15 ans plus tard.
Dans la cité de Grousserac.
Dans une cabane en bois, un jeune homme joue aux dés avec un vieillard tout en le questionnant. L'ainé ne cesse de gagner.
"Hé le roi ! Que dois-je faire ? Pourquoi ai-je l'impression d'être condamné à jouer ici ? C'est si dur de changer !
— Mon petit, cette paix est ce pourquoi luttent tous les vrais guerriers. Tout ce que tu as à faire, c'est de choisir ton...
— DESTIN ! TU COMPRENDS PAS QUOI DANS "DEBOUT LÀ-DEDANS" ?! À ton poste dans 5 minutes ! Sois en retard et je te jette aux bêtes pendant les prochains jeux !"
[Ah oui, la routine peu inouïe. Et non, toujours des rêves aussi abscons.]
"Salut Destin ! Bien dormi ?"
[Encore ce minable de Doute, je le tuerais bien dans son sommeil si je n'étais pas sûr de me faire exécuter la minute suivante. L'Œil me regarde mais ne me voit pas penser.]
Toujours allongé sur sa paille, l'immobile jeune homme fixait la charpente du toit en bois de la caserne. Une sinueuse cicatrice l'habitait du cou aux cheveux obscurs, passant par un œil fissuré mais fonctionnel, empêchant pour toujours la pousse de quelques touffes au crâne. Dans ce large bâtiment tous vivaient sur un foin chaque jour moins jaune, sans affaires, ayant pour seule intimité une barrière de bois les espaçant.
Le monde n'avait pas attendu que le jeune homme daigne se lever pour commencer la journée : dehors, les deux commandants de l'armée de Grousserac attribuaient leur rôle aux soldats, masse agglutinée autour des chefs. Après une brève adaptation oculaire causée par un ciel ensoleillé, le retardataire constatait avec un soupir toujours plus long la même place de rassemblement, les mêmes bâtiments aux ornements sculptés par un travail séculaire, la même tour au centre, dont les hauteurs surpassaient les nuages, et les mêmes murailles cyclopéennes.
[J'espère aller avec ce gros lard d'Ubarite, j'ai besoin d'action. Quoique la dernière fois, ce n'étaient que des pleurnichards qu'on a juste eu à achever...]
"Destin ! Tu prends ce qu'il reste, c'est-à-dire avec Henrison ! Tour des murailles et contrôle des entrées et sorties !"
[Bon sang j'en étais sûr ! Mais ne vous en faites pas mes gaillards, je vous massacrerai tous et puis...]
"Un problème, soldat ? Tu n'affirmes rien en fixant le sol !
— Non, commandant Ubarite ! Je pensais simplement que je serais plus utile à notre cité si je participais aux campa-."
[J'aurais pu aisément parer son coup de poing. Un peu plus et cette femmelette détruisait mes dents. Mais je n'ai nulle part où aller, et peut-être ont-ils une chance contre moi, à mille.]
"TU DONNERAS DES SUGGESTIONS QUAND TU AURAS LE RANG POUR DONNER DES SUGGESTIONS ! C'est bien compris, petit soldat ?" Dans la foule, un silence de soumission laissa place au brouhaha.
— Très clair, commandant."
Mais le trapu l'attira sous son aisselle par le cou, à l'abri des oreilles.
"Tu sais quoi ? J'en ai ma claque de tes exploits à chaque massacre alors qu'on se donne tous du mal. Tu vas rester un moment sept mètres dans les airs, sur les remparts ! Tandis que ma garnison, ce soir, partira raser un petit patelin de mes deux pas loin d'ici !"
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Au même instant, dans un petit patelin de mes deux pas loin d'ici.
Observant le duel de deux êtres, un spectateur roux commentait. "Allez mon gars, debout ! C'est qu'un p'tit coup dans le ventre de rien du tout ! Même pas mal... Oula... ! Tombe pas ! Cette fois, la victoire est à toi ! Regarde la qui ne tient plus sur ses pieds, t'as plus qu'à la faire plier. Voilà, tourne autour d'elle, monte ta garde et pare ses coups de plus en plus lents, tu te débrouilles comme un chef ! Uppercut, ah non ! Quelle feinte ! Fauchage de première qualité, j'en reviens pas ! Elle s'étale !"
"2023 à 1 ! OUI ! ENFIN JE GAGNE !"
