Les Ténèbres et rien de plus
De l’explosion était né le silence. De la flamme formidable qui avait déferlé dans la galerie comme une vague impétueuse avait résulté un noir rampant, absolu. De moi, il ne restait que des pensées confuses emprisonnées dans une chair meurtrie.
Seules les pressions douloureuses que je sentais le long de mon corps m’assuraient que je me trouvais allongé. Étouffé, oppressé par un poids invisible, je m’étonnais des sensations qui me reliaient encore à cette carcasse que j’aurais eu tôt fait de croire perdue. Mue par quelque réflexe, ma main tâtonnait à l’aveugle, à la recherche du moindre indice qui permettrait de rendre ces ténèbres intelligibles.
Mes doigts ne rencontrèrent que gravats et décombres. Lorsque je parvins à lever le bras au prix d’un pénible effort, je constatai avec effroi que mon étau était de roche et de bois éclaté. Mon cœur se mit à battre tandis que je prenais peu à peu conscience de la situation, ravivant à coups vifs mes derniers souvenirs. La descente vers le chantier d’abattage. Les conversations de mes camarades. La détonation. Des cris, peut-être les miens. Puis ce vide abyssal, insondable, que je peinais encore à prendre pour réalité.
Un toucher qui ne ressemblait à la pierre que par sa froideur me provoqua un sursaut soudain, tordant mes muscles plus que leur état ne le permettait. Le hoquet de surprise qui s’échappa laissa une traînée brûlante dans ma gorge et une quinte de toux m’assaillit, tandis que je me contorsionnais sous les débris.
Les griffes d’une terreur viscérale s’emparèrent de mon esprit, y imprimant l’idée infecte d’un monticule de cadavre où je serais seul intrus. Une douleur fulgurante parcourut mes membres, m’immobilisant aussitôt. Tout autour, le son ténu mais ô combien funeste des gravats qui s’écoulaient me fit retenir mon souffle. Lorsque le dernier caillou ricocha, un silence vrombissant hanta l’obscurité.
Difficile de déterminer l’épaisseur du couvercle de mon cercueil. Mon corps éprouvé n’aurait pu supporter même le plus léger des linceuls. Mais à mesure que ma conscience s’éveillait, s’unifiait à nouveau à son enveloppe charnelle, le manque d’air et la chaleur suffocante devinrent impossibles à ignorer davantage.
Plutôt que d’initier un chemin vers mon salut, comme le plus profond de mes instincts aspirait à le faire, je me pris à pester contre Dieu que j’accusai de m’avoir laissé ici-bas. Ici, indéniablement vivant, mais loin de toute lumière. Pour quelle raison ne m’avait-on pas béni du même repos quiet, imperturbable, que mes compagnons ? Eux qui enlacèrent la mort sans même avoir à penser à la vie qu’ils laissaient derrière, je me trouvais, moi, condamné à attendre, à devoir implorer que cessassent mes souffrances. Il me semblait alors que nous quittions ce monde comme nous en étions venus, portés par des courants contre lesquels nous ne pouvions rien, soumis au bon vouloir de quelques hasards.
Je sentais sous mon crâne martelé mes pensées m’échapper. Mes poumons, pareils à deux sacs remplis de braises, peinaient à extraire l’air pur qu’il leur fallait. Je fermai les yeux, par simple réflexe, et jouis non sans une certaine amertume des dernières minutes futiles qui m’étaient allouées. Ce fut seulement lorsqu’une écharde s’inséra dans la pulpe molle de mon doigt je pris conscience du mouvement incessant de ma main, creusant sans qu’un ordre ne lui fût donné.
Quelque chose en moi refusait de mourir. Cette idée me noua les tripes, me fascinait autant qu’elle me contrariait. Pourtant, ce fut avec davantage de force que mes doigts écartèrent les débris suivants, et je ne pouvais ressentir plus sincère surprise lorsqu’ils se refermèrent sur du vide. Moins d’un bras me séparait du sommet du charnier. Il ne suffisait que de peu.
Comme si un signal avait été lancé, je sentis chacun de mes os se mettre en mouvement. Je grimaçai sous le feu de mes blessures et fit taire mon épouvante sitôt qu’un vêtement poisseux ou une chair calcinée se présentait sous mon autre main. Tandis que celle déjà libérée s’agrippait à une poutre saillante, je m’en servis pour me hisser par l’ouverture créée. La manœuvre, coûteuse, me parut durer une éternité. Le moindre mouvement déclenchait une véritable foudre, alimentant la juste crainte de ne pas même parvenir à marcher une fois extirpé des décombres. Et si cela devait arriver, me dis-je, je venais de me priver d’une mort assurée au nom d’un maigre espoir.
