie réelle était une bonne façon d'avoir un peu de respect. Visiblement, elle s'est trompée.
Pour autant, le peu de temps qu'elle a passé avec l'équipe de Liem était comme ça. Hors du temps. Elle était juste un personnage parmi les cinq dans la Faille de l'Invocateur. Aucun d'eux n'a tenté une approche, ils l'ont traitée comme ils parlaient entre eux. Centré sur le jeu. En toute sérénité. Elle rêve de trouver un groupe comme ça.
Mais elle en revient toujours aux dernières phrases de Liem : « la ligue féminine ». Ça ne peut être qu'un mensonge. Et pourtant, un mensonge auquel elle aimerait croire.
Il n'y a qu'une façon de savoir.
Elle risque d'arriver en retard en cours, mais elle allume quand même le PC et connecte le jeu. Puis elle lance les enregistrements des matchs de samedi soir. Le jeu charge, et elle prend le temps de regarder chaque scène sous trois angles : le sien, celui de Liem, et celui de leur jungler. Le temps perd toute constance, comme chaque fois qu’elle ouvre ce jeu. Il est midi quand elle sort de son analyse.
Elle en arrive à plusieurs conclusions. D'abord, Liem n'a pas menti : il ne l'a pas protégée. Il est plusieurs fois allé se balader sur la carte pour des raisons fallacieuses, afin de la laisser en difficulté. Marie a même repéré quelques fois où il rate un mouvement, probablement parce que sa caméra est sur elle, sur la ligne du bas. Matt, en jungle, ne s'approche quasiment pas de sa ligne, sauf quand Liem annonce l'arrivée du jungler adverse. Il passe son temps à gérer les camps neutres et à appuyer ses deux autres lignes. Des lignes qui ont bien plus souffert que la sienne.
Et elle… et bien, Liem avait raison. Bien qu'elle soit généralement très critique envers elle-même, elle doit reconnaître que, cette fois, elle a donné une véritable leçon de vie à Jason. Elle a joué avec la confiance d'avoir une équipe derrière elle, mais sans son réel support. Elle a été impériale.
Cette réalisation ne l'aide pas. Alors que, contrite d'avoir raté tous ses cours de la matinée, elle se fait à manger, l'idée qui a commencé à germer dans sa tête prend de l'ampleur. Et cela l'inquiète, car elle sait que, si elle laisse cette idée aller trop loin, elle risque de le regretter plus tard. Pourtant, quand elle revient de son cours le soir, elle ne se souvient pas de quoi celui-ci parlait. Elle ne se rappelle que de nouvelles stratégies ou remarques sur le jeu, et surtout de sa décision fraîchement prise.
Elle ouvre à nouveau le jeu, se dirige vers la section « joueurs des dernières parties », et envoie une demande d'ami à Liem.