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Par maanu

Tapi derrière un tronc massif qui servait amplement à masquer entièrement sa silhouette frêle, Colin se penchait autant qu'il le pouvait au-dessus de l'escarpement. De cette façon, il avait une vue presque intégrale du sentier, en contrebas, sur lequel progressaient les quatre autres.

    Il vit d'abord apparaître Félix et Léonie. Cette dernière chuchota quelque chose à l'oreille du garçon, qui éclata d'un rire sonore. Leurs voix, ainsi que celles des deux autres qui les suivaient de près, résonnèrent jusqu'à Colin et il les trouva incongrues, presque déplacées dans le silence feutré des bois.

    Arthur et Basile aussi riaient entre eux en chuchotant. Il sembla à Colin qu'ils étaient en train de parler de Félix et Léonie, vers lesquels ils tournaient régulièrement leurs visages hilares. Félix et Léonie, pour leur part, ne paraissaient pas se préoccuper le moins du monde de leur sort. Ils continuaient à se parler à l'oreille, en se jetant de temps à autres des coups d'œil insistants. Colin trouva qu'ils avaient l'air très bête.

    Derrière eux, Arthur et Basile ralentirent un peu le rythme et Colin comprit qu'ils faisaient en sorte de ne pas les rattraper. Ça n'était pas facile : leurs roucoulades les faisaient avancer très lentement.

    Lorsque Arthur s'arrêta tout à fait de marcher, Colin se dit que ça devait être, là encore, pour laisser de l'avance à ses amis. Mais il comprit vite que ce n'était pas ça.

    En réalité, Arthur s'agenouilla tout à coup et avança son buste à travers la végétation basse qui encadrait le sentier, sous l'œil vaguement intéressé de Basile qui s'était arrêté en le voyant se figer.

    Colin, attentif, se pencha un peu plus au-dessus du vide, bien cramponné à une grosse branche. Pendant quelques secondes, la tête brune d'Arthur resta invisible, avalée par les buissons. Puis elle réapparut, ébouriffée. Le garçon avança cette fois son bras déjà tout bronzé par le soleil. Il écarta la masse de feuilles, et aussitôt Colin entendit Basile pousser un cri indigné.

    Félix et Léonie se retournèrent d'un même mouvement brusque, les regardèrent, puis jugèrent que ce n'était pas important et reprirent leurs murmures. Colin, accroché à sa branche, ne comprenait pas ce qu'il se passait et, dévoré par la curiosité, aurait voulu se pencher un peu plus. Mais il eut trop peur de tomber. Il attendit donc, plus aux aguets que jamais, que l'un des deux garçons se décale, pour le laisser voir ce qu'ils avaient découvert.

    Lorsque Basile fit un grand pas en arrière avec un haussement des bras, il vit et fut très déçu. Ce n'était rien qu'un lapin mort.

    « Arrête avec ça ! s'écria Basile, en se détournant de lui et en reprenant sa route le long du sentier. C'est glauque ! »

    Arthur, encore penché par terre, ne paraissait pas se préoccuper de l'agacement de son ami. Colin, en le voyant approcher son visage du cadavre, grimaça. Il lui sembla que le garçon était en train de renifler l'animal et il eut beaucoup de mal à comprendre ce qu'il était en train de fabriquer.

    Puis Arthur se releva un peu, resta immobile un assez long moment. Les trois autres avaient totalement disparu du champ de vision de Colin et leurs voix commençaient à se faire lointaines, lorsque Arthur se pencha de nouveau. Ses mouvements se firent différents cette fois. Colin le vit ouvrir grand les bras pour ramener vers lui une large brassée de feuilles mortes. Ayant ainsi formé un petit monticule brunâtre, il y plongea ses mains, et y piocha de grandes poignées qu'il déposa délicatement sur le petit corps. Lorsque le lapin fut entièrement enseveli sous ce tumulus dérisoire, il se releva, frotta soigneusement ses genoux recouverts de terre, puis enfonça les mains dans les poches de son short et reprit tranquillement sa marche à la suite des autres.