Aucune brise, aucune lumière. Rien ne m’attendait, si ce n’était les mêmes ténèbres. Lentement, je rampais sur le tas de gravats, écorchant le fil de mes habits comme le tissu de ma peau. Une pente s’amorçait et je n’eus d’autre choix que de me retenir à une jambe anonyme quand une violente crise de toux imposa un arrêt. Des tessons de bouteilles devaient parsemer ma trachée, car je ne pouvais concevoir cette douleur autrement. Mon corps s’évertuait à expulser les gaz méphitiques inhalés durant son lourd sommeil, mais je tenais ce réflexe pour vain. La bowette s’était changée en une fournaise à l’air vicié.
Les yeux larmoyants, je songeai aux causes probables d’une telle fatalité. Un incendie à l’intérieur de la mine ? Un coup de grisou ? Tout cela me semblait surréaliste. Comment une telle chose avait pu se produire, comment mon quotidien avait pu être balayé d’un revers au point de ne devenir qu’un jour lointain au-dessus de l’abysse ?
Ma paume se posa délicatement sur une terre poussiéreuse. Par gestes mesurés, je me laissai tomber au bas des décombres puis m’y appuyai pour me mettre debout. Des fourmillements intenses parcouraient mes jambes ankylosées, lesquelles menaçaient de fléchir à tout instant.
Pourtant, mes muscles ne cédèrent pas. Aussi leur vouai-je une confiance incertaine en lâchant ma prise, me remettant à leur seule volonté. Je titubai, prêt à essuyer une chute, et il fallut bon nombre de pas pour me convaincre que je ne tomberai pas maintenant. Je pouvais marcher, cette idée m’insuffla à elle seule une étincelle de volition. Sous mes chairs broyées mes os demeuraient intacts. Un miracle, que même la découverte de mes lésions cette fois bien réelles ne put assombrir. Les crocs incandescents qui avaient broyé la mine avaient aussi réduit mes vêtements en lambeaux et déchiqueté mon corps. Les débris que retenaient les lèvres de mes plaies atténuaient leur suintement, je cessai d’y toucher et sentis une grimace de dégoût découvrir mes dents. Alors, ma main s’éleva vers mon visage, comme tirée par la croix d’attelle de mon idée lugubre.
Mon visage. Cette sensation qu’il fondait sur mon crâne ne venait pas de la fournaise ambiante. Des lambeaux entiers avaient été arrachés de mes joues, de mes mâchoires, laissant des sillons poisseux entre les poils restants de ma barbe. Sur ma nuque, la déflagration s’était emparée d’un scalp victorieux avant de s’évanouir.
Défiguré. Alors que le mot résonnait encore dans mes pensées, l’obscurité s’avéra d’un réconfort inattendu. L’image qui me venait suffisait à mes angoisses, je ne voulais pas voir mon visage, pas plus que je désirais voir les hommes toujours piégés sous les gravats. Seulement, moi, je me trouvais debout, sans autre choix que celui d’avancer, et la perspective de revoir le jour m’horrifiait à présent autant qu’elle m’entraînait.
Je marchai à tâtons sur un sol jonché de déchets, cherchant à savoir si je me dirigeais vers le chantier d’abattage ou vers le puits. Je persistai à voir des indices çà et là concernant ma position dans la mine, niant l’évidence, puis m’arrêtai au bout de quelques mètres. Je n’avais aucun repère. Je ne savais où j’étais, je ne savais où j’allais. Peu importait où mes yeux se posaient, le même voile noir s’étendait. J’expérimentais une errance véritable, l’impression d’exister à l’intérieur d’un néant inextricable.
Soudain, un son étouffé me fit tourner la tête en direction du charnier. Trop bref pour l’identifier avec certitude, son caractère plaintif m’évoqua pourtant un râle. Aux aguets, je revins sur mes pas et coupai ma propre respiration pour mieux entendre.
Pas un bruit. Je patientai une poignée de secondes supplémentaires avant d’éclaircir prudemment ma gorge, au risque d’attiser le feu de l’irritation. J’appelai pour des survivants et ma voix brisée m’apparut méconnaissable. Les murs se renvoyaient l’écho, mais pas un n’obtint réponse. Je gardai l’oreille tendue tandis que ma gorge brûlée m’incita à fouiller les décombres. Mes mains sassaient l’obscurité dans l’espoir d’y trouver une flasque, une outre quelconque qui refermerait de quoi me désaltérer. Je devinai la forme d’une tête de pioche, à l’acier encore chaud, et cherchai à proximité. Il ne fallut que peu de temps avant de faire la rencontre redoutée. Le contact d’une laine miteuse effleura mes paumes écorchées. Je reculai d’un pas et me blâmai aussitôt pour cette réaction. Qu’avais-je donc à craindre du corps de mes compagnons d’infortune ? Quels secrets savaient donc mes réflexes inconscients pour me pousser à garder mes distances ?
