10 - Rencontre

Mardi soir, au Playground. Dans un coin de la salle, Liem boit distraitement un jus de fruits. Il regarde sur l'écran une partie de Rocket League. Il a joué un peu à ce jeu, par curiosité. Le concept lui paraissait grossier : des voitures qui tapent dans un ballon. Les deux plus gros clichés sur les passions des mecs. Il y a trouvé un jeu beaucoup plus complexe qu'il n'y paraissait, à la fois sur les plans techniques et tactiques. Mais il ne s'est pas attardé sur le jeu ; il en a un bien plus passionnant qui ne peut souffrir d'être négligé trop longtemps.

Cependant, aujourd'hui, il n'est pas là pour jouer. Et il fait un signe de la main à Marie quand elle entre dans le bar et se met à le chercher du regard. Elle passe au comptoir se prendre quelque chose à boire, et entre dans une discussion animée avec Laurent. Puis elle attrape son verre et se dirige d'un pas lent vers la table de Liem. Il la regarde avec curiosité.

– Toi, tu as reçu une boisson aux frais de la maison. »

Ses joues rosissent.

– Il parait que c'est comme ça quand on gagne un match. »

– Ce qui te rend celui de samedi gratuit. Celui-là, c'est probablement pour avoir fait sensation. »

Elle détourne le regard et semble un instant contempler l'écran qui retransmet toujours le match de Rocket League. Liem sent la tension qui l'habite. Mais il décide d'aller droit au but.

– Tu disais sur la messagerie que tu voulais me demander quelque chose ? »

Elle se tourne vers lui, hésitante. L'espace d'un instant, Liem se demande si elle ne va pas se lever et repartir. Ce qui commencerait à devenir une mauvaise habitude. Mais elle se reprend :

– Tu étais vraiment un espoir de l'E-Sport français ? »

Liem est pris de cours. Ce n'était pas du tout la question à laquelle je m'attendais. Il prend le temps de choisir ses mots avant de répondre.

– Il y a cinq ans, j'étais confortablement installé en haut du classement Challenger français. J'avais une équipe forte, dans laquelle nous avions tous beaucoup progressé. On a fait beaucoup de tournois, et remporté certains. Ça a attiré pas mal de lumière sur nous. Et une équipe de division 2 de la Ligue française m'a effectivement proposé un contrat. »

– Pourquoi tu n'as pas signé ? »

Il jette un regard à l’écran au fond de la salle, prenant le temps de rassembler ses esprits avant de répondre.

– C'est compliqué à expliquer. Une part de moi ne se sentait pas vraiment légitime. Mes statistiques n'étaient pas excellentes ; mes mécaniques, pas au niveau. Mais ce n'est pas ça qui m'a vraiment fait refuser. Vois-tu, pendant des années, j'ai vécu uniquement sur ce jeu. Soirs, week-ends, vacances, j'étais devant l'ordinateur en permanence. J'avais promis à mes parents de suivre les cours, donc je suis resté discipliné sur ma présence, mais, pendant que les profs parlaient, ma tête était ailleurs. Je gribouillais des plans, des compositions, des stratégies, des équipements pour certains personnages. J'adorais ce jeu, j'en étais complètement malade.
« Et pourtant, dès qu'il fut question d'étudier le jeu selon un planning défini, de jouer un certain quota d'heures par jour inscrit dans ton contrat, de visionner des dizaines de matches à la suite pour mieux comprendre le méta et les stratégies utilisées par les meilleurs joueurs, j'ai décidé que je n'étais pas prêt. Que je ne voulais pas acquérir la discipline qui me permette d'aller des meilleurs potentiels aux meilleurs tout court ! Peut-être que j'ai eu peur. Peut-être même que j'ai eu tort. J'ai vu mon équipe partir. Je te parlais de Yolpa samedi dernier. Il était dans mon équipe quand on a été contactés. Aujourd'hui, il est aux portes de la ligue européenne. J'aurais peut-être pu y arriver avec lui. »

Le match à l'écran se termine et un nouveau commence. Pendant un moment, personne ne parle.

– Tu regrettes ? »

Décidément elle aime les questions qui font mal.

– Je ne crois pas », répond-il d'une voix faible. « Rien ne me garantissait que j'arriverais au sommet. Et avec le recul, je ne crois pas que j'avais assez d'ambition pour y arriver. Il y a évidemment un petit pincement au cœur à chaque fois que je vois Yolpa au sommet de sa forme. Mais c'est sûrement mieux ainsi. Je n'étais pas fait pour arriver dans une structure pro. »

Le regard de Marie le met mal à l'aise. J'ai l'impression qu'elle sonde mon âme. Et en même temps j'ai l'impression qu'elle regarde autre chose. Il prend une nouvelle gorgée de son jus de fruits. Marie lâche son regard un instant, et remue distraitement son verre. Puis ses yeux se rivent à nouveau à ceux de Liem alors que sa question suivante fuse :

– Tu étais sérieuse quand tu disais que je pouvais jouer en Ligue féminine ? »

Ah. Nous y voilà. Il hésite à répondre en la taquinant un peu, mais elle a l'air extrêmement nerveuse. Alors, il se retient.

– Cette question m'a occupé une partie du week-end », avoue-t-il. « Comprends-moi, j'ai été impressionné par ta performance samedi soir, mais ça aurait pu n'être qu'un coup de chance. »

Il la sent se tendre encore un peu plus. Mais il continue sans ciller.