    Colin suivit sa haute silhouette dégingandée des yeux, se penchant même davantage pour le voir un peu plus longtemps avant qu'il ne disparaisse tout à fait dans l'obscurité des fourrées.

    Ce n'est qu'une fois sa silhouette totalement évanouie que la mimique abasourdie de Colin se défit lentement sur son petit visage.

    Tout en prenant appui sur sa branche pour se redresser, il se dit que cet Arthur était décidément aussi dérangé qu'il l'avait toujours pensé.

 

***

    « On le trouvait tous un peu dérangé, votre frère, dit Félix en déposant une tasse devant son invité. Sans vouloir être blessant, bien sûr... Ce n'était qu'un gosse, après tout. »

    Martin leva une paume pour le rassurer. Il n'y avait pas de mal, il savait bien que son frère était un original.

    « Il avait des obsessions, des fixettes comme on dit, reprit Félix en s'asseyant en face de lui, de l'autre côté de la toile cirée. »

    Il fit un sourire vague, avec un petit mouvement des épaules.

    « Mais je l'aimais bien. C'était un gentil. »

    Martin lui rendit son sourire.

    « Je savais qu'il avait une grande sœur, mais il ne nous a jamais parlé d'un frère. »

    Martin hocha la tête en terminant sa gorgée de thé.

    « Demi-frère, corrigea-t-il. Je vivais chez ma mère à l'époque, et je ne suis jamais venu ici. On se voyait un peu, mon frère, ma sœur et moi, mais ensuite je suis parti loin, pour mes études. On s'était déjà un peu perdus de vue quand tout ça est arrivé. »

    Félix lui adressa une moue compatissante et se plongea dans sa tasse pour masquer son embarras. Martin en profita pour le détailler un peu plus.

    Félix avait le visage un peu trop long et un front qui commençait à se dégarnir, ce qui n'arrangeait rien. Malgré cela, il était loin d'être laid. Il avait des yeux bienveillants qui l'avaient tout de suite rassuré lorsqu'il avait ouvert sa porte devant lui, et des lèvres très fines dont on devinait qu'elles avaient l'habitude de sourire. Il n'était pas très grand, pas très épais non plus, mais il avait la voix assurée et l'art de mettre à l'aise.

    Il l'avait aimablement invité à entrer, malgré l'expression contrariée qui était passée dans ses yeux clairs lorsque Martin lui avait exposé l'objet de sa visite. Martin en avait été tout étonné. Il s'attendait presque, sans bien savoir pourquoi, à voir la porte lui claquer au nez.

    Mais Félix, en lui désignant l'une des chaises de la table à manger, l'avait mis en garde : il n'avait pas grand chose à lui apprendre sur cette nuit-là.

 

    Martin, lorsqu'il se fut lassé de regarder le visage de Félix, s'intéressa à la pièce dans laquelle ils se trouvaient. Une cuisine tout ce qu'il y avait de classique, très propre, avec un réfrigérateur recouvert de dessins d'enfant. Il se souvint avoir aperçu, en entrant, une table basse en désordre où avaient été laissée, éparpillée, l'intégralité d'une boîte de crayons de couleur.

    Félix, le voyant détailler son réfrigérateur, eut un sourire comblé.

    « Mon fils, dit-il. Il a cinq ans. »

    Martin, pour lui faire plaisir, ouvrit des yeux impressionnés.

    « Il adore dessiner. Dès qu'il rentre, il se jette sur ses crayons. Il nous a presque fait une crise ce matin. Sa mère devait l'emmener à l'école, mais il voulait absolument terminer le cheval qu'il avait commencé pour son oncle. »

    Il leva les yeux vers Martin, guetta une réaction sur son visage.

    « Mon frère, précisa-t-il. Basile. Vous avez entendu parler de lui ? »

    Martin hocha la tête.

    « Le petit adore dessiner pour lui. Il aime beaucoup son oncle. Ça fait plaisir à voir, vraiment.

    -On m'a raconté que vous étiez très proches, quand vous étiez enfants ? »

    Félix fit un large sourire.