Victoire hurlant trouva son visage rond trempé par l'exploit, rare instant de son vivant. De son mélange chaotique de cheveux noirs dégoulinaient les miasmes d'une concentration surhumaine jusqu'à son nez retroussé. Il courut, hurlant en direction de la palissade protégeant les habitations, quittant le terrain d'entraînement.
Zip, sans doute fière de son ami, se releva narquoise devant Jean Lou, illuminé de compréhension. Les bottines en cuir de la perdante, ses braies, son sayon de losanges vert et blanc n'apparaissaient en aucun cas endommagés, pas plus que sa figure carrée, où y juchaient deux orbites serrées dans lesquelles Jean Lou plongea. Ces iris verts évoquaient quelque chose qui le fascinait, comme deux reliques d'un ancien temps qu'on aurait subtilisées et exposées là.
Puis elle parla.
"Il ne le sait pas encore, mais il est de corvée !
— T'es vraiment une mauvaise fille, choisir le matin où tout le monde dort encore pour l'affronter ! Je serais même pas étonné que tu l'aies laissé gagner juste pour qu'il se mette à crier."
— Bon ! Et nous deux alors ? On se brise ce 21 à 21 ?" proposa la fourbe.
"Premièrement, c'est 21 à 21 avec interdiction pour moi d'utiliser les bras, ne laisse pas la confiance t'enhardir. Deuxièmement, j'ai envie de lire." Sur ces mots, le roux tourna aussi en direction du village. La brune lança une dernière flèche.
"Mais tu passes tes journées dans ton boudoir de mer-
Il se retourna, les jeux injectés de sang.
— NE MÉDIS JAMAIS DE MON-
Elle le coupa net.
— Ton boudoir, je sais ! Parle moins fort, tu veux pas réveiller ceux qui ont survécu aux cris de joie de l'autre.
— Oh ! Pardon, Slip.
— J'ai dit ferme la ! Et puis tu sais même pas lire abruti !" hurla la susceptible avant de se raviser pour s'enfuir dans les bois, sort préférable aux potentielles foudres des réveillés contre leur gré.
Les compétences de Jean Lou à se mouvoir sans bruit étonnaient jusqu'à leur propriétaire. Sa manière économe de poser une ridicule parcelle de pied pour avancer sans remuer la poussière, sa détente résultée d'une poussée démesurée sur ses jambes, autorisèrent le jeune homme à rentrer chez lui sans accroc, malgré la pensée désagréable des remarques de son amie.
Une fois dans son boudoir :
"Ne l'écoute pas Jean Lou, et retourne t'éprendre des petits dessins qu'ils nomment Lettres !" Il farfouilla alors les livres des étagères disposées sur le mur circulaire.
"Le meilleur c'est celui que cette sotte m'a prêté, j'ai l'impression que jamais je ne le finirai ! Ô boudoir, tu renfermes la première moitié des choses essentielles de la vie !" Jean Lou s'assit en tailleur au centre, et parla en suivant du doigt les lettres. "Qu'enlis-je ? Quelle est la deuxième moitié ?" Il se releva brusquement. "Mais enfin ! Je n'ai pas obtenu tous ces MUSCLES en parcourant les écrits de personnes mortes depuis longtemps ! Mon esprit est succulent certes, mais je me suis sculpté un corps callipyge ! Qu'y puis-je ? J'ai du talent !"
Il avait employé un ton d'orateur : le peuple accourait.
— JEAN LOU ! OUVRE !"
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Après-midi, sur le chemin de ronde de Grousserac
"Dis Destin, tu crois que je peux demander à manger pendant mon service ?" demanda Doute.
[Là ! Un étranger ! Il arrive à la herse, il se présente... Faites qu'il soit malintentionné, faites qu'il soit malintentionné, pitié ! J'en peux plus de surveiller sans rien faire !]
Destin, perché sur le chemin de ronde, se tenait sur le rebord la tête dans les mains.
[En attendant, cherchons mieux ! Où peut bien se trouver le village de ma naissance ? La vaste forêt ? À part le village sous-développé qu'ils réduiront demain en cendres, j'ai tout détruit. Ces pouilleux n'avaient qu'à se plier à l'Œil mauve, au lieu de s'en prendre aux nôtres. Même au-delà de la montagne, je suis sûr qu-]
La charrette d'un paysan venait de passer avec succès les contrôles frontaliers. Les chevaux attelés aux brancards, conscients de l'ultime effort à fournir, allèrent jusqu'à pousser de leur tête pour réduire la distance qui les séparait de l'abreuvoir. Il faut dire que le véhicule en question possédait une propriété de poids : sur le siège, le marchand d'esclave revenait négocier ses nouveaux ustensiles aux fonctions multiples, encagés derrière lui pour une publicité parlante. Destin les trouvait faibles. Soudain, une voix forte retentit depuis la prison mobile.
