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Par maanu
Notes de l’auteur : Bonjour à tous !
J'ai terminé cette histoire il y a un moment déjà et je ne sais pas trop quoi en penser. J'ai peur qu'elle soit assez incompréhensible et demande beaucoup de concentration... Si certains et certaines d'entre vous vont jusqu'à la fin, ça m'aiderait beaucoup de savoir ce que vous en avez pensé et compris ;)
Bref, après cette intro pas très maline qui ne doit pas faire particulièrement envie, bonne lecture !

La ville apparut soudain, après un virage, émergeant au-dessus des grands arbres de la vallée. On l'aurait crue suspendue au-dessus d'eux, comme accrochée au ciel par une sorte de très gros fil invisible. C'est tout juste si on ne s'étonnait pas de ne pas la voir se balancer lentement dans les airs, comme un gigantesque hamac de pierres et de béton.

    Mais à mesure que le bus cahotait sur la longue route noire, toute luisante de la dernière pluie, Martin vit la ville se détacher peu à peu des arbres. La perspective l'avait berné. Les premières constructions n'avaient en réalité été érigées que loin du versant de la vallée, elles étaient bien ancrées dans le sol, bien droites, et ne se balançaient pas du tout.

    De plus, la ville qu'il voyait se préciser petit à petit, au rythme lent du long bus pris dans les virages serpentant, n'avait rien d'un hamac accueillant. Au contraire, ses maisons grises et ternes, ses rues désertées et ses toits tout dégoulinants lui donnèrent une furieuse envie de faire demi-tour.

 

    Alors qu'il était pris de cette sorte d'instinct de fuite, le bus, comme pour l'inciter à s'y fier, s'arrêta. Martin en fut un instant tout étonné, avant de comprendre qu'il y avait tout simplement là un dernier arrêt, avant de franchir les limites de la ville désolante. Il sembla à Martin que cet arrêt de bus avait des allures de dernière chance.

    Il se leva d'un bond, fit signe au conducteur qui n'ayant vu personne bouger s'apprêtait à refermer les portes dans un chuintement. Il dérangea toute une rangée avec son bagage encombrant et adressa une grimace confuse au conducteur – un moustachu à l'air revêche – en sautant sur la route détrempée, son gros sac sur l'épaule.

    Il regarda le bus s'éloigner en se grattant la tête, puis se mit à marcher. Il n'était pas très sûr de savoir pourquoi il était descendu. Une pulsion subite, sans doute. Une envie de marcher, qui l'avait pris tout à coup, sortie un peu de nulle part.

    C'est en regardant de nouveau la ville, que le bus n'allait pas tarder à atteindre, qu'il crut comprendre ce qui lui avait pris. Il ne voulait pas arriver normalement, comme n'importe qui, comme il serait entré dans n'importe quelle ville. Il voulait prendre son temps, pouvoir regarder les maisons grossir devant lui et la flèche pointue de l'église se dresser de plus en plus haut dans le ciel. Il voulait prendre possession de la longue route, que les rues le sentent s'approcher, le reconnaissent d'une certaine façon, même s'il n'y avait jamais mis les pieds. Qu'elles se souviennent, au moins, de ce qu'elles lui avaient pris.

 

    Oui, décidément, cet endroit lui était antipathique. Il avait hésité avant de s'y rendre, longtemps, mais il était tout de même tout surpris de se découvrir un tel sentiment de répulsion à son égard. Jamais il n'aurait pensé pouvoir éprouver du mépris, presque de la haine, pour un simple empilage de mur et de trottoirs. Et pourtant, ce n'était pas contre les habitants qu'il en avait – les pauvres ne lui avaient rien fait –, mais bien contre l'endroit, dont il répugnait à s'approcher.

    Il se dit, en regardant l'eau s'écouler en goutte à goutte irrégulier depuis les gouttières qu'il commençait à apercevoir, que ce sentiment était peut-être dû tout simplement au temps qu'il faisait. S'il avait fait beau et chaud, si le ciel avait été clair et les rues pleines de gens souriants, la ville lui aurait sûrement paru plus accueillante. Chaleureuse même, peut-être.