    « On ne vous a pas menti. On a deux ans d'écart. Parfois c'est beaucoup, mais dans notre cas ça ne nous a jamais éloignés. C'est moi qui l'ai présenté aux autres et ils ont vite compris que s'ils voulaient que je reste dans la bande, Basile devrait en faire partie aussi. Mais ça ne les a pas dérangés. Basile était un ange. Tout le monde l'adorait. Il est un peu devenu le petit frère de tout le monde dans le groupe. »

    Une lueur nostalgique passa dans ses yeux tandis qu'il reprenait une gorgée de thé.

    « C'est à Colin que ça n'a pas beaucoup plu. Ils avaient le même âge et ils étaient très copains avant que Basile n'intègre le groupe. En fait, je crois que Basile était plus ou moins le seul ami de Colin. »

    Il fit une mimique chagrinée, et haussa les épaules.

    « Enfin bref, ça ne lui a pas plus du tout... ».

    Il y eut un silence, puis Félix reprit.

    « Vous savez, c'est Arthur qui s'est le premier intéressé à toutes les choses bizarres qui se passaient. Il aimait tellement les animaux, ça lui brisait le cœur de voir tous ces petits corps partout. Au début, on lui disait qu'il était cinglé. Mais il maintenait qu'ils mouraient plus que d'habitude. Pour nous, c'est juste qu'il s'était mis à y prêter plus d'attention. Quand on cherche quelque chose, on finit par trouver, pas vrai ? »

    Félix secoua la tête, amusé.

    « Mais bon, on s'ennuyait beaucoup cet été-là, vous voyez. J'ai beau adorer cette ville, il faut bien avouer qu'il n'y a vraiment pas grand-chose à y faire pour des gamins de quinze ans. Et puis les choses ont évolué, et après quelques semaines, il ne s'agissait plus seulement d'animaux morts... ».

    Martin laissa passer un autre bref moment de silence, puis demanda :

    « Et cette nuit-là ? Vous savez ce qui s'est passé ? »

    Félix prit un air douloureux et secoua tristement la tête.

    « Non, lui dit-il. Je suis désolé, vraiment. On a dû me poser cette question une bonne centaine de fois au cours de ces vingt dernières années, mais je vous assure que je n'ai rien vu. Quand on est arrivé, tout était déjà fini. On a couru demander de l'aide, tout en sachant qu'il n'y avait rien à faire. Ce qu'on voulait, surtout, c'était qu'on nous sorte de ce cauchemar... »

    Il regarda Martin quelques secondes, navré.

    « Je suis désolée, répéta-t-il. Ce n'est pas moi qui vais pouvoir vous aider. »

    Martin le rassura d'un petit sourire. Il s'était attendu à cette réponse, de toute façon.

    « Est-ce que vous pensez que je pourrais passer voir votre frère ? »

    Félix haussa les épaules.

    « Basile ? Bien sûr. Mais je vous préviens, vous n'en tirerez rien. »

    Il se leva à son tour et, comme la tenancière de l'hôtel l'avait fait la veille, il se mit à farfouiller dans un tiroir pour y trouver de quoi noter l'adresse.

    Martin, le voyant faire, se hâta d'avaler les dernières gouttes de thé qui restaient au fond de sa tasse.

 

***

    Félix, en tendant timidement son bras, s'efforça de ne pas trembler. Léonie esquissa un sourire ravi, et attrapa la petite fleur bleue qu'il venait de ramasser au bord de l'eau. Aucun d'eux ne savait de quelle espèce était cette fleur, mais ils la trouvaient jolie.

    « Merci », chuchota Léonie, sans vraiment oser le regarder droit dans les yeux.

    Pendant quelques secondes, elle tint maladroitement la fleur par sa toute petite tige, sans trop savoir quoi en faire. Puis elle releva la tête vers Félix, juste une seconde, lui adressa un autre sourire et accrocha comme elle put la petite fleur à l'un des boutons de son gilet.

    Félix se gratta la tête, soulagé de ne pas être passé pour un benêt, et tous deux se remirent à marcher côte à côte, le long de la rivière.

