2-REVELATIONS

J'ai quatorze ans. 

J'ai quatorze ans et je suis nue devant des hommes.

Ma mère m'a vendu à une maquerelle. Elle s’est débarrassée de sa concurrente.

J'ai quatorze ans et les hommes jugent de la qualité de mon corps. 

Madame Angeline a très bien négocié mon prix. Ma mère lui a demandé une somme. La maquerelle n’a même pas négocié. La marchandise était donnée pour ce prix. Je n'ai pas pu dire au revoir à celle qui m’a donné la vie. Je ne lui appartenais plus. Je ne m'appartenais même plus. 

J'avais quatorze ans. Contrairement à aujourd’hui, j’étais une femme et non une enfant.

Les premiers jours, Madame Angeline était gentille. Chez elle, il n'y avait aucun rat. En ce mois de septembre, nous étions quatre jeunes filles, plus ou moins du même âge, à avoir été vendues par nos familles. Chaque jour, nous avions droit à deux repas. Chaque soir, deux d'entre elles ne cessaient de pleurer. Je leur en voulais d'exprimer leur peur aussi faiblement. J'étais aussi apeurée mais Madame Angeline était si bonne avec nous. Je me contentais de ce détail. Quand notre maquerelle jugea qu'elle nous avait assez nourris et mises en confiance, elle nous obligea à retirer nos vêtements. Nous allions devenir ce pourquoi elle nous avait achetées. Nous ne connaissions pas encore cette partie de la maison. Jusqu'à présent, nous restions dans une aile où se trouvaient les cuisines et notre dortoir attenant. Nous n'avions aucun contact avec les autres filles et pour cause. 

Je fus la première à offrir à ces hommes la pâleur de mon corps de femme-enfant. Contrairement à mes amies d'infortune, je n'ai pas fui devant mon destin. Mon orgueil mal placé est né à cet instant. Une forte odeur de rose enivra mes narines. Je fermai mes paupières avant de faire mon premier pas. Je posai ensuite mon regard sur le mur en pierre au fond de l'immense salle où vice et luxure avaient élu domicile. On nous escorta jusqu'à une estrade placée au centre de ce lupanar. Le bétail se négocierait avec l’aide de l’alcool et des drogues de cette époque.

J'avais quatorze ans et l'orgueil d'une grande dame brûlait mon regard. 

Contrairement aux autres trophées de Madame Angeline, mon corps suggérait mes formes. Mes hanches n'avaient pas de courbes prononcées. Mes seins étaient inexistants. Je ne correspondais pas aux critères de beauté du 16ème siècle. La mise de départ pour chaque fille fut annoncée avec joie, allégresse, passion et excitation. Les hommes jetèrent leur dévolu sur Marie, de deux ans mon aîné. Les enchères s'envolèrent. La Maquerelle gagna dix fois son prix d'achat. Son sourire ne cessa d'embellir son joli minois au fil des propositions. Les autres filles riaient et s’enivraient pour oublier qu’elles aussi avaient subi le même rituel. Quand mon tour arriva, personne ne fut attiré par ma virginité. Je n'étais au goût d'aucun de ces messieurs. Un client aventura ses doigts dans mon intimité. Il souhaitait juger la marchandise. A haute voix, il déclara que j'étais trop sèche pour qui que ce soit. Le soir même, je devins la bonne à tout faire.

Cette place était respectable et enviable. Le matin, je nettoyais l'immense salle, les pichets et verres de vin, les sols. L'après-midi, je devenais la lingère de ces dames. Au fil des mois, la Maquerelle accepta que je quitte la demeure pour effectuer quelques courses pour les filles. Je n'étais pas l'une des leurs. Par conséquent, j’avais droit à certaines libertés. Dans les regards des accusateurs, j'étais encore respectable. Je n’écartais pas les cuisses pour satisfaire les vices des hommes et des femmes. La rumeur s'était propagée que Dieu veillait sur mon être. Crédulité d'une époque à jamais révolue.

Au printemps suivant, les sœurs de la charité proposèrent à Madame Angeline de racheter ma dette, le triple de la somme déboursée. Le refus de ma propriétaire fut catégorique. Ce jour-là, j'écoutai à la porte pendant que Marie surveillait les allées et venues. L'échange fut bref. La sœur insista sur la protection que la Vierge Marie m’accordait. Si mon corps n’attirait pas les hommes, cela signifiait que Dieu veillait sur moi. Mon destin s’écrivait entre les murs de leur couvent, pas dans les bras de la tentation. Madame Angeline écouta chaque argument et insulte. Sa dignité acheva cet échange dans un souffle d’impatience.

Concentrée sur les paroles des sœurs, je ne remarquai pas les bruits de pas s’approchant de la porte qui s'ouvrit d'un coup sec. L'oreille toujours collée dessus, je tombai de tout mon poids. Madame Angeline m'aida à me relever. Elle me sourit comme elle avait l'habitude de le faire. Ma curiosité l’amusait plus qu’elle ne la dérangeait. Une dernière fois, elle fit face aux religieuses. Sans une note d'hésitation dans la voix, elle leur annonça que mon corps avait déjà été vendu. Elles n'avaient plus qu'à prier pour mon âme. Mon acheteur avait réservé ma virginité. Il en profiterait quand il reviendrait de Paris.

Toutes quittèrent la pièce sans attendre un mot de ma part. Marie s’avança pour me prendre dans ses bras. La nouvelle la réjouissait. J’allais enfin intégrer la sororité, ne plus être la bonniche. J’accusais l’annonce sans en accepter les conditions. Ma respectabilité se perdait au fil des secondes qui me rapprochait de l’instant fatidique. Je n’étais pas innocente des pratiques de la chair. Mes yeux avaient assisté à des actes immondes pour une grenouille de bénitier. La plupart de mes sœurs prenaient plaisir à ressentir la chaleur de l’orgasme les envahir quand d’autres pleuraient de douleur. Ma coquille vide se força de sourire à Marie. Elle faisait partie de celles qui aimaient goûter aux interdits.

Deux années s’écoulèrent sans que le moindre acheteur ne dévoile son nom, son visage, son être. Le mystère garda ses secrets jusqu’au jour où la rumeur dévoila son identité, sa vie, la crainte qu’il provoquait.

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