 

    Il s'arrêta un instant, regarda derrière lui, considéra la route qui fuyait en arrière en ondulant, et essaya de s'imaginer de quoi elle devait avoir l'air vingt ans plus tôt, en plein mois de juillet.

 

***

    La route slalomait devant eux, le long du versant de la vallée. La lumière du soleil la rendait toute blanche et douloureuse à regarder. On aurait dit un serpent luisant qui cherchait à se dérober à leur approche.

    Ils avançaient à flanc de ravin, au-dessus des arbres qui avaient totalement envahi la vallée. Ils avaient l'impression de surplomber un océan de cimes vertes. La vallée était très belle en cette saison ; un peintre aurait très certainement pu y trouver toutes les nuances de vert de sa palette.

    Ils marchaient à la queue leu leu, tous les quatre les uns derrière les autres, sans échanger une parole. Ils ne savaient pas trop où ils allaient. Ils avaient juste eu envie de quitter la ville pour quelques heures, de voir autre chose pour changer, et cette route était la seule à en sortir.

 

    En tête, Félix se retournait de temps en temps pour adresser un timide sourire à Léonie, juste derrière lui. À ces sourires incertains, Léonie répondait le plus souvent par des regards ironiques, mais qui s'évanouissaient toujours dans un autre sourire. Depuis que l'été avait commencé, ces deux-là étaient plus proches que jamais.

    Basile, le plus jeune de la troupe, avait tout de suite remarqué qu'il y avait eu du changement. Et il ne semblait pas du tout apprécier ce nouvel état de fait.

    Arthur, le rêveur, qui fermait la marche loin des autres, se demanda, en regardant ses trois amis qui déambulaient devant lui, si c'était de la jalousie qui se cachait derrière le masque froid de Basile. Sûrement, fut la conclusion de sa rapide réflexion. Mais contrairement à ce qu'il avait cru dans un premier temps, ce n'était pas son grand frère que Basile enviait. Ça aurait pourtant semblé faire sens. Léonie, avec ses cheveux roux aussi brillants qu'une casserole de cuivre bien récurée et son petit visage pointu, passait pour l'une des plus jolies filles du coin. Félix avait sûrement été l'un des premiers à s'en rendre compte : il en était fou depuis l'école primaire. Mais Basile, lui, d'après les observations silencieuses d'Arthur, n'avait jamais rien eu à faire de ses cheveux de satin et de ses dents blanches. Tout ce qu'il voyait, c'est que plus son frère se rapprochait d'elle, plus il s'éloignait de lui. Voilà qui était difficile à avaler, pour lui qui avait toujours été au centre des préoccupations de Félix. Peut-être même craignait-il de voir sa place dans la bande compromise si jamais Félix et…

 

    Les pensées d'Arthur s'envolèrent tout à coup, tandis que son corps se figeait brusquement. La tête baissée vers ses pieds, il regardait une chose que les autres avaient enjambée sans y prêter la moindre attention : le cadavre d'un mulot.

    Il resta ainsi plusieurs secondes, ses pieds écartés formant un triangle dont le cadavre était la base. Il vit tout de suite que ce n'était pas la roue d'une voiture qui avait fait ça. Aucune blessure n'était visible, le petit corps était encore rebondi. Le pelage était déjà terne, mais pas souillé de sang. La langue minuscule sortait légèrement de la mâchoire, le visage était tout crispé et les quatre pattes fines dressées sous le ventre, comme figées en pleine course.

 

    « Arthur ! » appela Basile.

    Arthur releva la tête. Loin devant lui maintenant, Basile s'était arrêté à son tour, et le regardait, intrigué. Au-dessus de sa tête blonde, Arthur apercevait, au loin, la forme longue, froide, de la scierie où travaillaient ses parents, où ils étaient sûrement à cet instant. Elle se perdait au milieu des arbres, comme à deux doigts de se faire engloutir. À la voir si petite, si noyée dans cette mer verte, on avait du mal à croire que c'était elle en réalité, avec sa voracité insatiable, qui se nourrissait de la forêt, jour après jour, sans jamais s'arrêter de mâcher et d'avaler.