    Cette dernière s'enfonçait en ondulant parmi les arbres, toute calme. A certains endroits, de petits amoncellements de cailloux la freinaient dans sa course et la faisaient clapoter un peu plus bruyamment, peut-être un peu agacée. Pour Léonie et Félix, elle était surtout un prétexte. En marchant, ils pouvaient prétendre l'écouter passer et de cette façon avaient une excuse pour ne plus parler.

 

    Ils avaient laissé Basile et Arthur loin derrière eux, mais depuis qu'ils étaient vraiment seuls, qu'ils n'avaient plus à chuchoter pour se parler, ils ne savaient plus quoi se dire, ne savaient plus comment être l'un envers l'autre.

    De temps en temps Félix jetait un coup d'œil vers le gilet de Léonie, pour constater fièrement que la petite fleur bleue était encore là. Il voulait s'assurer qu'elle ne se décrocherait pas, qu'elle resterait bien en place. Il avait très peur qu'elle ne tombe sur le sol sans que Léonie ne s'en aperçoive et ne finisse piétinée sous l'une de ses chaussures de toile.

    Tout à coup, sans prévenir, Léonie s'arrêta, juste devant un large rocher plat qui surplombait légèrement la rivière. Elle leva haut le pied pour s'y hisser. Félix se précipita pour lui porter assistance, mais le temps qu'il arrive jusqu'au rocher, elle s'y tenait déjà debout.

    Elle resta plusieurs secondes ainsi, droite comme un I, les pieds légèrement écartés, le regard baissé vers l'eau qui coulait tranquillement sous le rocher. Félix, resté au sol, la regarda, tout intimidé. Il regretta qu'elle n'ait pas laissé ses longs cheveux cuivrés détachés ce jour-là. Il lui semblait qu'elle aurait été encore plus belle, s'ils avaient volé dans son dos.

    Puis elle se retourna, s'accroupit sur le gros rocher et lui tendit une main. Félix la saisit – en priant pour que Léonie ne trouve pas la sienne trop moite – et grimpa à sa suite.


   Lorsqu'ils furent tous deux bien installés, les fesses confortablement posées sur le rocher plat et les pieds ballottant dans le vide, au-dessus de l'eau, ils se mirent instinctivement à regarder en contrebas, vers la rivière qui continuait de passer.

  Ils la contemplèrent longtemps, en balançant calmement leurs jambes. Mais Félix finit par se lasser. Il regarda plus haut, vers les arbres qui avaient poussé partout autour de la rivière. Il ne connaissait pas leur nom non plus, mais ils lui semblèrent grands, sereins, à la fois un peu inquiétants et très rassurants.

    Et puis, sans trop savoir pourquoi, il regarda en arrière. Il vit d'autres arbres, pas franchement différents de ceux qu'il y avait devant. Mais l'un d'eux retint son attention, sans aucune raison. Il regarda pendant de longues secondes son tronc grossier.

    Léonie, le voyant détourné de l'eau, regarda en arrière à son tour, et à son tour regarda l'arbre.

    Ils n'en détournaient plus les yeux, fixant tous les deux le tronc massif sans dire un mot.


    C'est alors que quelque chose passa près d'eux, à toute vitesse, trop vite pour qu'ils en perçoivent autre chose qu'un souffle vague dans leurs cheveux et le bruit confus d'un battement d'ailes. Puis, sur le tronc qu'ils n'avaient pas eu le temps d'arrêter de fixer, quelque chose se fracassa.

    C'était petit, plumeux et – depuis que c'était retombé sur le sol, au pied de l'arbre – tout à fait immobile.

    De petites plumes blanches continuèrent à retomber, tout doucement, sur la petite chose figée, et tombaient encore quand Félix et Léonie, après être descendus de leur rocher, furent parvenus auprès d'elle.

    Ils restèrent debout un moment, bêtes et impuissants, puis échangèrent un regard contrit.

    Les pattes minuscules de l'oiseau ne bougeaient plus du tout ; elles n'étaient pas même frémissantes. Ils voyaient bien qu'il n'y avait plus d'aide à apporter et se demandaient s'ils étaient censés faire quelque chose.

