1-BRIBES DE MÉMOIRE

A l'heure où je pose ces quelques mots, je m'appelle Emma Dubois. Les sociétés actuelles obligent les vivants à porter un nom derrière un prénom. J’ai donc choisi un des plus communs et qui sonne français. Je suis née avant que le bon roi Henri IV ne porte la couronne. Mon premier cri s’est fait entendre sous un étal de boucher, entourée par l'odeur du sang et des charognes. Par moment, la vie envoie de drôles de signes. J'ai grandi dans les ruelles du Bordeaux sale, crasseux et coupe-gorges. Rien à voir avec la perle orgueilleuse d'aujourd'hui. Dès mon plus jeune âge, j’ai appris à voler, ruser, et charmer. Il fallait bien manger. Si j’avais compté sur les choses qui me servaient de parents, je crois que je ne serai plus de ce monde depuis longtemps.

Mes yeux d’enfant ne percevaient aucun mal dans ce mode de vie. Je me sentais libre d’aller et venir à travers cette cité pleine d’avenir. Je ne me posais aucune question sur le sens de la vie ou toutes ces conneries. Je ne savais ni lire, ni écrire. Ma seule éducation était celle de la rue. J’étais une coquille vide comme on n’en trouvait beaucoup à cette époque. Les préoccupations des futurs remplis de gloire et de richesse ne s’écrivaient pas dans nos têtes. Nous vivions avec l’idée que la mort nous choisirait jeune plutôt que vieux.

Aujourd’hui, vous jugeriez nos conditions de vie inacceptables. Mes frères, mes sœurs et moi-même, aurions été placés dans des familles d’accueil, séparés pour mieux grandir et devenir des citoyens respectables. Sauf qu'au 16ème siècle, notre misère n'était pas une exception. Nous ne connaissions que la pauvreté et vivions chaque jour avec. Nous étions aussi illettrés que mal éduqués. Quelle importance ! Nos coquilles vides ne rêvaient pas d'aventure ou de fortune, seulement de tranquillité et de sécurité. J'étais une enfant d’avant la belle époque des lumières. J’étais un pur produit de liberté que l’église rêvait de museler.

Ma génitrice était une putain des rues. Mon père officiel portait le titre de mac le soir, et de voleur le jour. Une nuit de passe richement payée, ma chère mère rencontra Dieu. L’homme d’église la sermonna après l’avoir ramonée. Il lui promit monts et merveilles si elle devenait sa bonne à tout faire. Son peu d’amour maternel s’effaça pour se consacrer à ce curé qui ne lui avait pas demandé de nous oublier. Elle abandonna mari, enfants pour le confort d’un immeuble situé en plein centre-ville.

Incapable d’affronter cette rupture, mon père a fini par s’enterrer dans du mauvais vin et entraîner mes frères dans des mauvais coups. L’un d’entre eux finit la corde au cou avant l’âge de seize ans. Mes sœurs se sont mariées avec le premier venu. Au bout de plusieurs mois de calme et de repentance, deux de mes frères embarquèrent pour le nouveau monde et le dernier mourut au fond d’une ruelle, les tripes à l’air. Comme j’étais la plus jeune et la dernière âme pure, le curé jugea utile de me sauver. Il imposa à ma mère de me placer comme lingère chez Mme Sancier, une riche et méprisable vieille grenouille de bénitier. Finis la liberté. Finis les vols. Finis les nuits interminables à rire, à vivre. Il était temps de devenir une personne respectable. Bref, une personne ennuyeuse à mon goût d’aujourd’hui.

La demeure des Sancier était située à quelques mètres du nouveau logis de ma mère. L’endroit était à l’image de la maîtresse de maison, froid, austère, aigri, effrayant pour une enfant. Je dormais à la cave entre les rats et les tonneaux de nourriture. Je n’avais droit qu’à un peu de paille et une couverture miteuse. Cette dernière me fut retirée après ma première fugue. J’avais mal préparé mon évasion. A vrai dire, je ne possédais aucun plan. Je suis juste passée par la porte d’entrée. C’est ma mère qui m’a ramené à grands coups de claques et d’insultes. Au fond de mon trou, je n’ai pas souvenir d’avoir pleuré. Mon cœur s’est simplement endurcit.