    Basile, le voyant toujours immobile les pieds écartés, s'avança vers lui. Félix et Léonie continuaient à marcher. Peut-être ne s'étaient-ils même pas aperçus de leur manège, tout à leur jeu de regards et de sourires.

    « Qu'est-ce qu'il y a ? demanda-t-il, avec sa petite voix qui donnait à ses joues rondes et à ses yeux craintifs un air encore plus angelot.

    -Un mulot mort. »

    Basile fit la grimace, jeta un coup d'œil rapide et écœuré à l'animal en s'arrêtant net, refusant de s'en approcher plus que nécessaire.

    « C'est dégoûtant ! fit-il. Laisse-le, on s'en fiche. Allez, viens. »

    Il se tourna à demi, pour l'inciter à le suivre. Arthur ne bougea pas.

    « C'est le deuxième que je vois depuis qu'on est partis. Et puis il y a eu une taupe aussi. Elle était dans le fossé. »

    Basile haussa les épaules.

    « C'est une route, dit-il avec un regard patient vers son ami, comme s'il craignait qu'il n'ait pas encore intégré cette information. C'est normal qu'on y trouve des animaux écrasés…

    -Il n'a pas été écrasé. »

    Arthur n'avait pas cessé de fixer la pauvre petite créature.

    « C'est dégoûtant, répéta Basile.

    -Tu sens ? »

    Basile fronça son visage pâle. Renifler juste au-dessus d'un cadavre, aussi petit soit-il, était bien la dernière chose qu'il avait envie de faire à cet instant. Il préféra s'en remettre à l'analyse olfactive de son ami.

    « Quoi ? »

    Arthur eut une moue incertaine.

    « Je ne sais pas trop... Une odeur bizarre. De plante, je dirais. Un peu... poivrée, je crois. »

    Basile, l'espace d'une seconde, eut la vision d'une famille d'asticots, bavoirs au cou et couverts en main, sagement attablée autour du festin, l'assaisonnant de quelques moulinets de la poivrière. Peut-être les avaient-ils dérangés alors qu'ils allaient se mettre à table ?

    Cette image l'amusa autant qu'elle le dégoûta. Il se fit plus impérieux.

    « Viens », dit-il en se retournant, tout à fait cette fois.

 

    Félix et Léonie avaient fini par disparaître, leurs silhouettes avalées par un virage de la route. Basile se mit à trottiner pour essayer de les rattraper, avec un regard en arrière pour s'assurer que son ami le suivait.

    Arthur, avant de se remettre en marche, jeta lui aussi un coup d'œil derrière lui, vers la ville dont ils s'étaient déjà bien éloignés. Les maisons ne formaient plus qu'un bloc aux angles bizarres, la plupart plus visibles que par un bout de toit ou de cheminée qui dépassait de cet agglutinement fondu. Il n'était même pas certain de savoir laquelle de ces maisons en patchwork était la sienne.

    La seule qui se détachait nettement de cet ensemble nébuleux, c'était celle de l'apothicaire. Celle-là était reconnaissable entre toutes, toute droite et toute pointue. Bien accrochée sur le flanc de la colline qui lui servait de perchoir, et dont elle était la seule occupante, elle dominait toute la ville.

 

***

    La grosse tête du chien reposait sur sa patte robuste depuis un long moment maintenant, sur le trottoir. Ses paupières lourdes, au clignement paresseux, couvraient à moitié ses yeux ronds striés de filaments rosâtres et ses babines pendantes laissaient échapper de fins cordons baveux qui s'écoulaient entre les pavés.

    Mise à part la bave, Martin était surpris de voir à quel point l'animal ressemblait à son maître. Même regard vitreux, mêmes bas-joues molles, même immobilité dérangeante.

    Martin s'était assis sur ce banc depuis plusieurs minutes déjà, et depuis lors les yeux indolents du grand chien ne l'avaient plus quitté. Le vieil homme au contraire, au pied duquel l'animal se tenait sagement avachi, ne lui avait pas adressé le moindre regard. Martin s'était même demandé, à voir ses yeux si parfaitement immobiles, si le vieil homme n'était pas aveugle. Puis il l'avait vu suivre du regard le mouvement lent d'une feuille morte, un peu plus loin, et l'avait jugé tout simplement indifférent.