    De l'oiseau mort, ils voyaient très nettement les yeux endormis, le bec entrouvert et la poitrine duveteuse, qui palpitait encore quelques secondes plus tôt. Il leur aurait semblé malvenu de prendre un air dégoûté devant ce cadavre minuscule qui ressemblait encore tant à quelque chose de vivant et dont les ailes étaient grandes ouvertes, leur mouvement brutalement arrêté en plein vol.

    Ils n'osaient pas non plus détourner le visage, de peur que cela soit déplacé. L'idée leur vint à tous deux que bientôt le corps allait pourrir, s'il n'était pas totalement dévoré avant d'en avoir le temps. Cette pensée les dérangea. Ils ne se sentaient pas le courage de creuser une tombe au petit oiseau – et n'avaient rien sur eux à part leurs ongles pour le faire -, mais sans échanger une parole ils réfléchirent tous deux à la manière dont ils pourraient faire subsister quelque chose de cet être qui une minute plus tôt n'était pas encore mort.

    Alors Léonie se baissa et, prenant soin de ne pas toucher le corps pétrifié, ramassa une longue plume noire qui était tombée près de lui. Elle se redressa, lissa la plume entre deux doigts et avec un sourire triste la tendit à Félix. Il la regarda, surpris, puis sourit à son tour, prit la plume, et l'accrocha à son bouton.

 

***

    Martin, nerveux, essuya ses mains moites contre ses cuisses. Rencontrer le plus jeune des deux frères l'angoissait bien plus que sa visite à Félix, la veille. Tout le monde lui avait décrit Basile comme un garçon adorable, gentil au possible et incroyablement serviable. Mais la situation était si particulière et il s'en voulait tellement de remuer toutes ces histoires…

    On lui avait aussi dit de ne pas attendre grand chose de sa rencontre avec Basile. Pas un grand bavard, l'avait prévenu Félix, avec une moue maussade. Et Martin non plus n'était pas un parleur. La discussion risquait d'être laborieuse.

    Martin ne savait pas du tout à quoi s'attendre et il n'aimait pas beaucoup ça.


    Il se tenait devant la porte qu'on lui avait indiquée comme étant celle de Basile depuis près d'une minute déjà. Il avait failli frapper dès son arrivée, puis il avait commis l'erreur d'hésiter et à présent il ne bougeait plus, le poing posé contre le battant.

    Il ne savait pas trop pourquoi il avait si peur. Peut-être parce qu'il savait que Basile avait été bien plus touché que son frère par ce qui s'était passé vingt ans plus tôt. Il ne voulait pas se montrer maladroit ou le perturber.


    Il entendit une porte s'ouvrir et se refermer, puis de petits pas dans le couloir, dans son dos, qui s'arrêtèrent derrière lui. Il y eut ensuite comme un silence étrange et Martin se retourna.

    Une vieille dame en robe de chambre beige, aux épaules très voûtées et au regard très alerte, l'observait. Elle ne cilla pas quand Martin se tourna vers elle. Ils se regardèrent quelques secondes, en silence.

    Sûrement une voisine, pensa Martin.

    « Bonjour », dit-il.

    La vieille dame hocha la tête, très lentement, presque imperceptiblement. Puis elle leva un index tremblotant vers la porte devant laquelle Martin était figé. Son mouvement, là encore, était lent. Martin trouvait cette dame très dérangeante.

    « Vous avez le droit de frapper, vous savez », lui dit-elle.

    Martin esquissa un très léger sourire et hocha la tête, pour lui faire comprendre qu'il était au courant.

    La vieille dame n'avait pas baissé son doigt et le regardait toujours de son air impérieux. Martin comprit qu'elle lui avait donné un ordre et qu'elle ne s'en irait pas avant qu'il l'ait suivi.

    Il déglutit, s'empressa de détourner la tête et, ayant soudain beaucoup plus envie de rentrer que de rester dans le couloir, il frappa.

 

***

    Basile poussa un soufflement long et bruyant en faisant remonter sa ligne et en constatant qu'encore une fois on lui avait chapardé son appât. Il finit de sortir son fil de l'eau et se pencha vers la vieille boîte de conserve posée dans l'herbe à ses pieds.