Mon quotidien se perdit dans une routine monotone. Je me levais avant le soleil, m'habillais puis me rendais en cuisine où m'attendait madame Marie, la gouvernante trop âgée pour les tâches ménagères. Nous mangions un morceau de pain et avalions un simple verre de lait. Tout de suite après, nous nous empressions de nous rendre dans la chapelle de la demeure. Madame Sancier nous y attendait toujours pour commencer humblement la journée. Les premiers temps, je refusais de prononcer le « Salut Marie ». Rebelle jusqu’à la fin, je jouais avec la patience de ma patronne jusqu’à ce qu’elle teste ma résistance à la douleur.

Cette vieille peau de Sancier fit appel à Jean, son cocher, pour me forcer à m’incliner devant son énorme crucifix en bois bouffé par les termites. Il me broya les épaules. Le jour suivant, une règle attendait mes genoux. Madame m’obligea à m'agenouiller dessus. Je restai appuyée sur ce bout de bois résistant à l’obligation de prononcer cette stupide prière. J’ai fini par la murmurer. La douleur était insupportable. Fière de sa domination, la Sancier m’ôta le droit de manger mon morceau de pain. Le chat eut le privilège de mon verre de lait.

Après la prière, je m'occupais du linge puis de Madame. Son levé étant toujours avant monsieur, je l'aidais à s'habiller puis lui présentais ses bijoux. Pendant que madame arrangeait les rougeurs de son visage, j’attendais comme une idiote en tenant le miroir. Elle rejoignait ensuite son époux. Tous deux se rendaient à l’église du coin pour prier durant deux longues interminables heures. J’attendais dans un coin au cas où madame eut besoin de se soulager discrètement. Je haïssais ce moment. Souvent, elle faisait exprès d’uriner à côté du pot.

En général, le déjeuner se tenait vers 13 h. Les après-midi, monsieur vaquait à ses affaires pendant que madame recevait ses amies dans le petit salon. Sage et bien élevée, l’enfant des rues était présentée comme un animal dressé avec l’aide de la volonté divine. Je n'étais tranquille que le soir après la dernière prière. Bien sûr, Marie n’oubliait jamais de fermer la porte à clé. Si j’avais fugué une fois, il n’était pas impossible que je recommence.

En ce qui concerne Monsieur Sancier, il était un homme discret. Face à son épouse, il parlait très peu, n'argumentait jamais, subissait souvent. Je n'avais que très peu de contact avec lui. Il se consacrait à ses affaires plus qu'à son épouse. Il ne souriait qu'avec les courtisans ou les grands seigneurs de Guyenne et de Bordeaux. Avec Mme Sancier, ils n'avaient jamais eu d'enfant. Ils ne partageaient le même lit que très rarement. Parfois, il arrivait à monsieur de faire un détour chez les filles de peu de vertus, mais jamais pour le sexe. Il aimait juste dessiner leurs corps nus sur des morceaux de papier. Il avait un certain talent.  

Iseo, un bel homme d'une trentaine d'années, était à son service depuis près de vingt ans. Il entretenait son corps qu’il ne supportait pas de voir vieillir. Le serviteur dépensait la fortune de son maître en coquetterie et en tissus des terres d’orient. Il veillait sur son maître comme un chien sur son os. Ce jouet était jaloux de l’attirance de son propriétaire pour la petite fille de douze ans qui frottait le parquet à quatre pattes, en toute innocence. Un après-midi de mai, le destin décida que je n’avais enfin plus ma place dans ce tableau des horreurs.

J’étais assise à ma place dans la cuisine quand monsieur Sancier arriva contrarié. Je n'ai pas posé les yeux sur lui. Les autres domestiques racontaient qu'il avait par moment des instants de folie. Tous savaient que si le maître des lieux changeait ses habitudes, il fallait, tout de suite, trouver Iseo. Jamais, il ne se rendait dans les cuisines. Gardant les yeux baissés, j'attendis calmement qu'il sorte. Je me remis au travail lorsque j'entendis un gros fracas provenant du salon. Je me précipitai pour aider et trouvai monsieur simplement assis par terre. 