    Il avait aperçu le vieil homme de loin, en pénétrant sur la place, l'avait vu planté au milieu du banc, les mains croisées sur le pommeau de sa canne, elle-même bien plantée sur les pavés entre ses pieds. Même de loin il l'avait trouvé intimidant. Il aurait préféré pouvoir s'asseoir ailleurs, mais il s'était vite rendu compte que ce banc était le seul de la place, et il voulait vraiment se reposer un instant, réfléchir à la suite. Il s'était donc avancé, avec son gros sac, avait enjambé le chien qui ne s'en était pas formalisé, et avait encore hésité avant de s'asseoir. Le vieil homme donnait l'impression de gouverner la place depuis son banc comme un monarque depuis son trône. Martin, pauvre ignorant, avait peur de commettre un impair, peut-être un sacrilège, en posant ses fesses d'étranger sur l'auguste siège. Il lui avait semblé qu'il fallait demander la permission.

    « Je peux ? » avait-il demandé.

    Le vieil homme-roi, ne lui avait adressé ni un mot ni un coup d'œil. Faute d'être aveugle, peut-être était-il sourd ?

    Martin s'était donc assis comme il le pouvait, sur un bout de banc. Le vieil homme s'était planté en plein milieu, il restait à peine assez de place pour y caler un deuxième postérieur. À partir de cet instant, les yeux globuleux du chien s'étaient posés sur lui et refusaient de s'en détacher.

    Ce qui dérangeait le plus Martin, dans ce regard engourdi qui ne le quittait plus, c'était son manque total d'expressivité. Il n'y avait rien dans ces yeux, ni sympathie ni méfiance. Ils s'accrochaient à lui tout en étant parfaitement indifférents.

    Faute de pouvoir briser le silence avec l'animal, Martin tenta d'engager la conversation avec le maître.

    « Il a l'air gentil », dit-il, mal assuré, avec un sourire crispé.

    Il y eut un nouveau silence, assez long, pendant lequel Martin regretta d'avoir parlé. La situation était encore plus embarrassante maintenant que sa voix avait brisé le statu quo. Puis la voix profonde, gutturale, presque caverneuse du vieil homme s'éleva soudain, prenant possession de l'espace d'un simple grommellement.

    « C'est un bâtard. »

    Martin ouvrit la bouche pour signifier qu'il avait compris, sans émettre le moindre son et sans savoir que faire de cette information.

    À présent qu'il avait eu confirmation qu'en plus de n'être ni aveugle ni sourd le vieil homme n'était pas muet, il était tenté de lui poser les questions qui lui trottaient en tête.

    Il jeta un regard circulaire à la place qui s'étendait devant eux. Tout autour d'un large ovale nu, occupé seulement par des pavés inégaux, se dressaient des bâtiments en pierres, plus ou moins hauts, aux volets de toutes les formes et de toutes les couleurs – mais toujours ternes –, dont les rez-de-chaussée étaient occupés pour la plupart par des magasins. Il y avait bien des bacs à fleurs, éparpillés ça-et-là, mais pas de fleurs dedans, et aussi une petite fontaine en pierre au milieu des pavés, mais pas d'eau.

    Martin était sur le point de déplorer, encore une fois, la fadeur morne de cet endroit, avant de se dire qu'il était peut-être médisant. Là encore, peut-être que cet aspect désolé n'était dû qu'à la saison.

    Des gens passaient, de temps en temps, et on entendait chacun de leurs pas résonner très clairement sur les pavés, tant le silence était complet. Martin entendait même le tapotement de la feuille morte que le vieil homme avait suivie des yeux quelques minutes plus tôt, à chaque rebond que le vent lui faisait faire sur le trottoir.

    « C'est toujours aussi désert, ici ? » demanda-t-il.