    Arthur, assis un peu plus loin contre un tronc, leva le nez de son livre pour le regarder attraper un ver gluant entre ses petits doigts. Il faillit lui dire qu'il accrochait mal ses appâts, mais se retint. Après tout, il n'avait pas vraiment envie de le voir attraper un poisson.

    Il se replongea dans son livre, tout écorné à force d'être feuilleté, et entendit le petit « plop » que fit le bouchon que Basile avait relancé dans l'eau de l'étang. Puis le silence, de nouveau, fut presque total. Des feuilles de toutes sortes bruissaient tranquillement tout autour d'eux, l'eau clapotait un peu contre la rive et tout au loin ils pouvaient entendre, s'ils se concentraient, le bourdonnement tenu des voitures qui passaient sur la route.

    Basile avait trop peur d'effrayer les poissons, aussi restait-il parfaitement immobile et silencieux, tout comme Arthur, sauf lorsqu'il lui arrivait, de temps en temps, de tourner une page. Mais cela n'arrivait pas très souvent. Il aimait ce livre, mais chaque vers lui demandait beaucoup de temps, de concentration et de relectures, et il n’était jamais tout à fait sûr de l’avoir compris. Il devait les répéter tous plusieurs fois, en chuchotant, absorbé.

    « […] Une pente insensible / Va du monde réel à la sphère invisible »[1], murmurait-il lorsqu’un craquement sec retentit, tout près d’eux.

    Basile se retourna aussitôt pour lancer à Arthur un regard noir et Arthur s'exclama, dans un souffle :

    « C'est pas moi ! »

    Basile fronça les sourcils, leva les yeux un peu au-dessus d'Arthur et prit un air vaguement agacé.

    « Ah, c'est toi, dit-il. Salut. »

    Arthur se retourna et vit Colin qui poussait son vieux vélo jusqu'à eux, se frayant un passage difficile à travers la végétation haute comme ses genoux noueux.

    « Salut », répondit-il avec un sourire en coin..

    Il termina d'extraire son vélo des herbes et s'arrêta près d'eux.

    « Je vous ai entendus depuis le sentier », dit-il, et Arthur se demanda comment il avait bien pu les entendre, étant donné le silence de cathédrale qu'avait imposé Basile.

    « Qu'est-ce que vous faites ? »

    Aucun d'eux ne répondit. La réponse semblait si évidente qu'ils ne s'y sentirent pas obligés.

    Colin déposa délicatement son vélo au sol, retira soigneusement sa veste et l'aplatit sur l'herbe avant d'y poser ses fesses, près d'Arthur.

    « Tu as réussi à prendre quelque chose ? » lança-t-il à Basile, qui était encore en train de remonter sa ligne.

    Basile, d'une grimace désabusée, lui fit comprendre que non.

    « Ah bon ? fit aussitôt Colin, avec une expression exagérément surprise. C'est bizarre, on attrapait toujours plein de poissons quand on venait pêcher ici tous les deux. Tu te souviens ? »

    Là encore, Basile ne prit pas la peine de lui apporter une réponse aussi évidente. La dernière fois qu'ils étaient venus là ensemble remontait à moins de six mois.

 

    Le silence s'installa de nouveau. Basile, concentré sur son bouchon qu'il avait encore remis à l'eau, se tenait debout tout au bord de l'eau, les jambes un peu écartées, en faisant des efforts pour tenir haut sa canne à pêche. Arthur s'était replongé dans son poème, n'était plus qu'à peine conscient de ce qu'il se passait autour de lui. Colin, toujours assis sur sa veste, les bras autour de ses genoux, regardait un peu partout de son air lunaire, sans que jamais ses yeux ne s'arrêtent quelque part.


    Puis Colin se mit encore à parler.

    « Vous avez remarqué pour tous les animaux ? »

    Arthur leva le nez vers lui.

    « Quels animaux ?

    -Un peu tous. Les mulots, les lapins... Les oiseaux aussi, je crois bien. Vous ne trouvez pas qu'on en voit beaucoup plus qu'avant ? Des morts, je veux dire. »

    Arthur, sans en avoir conscience, referma lentement son livre et se tourna à demi vers Colin.