"ARRIÈRE ! Ou je nous tue tous les deux !"
[Tiens ? Un qui se rebelle ! Il a dû parvenir à ouvrir le cadenas depuis belle lurette. Mais il espère faire quoi avec son otage qui hurle comme une truie ?]
En effet, un homme en pagne tirait un de ses congénères, couteau sous la gorge.
[Allez, au boulot !]
La pupille de la sentinelle s'élargit.
L'esclave ayant reculé de quelques mètres de la cage avec sa garantie cligna des yeux. Chaque os de sa main tenant la lame se fragmenta, certains passèrent outre la peau. Le pauvre homme ne s'aperçut pas hurler d'une douleur nouvelle enregistrée par son corps. Devant lui le pied de Destin se rétractait pour revenir au sol.
"C'est bon Destin, achève le !" Déclara haut Henrison, en supervision du côté intérieur de la muraille et qui accourait, habitué aux prouesses de son soldat.
"Uniquement si vous me laissez participer à la campagne de demain matin, commandant.
— Ne joue pas à cela avec nous, tu sais comment est mon confrère !
— Ils ont tué l'intégralité de ma famille, me venger devrait me revenir de droit !"
Grand comme un chef, un corps taillé par le travail et sec, le responsable des frontières illustrait le pilier. Au milieu de ses deux blanches moustaches tombantes telles des stalactites, trônait un médaillon. Une légende courait autour de ce capitaine, qui prétendait le talisman autour de son cou être la raison de son haut rang. Avec le temps on oublia d'où était parvenu une telle assertion, et l'objet n'était plus que "le médaillon qui vaut bonbon." Cependant, en cet instant le front dudit Capitaine se perlait d'humidité flegmatique.
"Destin. Tu sais bien qu...
Mais l'autre était arrivé.
— Est ce que QUELQU'UN peut m'expliquer ce que vous fichez ?! Destin, ne me dis pas que tu as oublié la leçon de ce matin ? FAIS TON TRAVAIL !" L'escouade était revenue donner son rapport et le gros chef, ayant aperçu la situation, avait rué son ventre belliqueux vers la scène.
L'otage n'eut pas le temps d'hurler : la liberté lui tendait à nouveau les bras, le cadavre de son agresseur gisant derrière lui. Destin rengaina son épée rubéfiée.
Les soldats revenus comme ceux des murailles s'approchèrent.
"Commandant Ubarite je vous en prie, je ne vis que pour ça : laissez-moi accomplir ma vengeance." Il posa genoux à terre dans la flaque écarlate, alors que le concerné approchait. Même Henrison semblait de l'avis du soldat.
"Il a raison Ubarite, il est bien mieux avec toi." Mais l'intéressé se planta devant le suppliant.
"Elle aussi."
Destin releva la tête.
"Je vous demande pardon ?
— Elle est sortie de la cage. Tu dois aussi la tuer si tu veux venir." Derrière le jeune homme, la désignée en reculant trébucha de terreur. Le cercle de soldat, à cette annonce volontairement sonore, augmenta.
"Ubarite tu vas trop loin ! On est en plein dans la cité ! Tu as pensé à ce que le seigneur...
— Je me moque de ce qu'il peut dire ! Je commande !" Il se tourna vers Destin se relevant. "Tranche la de ta propre épée de soldat, ou rouille !"
La cible effondrée reculait assise aussi vite que ses mains endolories par la maigreur le lui permettaient. Destin approchait.
"... Et n'oubliez jamais, futurs soldats ! Vos malheurs sont TOUJOURS l'œuvre d'un autre homme ! Vos parents morts, votre solitude, tout comme vos peurs ! C'EST CLAIR ?
— OUI COMMANDANT !" scandaient les enfants.
"Aujourd'hui, nous vous offrons la possibilité de vous venger ! Mais pour venir avec nous, faut nous assurer que vous n'ayez aucun doute ! Voyons, qui pour commencer... Destin ! Approche !"
L'enfant seul, au regard opaque. Rien ne se reflétait sur lui, mais ce n'était pas que rien entrait : il absorbait tout, et ne rendait rien.
Le garçon saisit la hachette tendue par son supérieur, avant de se placer devant un poulet, cible de l'exercice. D'instinct gallinacéen, l'animal se mit à caqueter, ne pouvant qu'alerter la faucheuse de son destin.