    Il regretta sa question presque aussitôt. Il eut peur d'avoir manqué de tact. Peut-être que le vieil homme, comme il en avait l'air, veillait jalousement sur la ville comme le berger sur son troupeau, protecteur et fier même si les brebis se font trop vieilles et leur laine trop rêche.

    Mais le vieil homme haussa les épaules.

    « Il y a marché le mardi. »

    Il était toujours aussi imperturbable et Martin en fut rassuré.

    « On m'a pourtant dit que c'était une ville assez animée. Enfin, il y a quelques années de ça, en tout cas…

    -C'était du temps de la scierie, ça. C'était moche dans le paysage mais ça rendait la ville plus dynamique. Il y avait beaucoup de gens à travailler là-bas, et donc beaucoup à venir s'installer. Maintenant, ils vont travailler ailleurs, alors forcément ils partent d'ici. »

    Martin fut tout étonné de la prolixité soudaine du vieil homme.

    « Ça a fermé ?

    -Ouais.

    -Depuis longtemps ?

    -Ouais. Quinze ans, peut-être bien.

    -Pourquoi ? »

    Le vieil haussa de nouveau les épaules.

    « Un nouveau directeur. Un incapable, pistonné par son père. C'était le directeur d'avant, son père. Mais il savait pas faire, alors ça a fermé, et les gens partent. »

    Martin hocha plusieurs fois la tête, pour montrer qu'il avait compris. Le chien le regardait toujours.

    « Vous êtes d'ici ? » demanda-t-il encore.

    Le vieil homme fit oui de la tête, lentement.

    « Alors vous avez toujours vécu ici ?

    -Forcément.

    -Vous devez savoir beaucoup de choses, alors ? Sur ce qui s'est passé ici ces, disons, vingt dernières années ? »

    Le vieil homme eut une moue incertaine.

    « Pas vraiment. »

    Puis son visage se figea de nouveau tout à fait et Martin sentit qu'il était en train de perdre son attention.

    « Oui, mais des choses dont tout le monde a dû parler ? Ça vous avez forcément été au courant, non ? »

    De nouveau, Martin se sentit, plus qu'ignoré, totalement absent. Le vieil homme ne le voyait plus, ne l'entendait plus. Sûrement n'était-ce même pas voulu de sa part.

    Il baissa les yeux vers le trottoir, et vit les yeux globuleux du gros chien se détourner tout à fait de lui, fixés à présent, comme ceux de son maître, sur la feuille morte qui continuait à voltiger lentement au milieu de la place. Il considéra encore un instant le vieil homme et son chien, puis attrapa son sac, le balança sur son épaule et se leva du banc pour se mettre à la recherche d'un hôtel. Il avait bien compris qu'il ne tirerait plus rien de ces deux-là.

 

***

    Arthur, avec une petite mine écœurée, regarda son père distribuer à chacun un gros morceau de bœuf. Lorsqu'il en déposa un, tout dégoulinant d'hémoglobine, au milieu de son assiette, il releva vers lui des yeux offusqués. Son père échangea un regard impatient avec sa mère.

    « Ne le force pas », intervint Héloïse, qui se tenait toute droite sur sa chaise, à côté d'Arthur.

    Il eut un petit sourire reconnaissant pour sa sœur, et son père un soupir, en remettant la viande dans la poêle.

    « Très bien », fit-il en haussant les épaules.

    Il s'assit lourdement sur sa chaise, attrapa sa fourchette, et pendant quelques minutes on n'entendit que le raclement des couverts qui découpaient la viande et piochaient dans les haricots.

    Puis Karine, après avoir avalé une petite gorgée d'eau, se tourna vers sa fille.

    « Ça a été, aujourd'hui ? »

    Héloïse fit oui de sa tête impeccablement coiffée, en esquissant un mince sourire de circonstance.

    « Ça a été.

    -Qu'est-ce que tu as fait ?

    -Comme les autres jours. »

    Karine hocha la tête plusieurs fois, le temps de trouver comment poursuivre la conversation.

    « Ça se passe bien avec tes collègues ?

    -Oui. Tout le monde est gentil. »

    Dominique eut un vigoureux hochement de tête.