    « Si, c'est ce que je me suis dit, moi aussi. »

    Basile, qui n'avait même pas pris la peine de se tourner vers eux et continuait de fixer sa ligne, secoua la tête avec une moue lasse.

    « Sur le sentier, là-haut, j'ai trouvé un mulot tout à l'heure. Raide mort.

    -Et est-ce que tu as remarqué une odeur, toi aussi ? »

    Colin hésita.

    « Une odeur ? Quel genre d'odeur ?

    -Je ne sais pas trop. Une odeur de plante, je crois…

    -Une odeur de plante ? lança Basile, depuis la rive. Dans une forêt ? Vous avez raison, c'est suspect, ça… »

    Arthur lui adressa un claquement de langue.

    « Pas que dans la forêt. Au bord de la route, aussi. Et c'est une odeur très particulière. Toujours la même.

    -Oui, dit Colin avec un hochement de tête à la fois grave et enthousiaste. Tu as raison, je l'ai sentie, moi aussi. Une odeur végétale et un peu... Comment dire ?…

    -Poivrée ?

    -Oui, exactement ! Une odeur poivrée, c'est ça. Qu'est-ce qui pourrait provoquer tout ça, à votre avis ?

    -Tout ça quoi ? fit Basile. La mort de petites bêtes ? Ça s'appelle le cycle de la vie, je crois. »

    Colin haussa les épaules et se tourna un peu plus vers Arthur.

    « On devrait creuser un peu, dit-il, tout excité. Essayer de découvrir ce qui arrive à ces pauvres bêtes. »

    Il regardait Arthur avec une expression ravie, presque passionnée, qui provoqua chez Arthur un léger mouvement de recul. Il prit un air hésitant.

    « Je ne sais pas... dit-il. Je ne vois pas ce qu'on pourrait faire. C'est vrai que les animaux meurent plus. Mais c'est sûrement lié à la pollution, ou quelque chose comme ça. Nous, on ne peut rien faire. »

    Le masque exalté de Colin s'affaissa quelque peu, mais il ne se laissa pas démonter.

    « On pourrait essayer de faire en sorte que ça se sache, dans ce cas, dit-il. Prendre des photos pour prouver ce qu'on dit, tenir des genres de comptes. Et puis on pourrait alerter... Je ne sais pas... Quelqu'un. »

    Arthur remua légèrement la tête, réticent, puis la secoua plus franchement.

    « Ça ne servirait à rien, dit-il finalement. On n'aura rien à quoi comparer ces chiffres. Sans les statistiques des années passées, on aura juste l'air de deux gamins bizarres qui prennent en photo des animaux morts. »

    Puis il haussa les épaules et se détourna tout à fait de lui en ré-ouvrant son vieux livre sur ses genoux, avec sur le visage l'air serein et confiant du garçon le plus âgé du groupe qui sait qu'il aura de toute façon le dernier mot. Cet air qui exaspérait Colin.

 