Soucieuse, je commis l'erreur de m'approcher de lui. Il était hagard, perdu dans ses pensées. Quand il me vit, il réclama Iseo. Son propre domestique s'était absenté le temps d'une course. J'essayai de le rassurer, de l’aider à se relever. Il se servit de mon épaule comme d'une canne. Une fois debout, son regard était celui d’une bête. D’une main, il saisit fermement mes cheveux. De l’autre, il attrapa mon sein violemment. Sans grande conviction, je le repoussai. Il saisit mon poignet et glissa ma main dans son pantalon. 

- Dieu ne peut te punir pour cet acte de bonté. Iseo le fait souvent. 

Ma seule frayeur se situait dans la réaction de Mme Sancier. Si elle apprenait que j’avais touché son mari, j’étais sûre de sentir sa rage lacérer mon dos. Dans mon malheur, j’espérais que la folie de Monsieur sauverait les apparences. Les yeux de cet homme me suppliaient de le soulager de cette douleur démoniaque qui envahissait son être. Il était trop fort pour que je tente de le repousser convenablement. Désespérée, j'appelai à l'aide. Iseo nous surprit. Il nous sépara en ramenant monsieur à la raison. Je fus témoin d'un tendre baiser entre les deux hommes. 

-Sors ! m'ordonna Iseo. 

Le ton employé ne demandait aucune réponse. La jalousie durcissait les traits de cet amant soucieux de son avenir. J'obéis sans poser la moindre question. Je m’enfermai dans la cave, priant Dieu de ne pas être battue ou pire. J’en étais arrivée à croire que seul l’invisible me sauverait de cette maison de fous.

Le soir même, je fus convoquée par Madame Sancier dans le salon. Seul Iseo était là. Monsieur Sancier était trop faible mentalement pour affronter l’horrible servante. J'étais accusée de perversion alors que je n'avais rien fait. Elle n'entendit que la version du domestique fidèle et attentionné. Selon les dires de cet homme, j'avais délibérément ôté mon haut pour dévoiler le peu de poitrine qu'une enfant de douze ans possède. J'avais aussi glissé ma main dans le pantalon du maître comme les putains savent le faire. Il était arrivé avant que ma bouche ne pervertisse l'âme de monsieur. Apeurée, je ne cherchais pas à me défendre. Le moment venu, les mensonges seraient jugés par Dieu. Madame Sancier me répétait cela à longueur de journée. Mise à la porte sur le champ et de retour chez mon père, je reçus la plus belle des branlées. Le visage tuméfié, le bras cassé, je gardai le lit plusieurs jours. Je m’en voulais de ne pas m’être défendue. J’étais innocente des crimes rapportés par tous ceux qui les colportaient sans connaître les faits.

L'hiver suivant, les sœurs de la charité proposèrent de me recueillir. Elles avaient affronté le sale caractère du père sans réussir à le convaincre. La religion n'avait pas sa place dans nos murs. Le paternel mourut dans une rixe juste avant la fin des dernières gelées. Ma mère n’eut d’autre obligation que de me récupérer. J’étais un poids qui dormait dans le grenier. Je n’avais le droit de sortir que lorsque le prêtre quittait sa demeure. J’aidais au ménage, au linge, à la cuisine. Je me faisais discrète. Au fil des mois, ma mère accepta que je me rende visible aux yeux de son amant. Je n’étais pas un danger jusqu’à l’année de mes treize ans.

Cette année-là fut le tournant de ma vie de mortelle. Mon corps se dévoilait peu à peu. Mes formes de femme prenaient doucement leur place. Je n’avais pas conscience de ces transformations. Ma poitrine s’arrondissait. Mes hanches se creusaient. Mon minois était de moins en moins enfantin. Les yeux du prêtre se penchaient de plus en plus sur cette fleur en bouton. Son attention se focalisait peu à peu sur les pétales. La jalousie de ma mère sentit une rivale naître sous ce toit.