    « C'est vrai qu'ils sont bien à la compta. On te l'avait dit, ça.

    -Oui, vous me l'aviez dit, confirma Héloïse pour lui faire plaisir. Ils m'ont invitée à déjeuner avec eux, ce midi. »

    Karine fit un grand sourire qui laissa voir presque toutes ses dents très blanches, dont elle était assez fière.

    « Ah, c'est bien, ça. Tu t'intègres, c'est bien. »

    Dominique prit soin de bien finir de mâcher son morceau de bœuf à coups de mâchoires énergiques, avant de dire, satisfait :

    « Je suis content qu'on t'ait trouvé ce stage à la scierie. C'est idéal. Comme ça on part travailler tous les trois ensemble, et pareil pour le retour. Et puis c'est vrai qu'ils sont sympas à la compta. Surtout Nico. Il peut paraître un peu brut de décoffrage au début, mais tu verras, c'est un vrai gars bien. Si tu as un problème, va le voir. »

    Arthur, en mâchonnant ses haricots, regarda sa mère s'essuyer délicatement les lèvres, avant de demander à sa fille :

    « Au fait, qu'est-ce que les gens disent dans ton service, sur tous ces changements à la direction ? »

    Héloïse écarquilla très légèrement les yeux, un peu prise de court par la question.

    « Pas grand chose, en fait, dit-elle finalement. La plupart attendent de voir ce que ça va donner avant de se prononcer, je crois. J'ai entendu dire qu'ailleurs le nouveau directeur n'avait pas que des adeptes, mais à la comptabilité personne n'a rien à lui reprocher. À part Nico, peut-être... »

    Dominique eut un rire qui fit tressauter sa large carcasse.

    « Ah oui ? M'étonne pas, ça. »

    Arthur fronça les sourcils.

    « Pourquoi ? demanda-t-il. Qu'est-ce qu'on lui reproche au nouveau directeur ?

    -D'être un pistonné, répondit son père. C'est le fils de l'ancien directeur. Il n'a même pas trente ans. Vous imaginez ? C'est comme si Héloïse passait directrice d'ici quelques années. »

    Il laissa échapper un autre rire en secouant sa tête, et en plantant sa fourchette dans un autre morceau de bœuf. Arthur vit sa mère lever les yeux au ciel, puis se tourner vers lui.

    « Les gens se plaignent, avant même qu'il ait pu faire quoi que ce soit. Il sera peut-être très bien, après tout.

    -Peut-être, concéda Dominique. Et peut-être qu'il va faire couler la scierie. »

    Karine secoua la tête et adressa un sourire rassurant à ses enfants, pour leur signifier de ne pas faire cas des grommellements de leur père. Puis elle posa sa main sur l'avant-bras d'Arthur.

    « Et toi ? Ta journée ? »

    Il haussa des épaules dépitées.

    « Rien à dire. J'étais avec les autres, mais on n'a rien à faire ici. En plus le gymnase est fermé pour les vacances. Ils font des travaux. Le toit qui fuit, je crois. On a marché jusqu'à la plage, et puis on a attendu que le temps passe. »

    Sa mère lui lança un regard plein de compassion.

    « Vous trouverez bien de quoi vous occuper, lui dit-elle en lui tapotant doucement le dos de la main. »

    Dominique fit un petit rictus amusé, en mâchant du pain.

    « Et Félix et Léonie, alors ? Ça avance ? »

    Aussitôt, Karine et Héloïse se tournèrent vers lui, la mine curieuse et la mastication suspendue. Arthur eut un rire et une moue incertaine.

    « Je sais pas trop... Je crois, oui. Depuis le début des vacances, ils se font des mines. »

    Sa sœur se mit à rire.

    « Ils se font des mines ? Qu'est-ce que ça veut dire ? »

    Il haussa les épaules.

    « Je sais pas. Ça veut dire ce que ça veut dire. »

 

***

    Le tintement strident qui s'éleva lorsque Martin appuya sur la petite sonnette dorée résonna plus fort qu'il ne s'y attendait. Il grimaça et plaqua sa paume sur le bouton pour l'arrêter. Aussitôt, une voix aiguë s'éleva, derrière la porte close qui lui faisait face, de l'autre côté du petit comptoir en bois verni.