[C'est juste une vengeance.]"
Une fois l'acte effectué par son subalterne, Ubarite rigola en s'éloignant. Pour la première fois, Destin lâcha son épée, saisit son jugement.
â—‹â—‹â—‹
Au même moment, dans la forêt
"Allez ! En avant, que le bras-jour commence !" Jean Lou démarra, en se reluquant dans une flaque, par une petite mise en exergue des montagnes le reliant à ses poings tout en scandant "MUSCLES !" et changeant de pose, tantôt un bras tendu en hauteur vers le ciel et l'autre resserré, tantôt les deux baissés et contractés dans le but de faire saillir ses pectoraux. Il vérifia néanmoins qu'aucune créature qu'il avait imaginée ne lui saute dans le dos, la forêt étant trop sombre à son goût. Il bascula ensuite à quatre pattes sur la pointe des pieds, bras droits et corps gainé.
"Ne pas faiblir !
Une pompe, claque des mains !" Il s'exécute.
"Deux pompes, saute !" Il s'exécute.
"Trois pompes, déracine un arbre, et que ça saute !" Il l'exécute.
"Claque, saute, déracine ! Claque, saute, déracine ! Prends la pose, scande MUSCLES ! Il pince à ce moment ses joues de ses dents, fronce à outrance les sourcils en affichant un sourire creusé, figure de puissance indubitable. Soyez jaloux, arbres, sous mon BUSTE s'abritent vos lapines ! Claque, saute, déracine ! Gare aux coups de Jean Lou, soleil, tu te calcines ! Claque, saute, déracine ! Claque, saut-
— HÉ ! ARRÊTEZ VOUS IMMÉDIATEMENT ! Cette forêt ne vous appartient pas !" Des individus à l'accoutrement identique s'étaient rapprochés de la naissante clairière en bruyante élaboration. Le colosse, après avoir posé un nouveau tronc, s'approcha pour juger les perturbateurs.
"Salutations voyageurs ! Que me veulent trois messieurs tous parés de bandelettes de métal, d'un casque à l'imposant garde-joue et de lances si affûtées ?
— Sous la supervision de l'Œil mauve de Grousserac, nous t'arrêtons ! Résiste, et s'en est fait de toi !
— Ah non ! Le violet c'est laid ! Et puis, la vieille m'a ordonné de clairiérer, je clairiérie !
— Qu'est-ce qu'il raconte ?
— J'en sais rien, tapons le !
— Messieurs, messieurs..."
Les trois fondirent sur lui, lance en sa direction.
"Croyez vous vraiment que des hommes dont l'armure ne peine pas à contenir les muscles..."
Détachant sa fibule, la saie marron tomba. Cette cape constituait le seul vêtement pour le tronc du guerrier, qui le contracta de toutes ses forces.
"... dont le garde-joue ne masque qu'une flaque de flasque..."
Les trois pointes atteignirent en même temps la peau du ventre de la cible.
"... dont les lances sont aussi affutées que vos esprits de simplet..."
À la grande stupéfaction des soldats, les armes se brisèrent sur ce qu'ils ne croyaient plus être de la peau.
"... ont la moindre chance contre le POMPEUX que je suis ?
— La ! La-la-la !
— Non, impossible !
— Fuyyyoooons !"
Les rôles inversés, l'assaillant craqua les os de ses mains.
"Ah non ! C'est à mon tour ! Je claque cette face !
— Aïe !
— Je saute sur ce foutriquet !
— ARGH !
— Et je déracine l'arbre généalogique du dernier !
— Maman ! MAMAN !"
Les trois malheureux s'enfuirent en trébuchant sur chaque racine que la forêt offrait, tout en vociférant une vengeance prochaine.
"Claque, saute, déracine ! Qu'un homme qui n'a pas exploité tout son corps jusqu'à la dernière goutte, s'assassine !"
Quatre heures plus tard
"C'est bon ça Jean Lou ! Record battu : un Oustrillon de pompes en quatre heures ! Mais ça manque clairement de tractions. Oh... tractions."
Au sommet de sa pyramide de troncs, le pomperon leva les mains au ciel en s'exclamant : "Ô tractions ! Que n'ai-je espéré vous revoir depuis le jour où les branches n'eurent d'autre choix que de choir sous le poids de la montagne maudite, au cœur de laquelle trône mon cœur ! JE ME LANGUIS DE VOUS, TRACTIONS ! JE DONN...