Je ne me préoccupais pas de ce genre de futilités. Je vivais simplement. J’étais heureuse d’avoir un toit et ne souhaitais pas gâcher cet avantage. Le souvenir de Monsieur Sancier était encore trop ancré dans ma mémoire pour me risquer à détruire cette chance éphémère. Jusqu'au jour où je fus arrêtée par un soldat parce que je ressemblais à une petite voleuse du quartier. Je n'ai pas été jugée, simplement oubliée dans un cachot rempli de rats. La nuit, ces sales bestioles me réveillaient. Elles essayaient de se remplir l'estomac avec mes extrémités. Mon corps fut couvert de morsures. Les soldats me libérèrent au bout de trois interminables jours. Pas besoin de passer devant un juge à cette époque. L'un d'eux me rappela juste que la corde appréciait aussi les cous des détrousseurs de bourses. Je sortis affaiblie de cette épreuve.

Je rentrai chez moi comme si rien ne s'était produit. Ma mère n'oublia pas de me donner sa propre leçon. Elle ne chercha pas à connaître ma version. J’avais disparu sans donner de raison. J’osai revenir comme si ce toit m’appartenait. Avec le peu de forces qu'il me restait, je me débattis pour me libérer de ses coups. Elle me gifla, m’insulta et m’humilia. Je n’étais pas sa fille. J’étais un animal ayant mordu la main de son maître. Je devais comprendre la leçon. Ma mère espérait qu’après cette branlée, je vole de mes propres ailes, que je cesse d’attirer le regard de son amant sur mes courbes en devenir. Un détail important s’imposa dans cet esprit tordu. Normalement, j'étais vierge et à cette époque, ce détail valait de l'or. Elle avait le moyen de se débarrasser de sa dernière-née tout en se faisant de l’argent.

Dans la nuit, le prêtre vint m’apporter un bout de pain et de l'eau. J'avalai sans mâcher cette brique sans goût que l'eau de la Garonne ramollissait avec peine. Il s'assit à mes côtés et ne prononça pas un seul mot. Quand il observa mon visage, il s'excusa. Il n’approuvait pas la violence de ma mère. Avec ses mots, me manipulait-il pour obtenir autre chose que ma gentillesse ? Je perçus un mal inexistant. Ce prêtre, dont j’ai oublié le nom, aimait ma mère. Il ne l’avait pas uniquement choisi pour assouvir ses besoins primaires d’homme.

-Ce n’est pas ta faute. 

-Je ne comprends pas ce que je fais de mal. 

J'étais effrayée. Ma coquille vide ne comprenait pas ce qu’on lui demandait. Vivre était la seule évidence. Je n’attendais rien de cette existence sans le moindre goût, ni le moindre charme, ni la moindre excitation. Je ne rêvais pas de grandeur comme les jeunes filles d'aujourd'hui. Ma condition de femme était un handicap. Rajoutez à cela le monde dans lequel j'étais née et vous obtiendrez une vie de crève-misère d'une banalité ennuyeuse. Au moins, je n'avais pas encore d'enfant.

-Rien. Tu deviens juste la plus belle des rivales pour les fleurs en déclin.

Contrairement aux craintes de ma mère, le prêtre ne profita pas de sa position dominante. Il me demanda juste de me mettre à genoux devant lui, de joindre mes mains et de prier. Malgré l’acharnement de Madame Sancier, je ne connaissais pas correctement les prières. Cette nuit-là, j’appris l’Ave Maria. Le prêtre m’offrit ensuite son crucifix en argent que je porte toujours autour de mon cou. Ainsi, je me souviens qu’il existait des hommes bons à cette époque de brutes. Le lendemain, j'aspirai à la liberté, au bonheur, à la simplicité, à la beauté de l'existence. J’envisageai même d’entrer dans les ordres. Cette solution était la plus censée pour une fille de cette époque. J’aurais dû fuir cette demeure et demander asile aux bénédictines. Je laissai encore les autres décider de mon destin.

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