    « J'arrive ! »

    Et en effet, la porte s'ouvrit quelques secondes plus tard et une petite femme apparut, sous une épaisse tignasse auburn, un immense sourire tout en dents plaqué sur son visage guilleret.

    « Bonjour ! » chantonna-t-elle en prenant place derrière le comptoir.

    Martin lui rendit son salut, en se demandant si c'était elle l’Odile que lui avait annoncée la grande enseigne « Chez Odile » qu'il avait vue sur la façade en pierres, juste avant d'entrer.

    « C'est pour une chambre ? demanda-t-elle en tout cas, avec un coup d'œil pour le sac qu'il tenait par la anse et qui traînait sur son parquet ciré.

    -C'est ça. »

    Le sourire jovial s'élargit encore un peu.

    « Très bien. Pour combien de temps ?

    -Je ne sais pas encore, répondit Martin en la regardant tourner les pages de son grand registre impeccablement tenu. Au moins une semaine, je pense. »

    Odile – si c'était ainsi que se prénommait la petite femme – griffonna quelque chose, puis se tourna, attrapa l'une des clés qui pendouillaient sur le mur, derrière elle, et la lui tendit.

    « C'est au deuxième étage. Ça ira ? »

    Martin lui fit signe que c'était parfait, en saisissant la clé, accrochée à un cordon rouge un peu élimé.

    « Vous visitez la région ? lui demanda la femme.

    _Plus ou moins. »

    Il hésita quelques secondes.

    « Je connais des gens qui ont vécu ici il y a longtemps. Ils m'ont parlé de la ville.»

    Elle sembla sentir son indécision, puisque après un flottement son sourire s'affaissa quelque peu.

    « Oui ? l'encouragea-t-elle en se penchant légèrement en avant.

    -Il s'est passé des choses, quand ils vivaient encore ici. C'était juste avant qu'ils ne partent en fait.

    -À quelle époque ?

    -Il y a vingt ans. Plus ou moins. »

    La femme n'eut à réfléchir qu'une seconde ou deux avant d'entrouvrir la bouche et d'agrandir un peu les yeux. Martin comprit qu'elle voyait de quoi il lui parlait.

    « Vous parlez de l'année où la scierie a changé de directeur, c'est ça ? »

    Martin fit une moue incertaine.

    « Peut-être... J'avoue que je ne suis pas trop au courant, pour cette scierie.

    -Ce qui est arrivé à ces gamins, c'est bien ça ? »

    Martin déglutit avant de hocher la tête. Le visage de la femme se contracta dans une grimace navrée, tandis que ses épaules maigres s'affaissaient.

    « Je vois... Triste, hein ? »

    Elle secoua la tête.

    « Très triste... Ça a fichu un coup à tout le monde quand c'est arrivé. Il y a eu beaucoup de départs cette année-là, et ça ne m'étonnerait pas que cette histoire y soit un peu pour quelque chose. En plus des problèmes à la scierie, bien sûr... L'atmosphère était un peu tendue, forcément. Alors vos amis faisaient partie de ces gens qui sont partis à ce moment-là, c'est ça ? »

    Martin ouvrit la bouche pour répondre avant même de savoir quoi dire, mais il comprit que c'était une question rhétorique quand elle reprit sans lui laisser le temps d'émettre un son.

    « C'est pour tout ça que vous êtes là, alors ?

    -C'est ça. Je voudrais savoir ce qui s'est passé exactement.

    -Ça... On n'a jamais trop su. Je vous aurais bien dit ce que j'en sais, mais j'ai bien peur de ne pas être très bien placée pour ça. »

    Elle eut un mouvement de tête vague, avec une moue tourmentée.

    « Il faut dire que cet été-là j'avais bien d'autres choses en tête. J'avais mes propres soucis, vous voyez... Pour tout vous dire, ma petite fille est tombée gravement malade à ce moment-là. Alors les histoires de la ville, forcément, elles me passaient un peu au-dessus de la tête. C'est seulement après que tout soit arrivé que j'ai entendu parler de tout ça. »

    Elle le regarda un instant, navrée.