Décidé à agir à l’encontre de ma réticence, je me penchai de nouveau vers mon camarade que je secouai doucement. Je ne sentis pas le moindre muscle s’opposer aux ballottements, pas plus qu’une pulsation n’agitait cette dépouille. Aidé par mon seul toucher, je me figurai la position du corps. Je suivis le chemin discontinu que formait la rangée de boutons, lequel me mena aussitôt vers un constat sans appel. Dressé au milieu d’un lac de sang, un pieu s’enfonçait profondément dans les viscères. Mon cœur se serra, et je laissai volontairement le temps s’écouler davantage.
Voilà tout ce que nous y gagnions, en fin de compte.
Assombri par quelques pensées, je tâtai les poches de vêtements tout aussi déchirés que les miens pour sentir une forme dure et rectangulaire côté cœur. Si ma conscience s’opposait à mon acte, elle se faisait murmure comparée au cri que poussait mon corps. Mes doigts attrapèrent le bouchon strié et soulevèrent une petite flasque métallique. Les effluves aigres d’une piquette serpentèrent hors de leur étui pour caresser mes narines. Je portai le breuvage à mes lèvres asséchées et bus la moitié restante.
L’enfer même aurait pu naître dans ma gorge. Je rendis la flasque à son propriétaire puis m’efforçai de retenir une quinte de toux en me tenant à une poutre fendue. La douleur maîtrisée, je me redressai et passai mon bras sur mon front pour essuyer la sueur qui en perlait. Je devais trouver autre chose. Je repris mes recherches et écartai bois, roche, métal, tissu à mesure que ces obstacles se présentaient à moi avant de les reposer avec une précaution que je ne m’expliquais pas. Quel repos avais-je peur de troubler ? Nul cœur ne battait à part le mien, et pourtant il tempêtait contre mon torse.
Je crus le sentir s’arrêter net lorsqu’un objet chuta au sol et rebondit. Ma main s’immobilisa sur le cuir cloqué d’une botte. Un frisson glacé rampa le long de mon échine. Dans le noir naquit la subtile conviction d’être observé.
Un réflexe inutile me poussa à faire volte-face. Rien ne vint agiter les ténèbres, pas plus qu’elles ne laissèrent échapper un nouveau son. Je soupirai, me répétant que la fatigue m’éprouvait, que mon imagination me jouait des tours. Si ces allégations ne parvinrent pas à étouffer le malaise croissant que l’endroit m’inspirait, je décidai d’aller au devant de mon angoisse pour hausser la voix une seconde fois. À la différence que j’appelai, comme je m’en rendis compte, dans l’espoir de n’obtenir aucune réponse.
La mine demeurait muette. Quant à moi, j’invoquai une odeur devenue insoutenable pour m’éloigner du charnier. Après une courte hésitation, je m’emparai de la pioche découverte un peu plus tôt et tournai le dos à mes anciens compagnons.
Avec un peu de retard, je te remercie de ton passage par ici !
J'espère que la suite a été à la hauteur de tes attentes :)
J'ai été transporté par ma lecture, ou plutôt entraîné par tes mots vers les sombres abysses de cette mine effondrée sans lumière. Je trouve la narration à travers les yeux (enfin, non du coup) du personnage et ses émotions vraiment prenante. Je me suis senti très vite assez mal à l'aise et captif de tes lettres, comme le mineur de son corps meurtri.
Un sans faute, bravo
Petit + pour l'inspiration historique sans prise de tête, ça nous projette certaines références de la période sans demander de connaissances précises pour aborder ta nouvelle
Contente de savoir que l'ambiance a été efficace !
Et bien quel contexte et ambiance glaçante.
J’ai bien ressenti l’étouffement du personnage,sa lutte pour sortir et son dégoût en découvrant ses blessures..
C’est fluide et immersif.
Franchement j’ai hâte de voir la suite !
Merci de ton passage par ici. J'espère que la suite aura été à la hauteur de tes espérances :)
Wow, quel texte <3 Merci à la personne qui a proposé ton récit aux Histoires d'Or, me permettant ainsi de le découvrir.
L'ambiance est très bien ciselée, hyper-réaliste façon "Germinal" mais avec une bonne touche d'horrifique en plus.
C'est angoissant, suffocant - viscéral, et ce genre d'ambiance me plaît énormément.