– Alors, je suis allé chercher des enregistrements sur Internet. J'en ai trouvé assez peu. Mais le peu de j'ai vu confirme plusieurs choses dont on a déjà parlé samedi. Primo, mécaniquement, tu fais partie de l'élite. Tes statistiques à 14 minutes sont largement en ta faveur au niveau où tu évolues, et je pense que cela se confirmera à plus haut niveau. Tu connais tes personnages et tu les maîtrises. Tes parties les plus récentes montrent que ton passage par la case Support t'a beaucoup aidé à appréhender tout le début du match, et généralement tu en sors avec des avantages conséquents qui t'aident à faire effet de levier sur la partie. »

Il s'arrête l'espace d'un instant pour voir si elle a compris. Elle s'est décrispée, et hoche la tête lentement.

– Par contre », continue-t-il, « si tu n'arrives pas à prendre l'avantage, tu passes le reste de la partie à sous-estimer tes dégâts, et tu n'as que peu d'impact sur la suite. »

Voyons voir comment elle prend la première critique.

Elle hoche la tête vigoureusement.

– Mais ton plus gros défaut, c'est ta vision globale et ta stratégie. Une fois sortie de la phase de lane, tu ne sais pas où tu dois être. C'est ton côté joueur uniquement Solo qui ressort. Tu as été obligée de comprendre cette phase de jeu à partir de ce que les autres faisaient, pas par le dialogue. Résultat, tu es en retard sur de nombreuses assignations de ligne, des retards qui te font parfois te faire coincer sur les transitions. En résumé, ton mid et ton late game sont très faibles comparés au reste de ton jeu. »

Il la voit ciller. Il n'arrive pas à interpréter le panel d'émotions qui se dessine tour à tour sur son visage. Tout va trop vite. Mais il décide de ne pas la laisser tergiverser trop longtemps :

– Ces défauts peuvent être corrigés. Si tu étudies le jeu théoriquement pendant quelques mois, je pense que tu as une bonne chance de prétendre intégrer la ligue féminine. »

– Et la Ligue française tout court ? », demande-t-elle du tac au tac.

Il est pris de court. Le choc doit se lire sur son visage, car le regard de Marie se durcit. Attention à ta réponse, Liem. Elle a l'air à deux doigts de te mordre.

– Tu sais pourquoi aucune femme n'est actuellement dans une équipe LFL ? », demande-t-il abruptement.

– Parce qu'elles n'ont pas le niveau ? »

Liem part d'un grand éclat de rire.

– J'adorerais que tu formules cette hypothèse en face de Jiya. »

Marie s'agite sur sa chaise à cette mention. Liem sent qu'il a capté une tout autre forme d'attention de la part de la jeune femme.

– Jiya ? La légendaire midlaner retraitée ? Tu la connais ? »

Il hoche la tête.

– J'ai fait quelques scrims avec elle. Fatality lui a demandé son opinion avant de me proposer un contrat. Elle jouait pour leur équipe féminine à l'époque. Donc tu crois vraiment que Jiya n'avait le niveau pour jouer parmi les hommes ? Tu crois vraiment que c'est pour ça qu'elle est restée à dominer la ligue féminine ? »

Marie prend une gorgée de son verre, méditative. Son regard s'est baissé, sa posture se recroqueville légèrement. Tu sais bien pourquoi c'est comme ça. Que tu n'oses pas le dire ne change rien à la situation. Il laisse le silence peser un peu plus, puis, quand il voit qu'elle n'est pas prête à parler, il reprend :

– C'est parce que cette communauté est toxique, Marie. Et s'il n'y avait que les fans à gérer, ce serait déjà pénible. Mais non, les staffs sont toxiques aussi. Et surtout, les autres joueurs. Tu penses peut-être que Jason est l'exception. Malheureusement, il n'en est rien. »

Le regard qu'elle lui lance est douloureux, mais il décide d'enfoncer le clou :

– Jouer à ce jeu, avec autant de gens compétitifs, demande d'être à ton maximum en permanence. Et rester à son maximum quand une grande partie de la base de supporters te dénigre, ça demande un moral en titane. Dans son temps, Jiya faisait sûrement partie du top 5 des midlaners en Europe. Il y a huit spots, normalement. Mais Jiya n’a jamais obtenu un de ces postes. »
« En ligue féminine, tout le monde est du même sexe. Donc au pire, les fans sexistes se disent que c'est nul, et ils laissent cette ligue tranquille. Et je te vois venir. Tu vas me dire : il suffit de monter une équipe uniquement féminine. Il y a 12% de femmes dans LoL. Mais la proportion de femmes capables de jouer au top niveau est très faible. Pour des raisons culturelles, certains avanceront, mais surtout parce que les communautés sont toxiques. Du coup, les femmes sont découragées du jeu bien avant d'atteindre le haut niveau. Les rares équipes qui ont tenté de faire une compo se sont fait démolir. Avec le lot de quolibets habituels de la part des fans sexistes. »
« Restent les équipes mixtes. Ce n'est pas plus encourageant. Parce que les staffs sont rarement prêts à gérer la mixité, parce qu'ils prendraient la pression dès qu'une des joueuses ferait une mauvaise partie. La communauté est comme ça. C'est horrible. Mais c'est vrai dans tous les jeux compétitifs. On parle de parité au travail, et on te dit que c'est du flan… attends de voir dans le jeu vidéo…»

 

 

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Alphajuliett
Posté le 07/05/2025
J'imagine que malheureusement tout le coté "sexisme et toxicité" est réel et je n'avais jamais pris la mesure de ça. C'est vraiment triste.
En tout cas c'est hyper intéressant de pouvoir découvrir ces aspects là aussi par le biais de ton histoire :)
LogistiX
Posté le 08/05/2025
Hello,
Cette partie de l'histoire est inventée et ne vient pas d'un témoignage. Mais ça m'a effectivement l'air dans le domaine du possible. ^_^

Merci pour ton retour,
LX
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