    « Et j'ai peur que ce soit un peu le cas de tout le monde, par ici. Personne ne s'intéressait vraiment à ce que trafiquaient les gamins pendant leurs vacances... Vous savez à qui vous adresser ? »

    Martin secoua la tête et la femme gratta la sienne, en pleine réflexion.

    « Je pense que le mieux, c'est d'aller voir Félix. Je vais vous donner l'adresse. »

    Elle ouvrit un tiroir, y farfouilla pendant un instant, en sortit un bout de papier, puis se remit à farfouiller jusqu'à mettre la main sur un stylo. Tandis qu'elle écrivait, elle continua à parler.

    « Vous avez entendu parler de lui ?

    -Mes amis ont mentionné son nom, oui.

    -Vous verrez, il n'est pas très causant. Mais toujours plus que les autres, pour tout vous dire. Forcément… »

    Elle secoua la tête, la mine attristée.

    « J'imagine qu'il en a assez qu'on lui pose des questions sur cette nuit-là. Mais je crois qu'il sera quand même prêt à discuter un peu avec vous. C'est un gentil garçon, je l'aime bien. »

    Elle accompagna sa remarque d'un sourire, en lui tendant le petit bout de papier.

    Martin l'attrapa entre ses doigts, et considéra pendant une seconde l'adresse qui y était inscrite, en petites lettres soignées.

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MarieSch
Posté le 24/06/2023
Salut !
J'ai bien aimé ce premier chapitre, plein de mystères ! Je me demande ce qu'il a bien pu se passer vingt ans plus tôt... et surtout, qui donc est ce Martin ? Le fils de l'un des fameux 4 jeunes??
Et le vieil homme... va-t-il le revoir ? Il semblait en savoir bien plus qu'il n'a voulu le dire...

Juste une petite remarque : la dame (Odile?), tu la décris avec une tingnasse aubrun. J'imaginais donc une femme relativement jeune. Du moins, j'ai été très étonnée qu'elle dise ensuite que 20 ans plus tôt elle avait déjà une petite fille !

A plus tard!
itchane
Posté le 08/05/2023
Hello maanu !
Oh mais ouah, quelle intro ! J'ai été happée par l'ambiance.
Je me suis doutée au premier italique qu'il s'agirait d'une narration sur deux time line et c'était bien ça. Du coup tout était hyper clair pour moi.
Quand tu dis que tu as peur que ce soit incompréhensible c'est sur la durée ? Genre l'intrigue ?
En tout cas j'ai adoré ce premier chapitre.

L'ambiance "chelou mystère" est super bien posée avec la description quasi fantastique du village à l'arrivée, puis les cadavres d'animaux ensuite, qui sont toujours un bon indice que quelque chose ne va pas tourner rond.
Après j'ai eu un choc en apprenant que c'était justement au groupe de gamins à qui il était arrivé quelque chose. Alors j'ai imaginé le pire, les pensant morts ou disparus. Et là encore surprise, en fait non, Félix au moins est toujours là et, semble-t-il, les autres aussi ?
Eh bien, je me demande ce que la suite me réserve. L'atmosphère est vraiment bonne en tout cas, bravo : )

Je vais tenter de revenir pour lire la suite dans la semaine ^^
maanu
Posté le 09/05/2023
Bonjour itchane, et merci beaucoup pour ton commentaire ! :)
Ah, ouf ! J'avais peur que l'ambiance et le style d'écriture rendent bof, ça me fait vraiment plaisir que ça t'ait plu !
Ce qui m'inquiète c'est surtout le dénouement... Je pense qu'en l'état il est sûrement assez difficile à comprendre et qu'il va falloir que je le retravaille, mais je ne sais pas encore de quelle façon
C'est pour ça que j'ai décidé de poster l'histoire sur PA, pour avoir des ressentis si jamais quelqu'un va jusqu'au bout (aucune obligation bien sûr ;) )
A bientôt, et encore merci d'avoir pris le temps de commenter ! :)
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