Faut dire que j'aime beaucoup moi aussi écrire du réalisme historique et des choses assez sombres, tout particulièrement quand il s'agit de traiter des classes laborieuses. Je trouve que les marginaux, les pauvres, les ouvriers, ce sont de grands oubliés du genre historique, du coup un texte comme le tien ne peut que m'intéresser.
Le fantastique est subtil mais bien présent, avec ce trou qui semble presque s'animer, qui devient comme un animal pourvu de crocs, grognant comme un estomac. J'ai serré les dents et souffert avec ton personnage.
La plume est belle pour ne rien gâcher.
Je poursuis !
Merci infiniment d'avoir pris le temps de rédiger ce si gentil commentaire ! Je suis très flattée d'avoir des compliments de la co autrice des Chemins du Repentir. C'était un des premiers textes que j'ai lu sur PA il y a bien un an, et j'avais été tellement soufflée par votre texte.
C'est la première fois que je verse dans le réalisme historique et l'horreur, c'est pourtant un genre que j'aime beaucoup mais je ne m'étais jamais sentie capable d'écrire sur ce thème.
Je trouve aussi que les histoires sont bien souvent plus intéressantes du point de vue des "oubliés", et surtout plus profondes !
Je viens découvrir ta nouvelle à l'occasion des HO et pfiouuuu sacré chapitre d'introduction^^ Enfant du nord, le sujet m'a forcément intrigué / intéressé, curieux de voir comment tu allais traiter le sujet. Et pour l'instant, le moins qu'on puisse dire c'est que je ne suis pas déçu...
C'est effrayant, sanglant, plein de détails sordides qui concourent à cette ambiance obscure et pesante. Mais ce que je préfère, c'est le dialogue interne du narrateur, entre vie et mort, combat et abandon, très bien rendu. On se prend à espérer qu'il va pouvoir sortir même s'il est certain qu'après ça, il aura laissé à jamais une part de lui dans la mine. J'imagine que ça va être très difficile de se tirer d'affaire. Je suis à la fois curieux et un peu effrayé de ce que tu nous réserves...
Mes remarques :
"que par sa froideur me provoqua un sursaut soudain," je trouve la tournure un peu alambiquée -> me fit sursauter ?
"du même repos quiet," j'ajoute "quiet" à mon dico personnel xD
"Rien ne m’attendait, si ce n’était les mêmes ténèbres." -> sinon les mêmes ténèbres ? (pour éviter un verbe être ?)
"Seulement, moi, je me trouvais debout," très fort passage !
Je continue !
Merci infiniment pour ton passage par ici et ton commentaire étoffé ! Ça m'a fait chaud au coeur de lire tout ça !
J'ai l'impression d'avoir réussi à créer l'ambiance que je voulais. En plus si tu viens du Nord tu as forcément un oeil critique que je n'ai pas.
Tes suggestions de correction sont pertinentes, je vais aller modifier ça dès que possible.
Encore merci, je fonce voir tes autres commentaires !
À bientôt ;)
Ravi de découvrir ton histoire un peu par hasard. Elle me rappelle des souvenirs de mes lectures de Zola au lycée. Tu rend bien l'univers effrayant de la mine et tous ses dangers. On sent combien le personnage est oppressé, suffocant, dans ces tunnels qui lui font l'effet de morsures. Sans compter le froid !
L'ambiance est au top, on frissonne dans ce ventre souterrain et je lirai volontiers la suite.
Ça me fait plaisir si l'ambiance a été bien retranscrite, c'était toute la difficulté du récit !
A très vite :)
J'ai beaucoup aimé l'ambiance du charnier, du cloaque minier. Tu dépeinds cette scène d'horreur parfaitement bien. Un bon moment de lecture qui laisse presque sur sa fin. Cette nouvelle mériterait une suite ! Accompagner cet homme dans ce boyau de l'enfer me brancherait bien. Va-t-il s'en sortir ou errer jusqu'aux portes des enfers ? Ça pourrait faire un décor génial pour une histoire plus poussée.
Félicitations, pas grand chose à dire de plus sur le fond ou la forme. J'adore ce genre d'ambiance glauque ! Peut-être insister sur l'aspect psychologique du personnage... mais bon après tout, il doit être sous le choc de l'incident pour ressentir quoique ce soit.
A bientôt,
Clement
Merci pour ton commentaire ! Je suis contente si tu as apprécié cette première (et oui ahah) partie.
C'est vrai que j'ai hésité à en faire quelque chose de plus long au début, voire un scénario pour du JDR. Mais je me suis dit que les lecteurs allaient sûrement se lasser de suivre pendant des pages et des pages un personnage qui avance à l'aveugle... Du coup, je suis assez curieuse de connaître ton opinion d'ici la troisième et dernière partie. Tu vas peut-être voir des aspects que je n'ai pas exploités !