[1] Victor Hugo, « Les feuilles d’automne », La pente de la rêverie, 1831, v.5-6

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Isapass
Posté le 10/12/2024
Ah tiens, il y a un Colin qu'on avait pas encore rencontré.
Et j'ai ma réponse sur les motivations de Martin : c'est le frère d'Arthur.
Tu gères toujours aussi bien l'alternance des deux époques : tu nous distilles les infos au goutte-à-goutte dans les deux, sans qu'on puisse pour l'instant les relier entre elles. C'est juste assez frustrant pour qu'on ait envie de se jeter sur la suite !
Je trouve les scènes du passé très délicates, les relations entre les personnages sont fines et cohérentes. C'est vraiment très bien !
Edouard PArle
Posté le 27/11/2024
Coucou Maanu !
Encore un très chouette chapitre.
Cette histoire d'animaux morts est de plus en plus intrigante. La scène de l'oiseau est poignante, joliment écrite mais triste. J'aime particulièrement le passage où tu le décris encore apparemment si vivant avec ses ailes ouvertes alors qu'il est déjà mort.
Je me demande si ce mystère n'est pas lié à celui de la fermeture de la scierie, probablement que tout est un peu imbriqué. Et on n'en sait toujours pas davantage sur le destin des enfants et ce mystérieux événement passé, tu ménages le suspense...
Mes remarques :
"son bras déjà tout bronzé par le soleil." couper le tout ? je trouve qu'il n'apporte pas grand chose à la phrase
"l'obscurité des fourrées." -> fourrés
"Martin, pour lui faire plaisir, ouvrit des yeux impressionnés." chou ce genre de petits détails xD
"« Enfin bref, ça ne lui a pas plus du tout... »." -> plu (sinon très intéressant que tu insistes sur cette info, j'en déduis que c'est une importante pièce du puzzle)
"Les pattes minuscules de l'oiseau ne bougeaient plus du tout ; elles n'étaient pas même frémissantes." je trouve que les deux parties de la phrase se répètent, peut-être en choisir une ou rassembler en une tournure ?
"s'il n'était pas totalement dévoré avant d'en avoir le temps." couper à avant ? les mots qui suivent n'apportent rien je trouve
"qui une minute plus tôt n'était pas encore mort." virgules après qui et tôt ?
"Mais la situation était si particulière et il s'en voulait tellement de remuer toutes ces histoires…" hmm ça confirme qu'il doit avoir une sacré motivation à revenir dans cet endroit, mais laquelle ? pourquoi seulement après 20 ans ?
"l'eau clapotait un peu contre la rive" couper le un peu ? je le trouve dispensable
"-Tout ça quoi ? fit Basile. La mort de petites bêtes ? Ça s'appelle le cycle de la vie, je crois. »" Basile est vraiment insupportable xD
Je continue...
MarieSch
Posté le 24/06/2023
Salut !

Dis-donc, cette histoire d'animaux morts... ça sent la pollution ou l'empoisonnement de l'eau ou de la nature par les humains... humains de la scierie, peut-être ? J'espère bientôt en apprendre plus, ce mystère me titille!

Je suis d'accord avec le commentaire de itchane : qui est donc le frère de Martin ? J'avoue que je pensais que c'était Colin, je ne le vois pas être Arthur.

En tout cas, c'est très bien écrit ! L'atmosphère est assez lourde, de mystères, de dangers, même à l'époque de Martin. Je comprends mieux sa première approche de la ville. On sent que le fameux accident et l'histoire de la fermeture de la scierie plane encore sur la ville, même vingt ans après !

Par contre, je trouve que les discussions de Martin avec les autres sont un peu trop rapides - on dirait qu'il va réussir à mener son enquête en deux jours et rentrer chez lui aussitôt (bon, je ne sais pas encore si Basile va ouvrir la porte).

A bientôt :)
itchane
Posté le 16/06/2023
Hello maanu ! : )

J'ai enfin trouvé un peu de temps pour continuer ma lecture, holala, c'est toujours aussi bien !
J'adore toujours autant l'ambiance et le mystère qui entoure cet été du passé.
La relation entre Arthur et Léonie est trop choupi, quant à Arthur, je suis contente de voir qu'il n'est pas le seul à observer que les animaux meurent plus que d'hab. Est-ce que c'est bien lui le frère de Martin ? J'ai eu un petit doute car juste avant on est du point de vue de Colin alors j'ai un peu hésité entre les deux... mais le plus étrange des enfants reste plutôt Arthur il me semble. Je ne sais pas si c'est fait exprès de ne pas citer son nom explicitement ? Je me demande si ce serait mieux ou moins mystérieux (et donc moins bien) d'ôter tout doute. En tout cas je te fais part de mon hésitation : )

Et autre mini détail, il est dit tout le temps que Basile est adorable et qu'il a pu facilement s'intégrer au groupe, mais dans les flash back en italiques, il semble plutôt un peu rabat-joie et vite rabroueur ^^"
Je ne sais pas si c'est grave, mais j'ai eu l'impression d'un petit décalage entre ce qu'en dit Félix et les échanges qu'ont entre eux les enfants...

Enfin voilà, c'est juste histoire de tout relever dans le détail parce que sinon je suis toujours autant happée par l'atmosphère et j'ai très hâte de prendre le temps de lire la suite ! J'aime vraiment beaucoup ton texte : D

itchane
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