— Eh bien, mon enfant, tu en fais du bruit ! As-tu terminé ? Descends que j'essuie tes larmes.
— La vieille ! J'arrive !" Et après avoir atterri deux centimètres devant elle sans qu'elle ne réagît d'un pouce : "J'ai coupé tous les arbres, mes bras vous en sont reconnaissants !
— C'est très bien mon garçon, je n'en attendais pas moins de toi !
— Et encore ! J'aurais pu en finir plus tôt si ces trois margoulins n'eussent pas été assez audacieux pour venir me défier !
— Voilà qui est bien rare ! Sais-tu d'où ils venaient ?
— Ils portaient tous le même accoutrement de soldat, je dois admettre que leur penchant pour le violet va de pair avec leur débile physi... la vieille ? Tu m'écoutes ?" Déjà sur les pas du retour, elle prononça sans se retourner :
"Il nous faut rentrer, mon garçon. Nous sommes en grand danger."
Le soir venu une réunion de crise eut lieu au village, un grand banquet animait les discussions. Jean Lou ayant agressé des soldats de Grousserac, l'état d'urgence avait été déclaré : les représailles de la grande cité n'allaient pas tarder. Les tables, disposées en cercle sur la place du village, abritaient en leur centre un feu capable de rôtir des centaines de juteux malchanceux. Cependant personne depuis bien longtemps n'avait endossé le rôle primordial : le déni régnait, et avec lui la figure du chef dénigrée. Bien qu'aucun ne pouvait connaître le jour fatidique de l'attaque, une procédure d'urgence avait été imaginée pour ce genre de situation. Malgré tout, chacun, tel l'ouroboros ressassait le même théorème en boucle : les fondamentaux pour se battre, les discours glorifiants et rassurants, l'oubli un instant de la peur du trépas.
Les trois amis aperçus plus tôt soupaient en ces lieux. Pour une fois, l'initiateur du désastre disposait d'une paix royale. Cela n'était qu'à moitié vrai : lors d'une tempête, rester cloîtré dans sa chaumière permet certes de l'éviter, mais ne la dissipe pas. Zip, piètre parapluie, s'efforçait de calmer ces attaques, celles d'un peuple ligué contre le créateur du désastre à venir.
"Allez Victoire, laisse le tranquille, tout le monde lui en veut."
Elle porta à ses lèvres un verre de vin...
"Ouais ben ! À cause de lui le ciel nous tombe sur la tête !"
... et recracha sa boisson devant elle. Mobiliser la Croyance pour un motif négatif, c'était apporter la Malchance.
"Dis pas ça !" riposta-t-elle. "On va se battre, et les éclater ! Pas vrai, Jean Lou ?
— Ouais, ouais...
— Fais pas cette tête ! C'était sûr que t'allais oublier notre pacte avec la grande cité voisine, et qu'on devait se soumettre à n'importe quel soldat qu'on croisait si on voulait la paix !" La voix forte elle écartait grand les bras, avant de diriger sa main autour de l'épaule de son ami fautif pour le tirer vers elle. Mais face aux yeux baissés et froncés, à l'appétit réduit, au sourire inversé de son ami, Zip ne put ressentir qu'un isolement, celui de l'état d'esprit que personne ne partage.
"Ouais ben ! Vous défendrez, moi j'me cache !"
Jean Lou releva d'un coup la tête, répliquant d'un regard aux paupières belliqueuses.
"Ferme la, Victoire ! Tout le monde doit se battre !
— Toi ferme la ! T'es le seul qui devrait se battre !"
— Du calme, les gars ! intervint Zip. On a tous peur, mais c'est pas une raison pour s'énerver les uns contre les autres !
— Ouais ben ! Facile à dire ! Vous êtes trop forts ! Moi je fais que trembler depuis tout à l'heure !
— T'avais qu'à faire plus de pompes.
— Ben toi t'avais qu'à jamais venir !"
À peine la phrase intégrée, Jean Lou bondit sur le gringalet pour le clouer au sol. La nappe ayant été tirée dans la chute du frêle, les charcuteries encore bouillantes de combustion ainsi que les boissons lui tombèrent dessus du ventre à la tête. Victoire, en beuglements et gesticulations, réveillait pour la seconde fois de la journée le village. La porte de la chaumière rompait, la tempête entrait. À coups de bâtons et os tous juste rongés, on chassa le roux perturbateur qui, ayant anticipé la conséquence de son geste au moment de son exécution, n'était déjà plus qu'un souvenir de bons et loyaux services.