1 - Cassandre

Par Raph

– J’ai entendu dire que c’est l’œuvre d’une nixe.

Cassandre porte bien son nom : dans notre petit groupe, personne ne l’écoute jamais. Je suis le seul à essayer, parfois, de l’encourager d’un signe de tête pour lui témoigner un peu de soutien. Mais cette fois, je ne lui ai pas accordé plus d’attention que les autres. Elle avait de ces sorties, comme celle-là, qui pouvaient être complètement stupides.

Un silence fuyant s’est opposé à sa théorie. Aucun d’entre nous n’a pris la peine de réagir. On est tous un peu hébétés. Hier soir, ça a été le père d’Irn. On avait beau ne l’avoir croisé que deux ou trois fois, ça vous file toujours cette drôle de sensation. D’avoir été frôlé par un cataclysme, je veux dire. Comme si les roues d’un trente-deux tonnes nous étaient passées juste à côté, qu’on avait pu sentir le souffle furieux de sa tempête et de ses rugissements tout contre nos yeux hébétés, médusés par l’éclat des phares. On est désolés pour notre pote. On est surtout inquiets pour nous. Ce qui était un fait divers vaguement inquiétant, presque divertissant, cassant la morne routine de notre trop grande ville, est devenue une menace palpable. Huitième disparition en 27 jours. Les flics tiennent le compte. Ils peuvent pas faire grand-chose de plus. À ce qu’on m’a dit, ça s’arrache les cheveux, dans les hautes sphères. Huit victimes qui ne semblent reliées par aucun lien logique, pas de témoin, rien sur les caméras, aucun corps de retrouvé. Même les serials killers choisissent leurs cibles avec un peu plus de soin. Un sacré nœud gordien pour les brigades, un cauchemar pour les habitants, du pain bénit pour les marchandeurs d’actualité et les écrivaillons en quête d’inspiration. Pour nous, jusque-là, ça faisait un sacré sujet de conversation. Maintenant, on dit plus rien, par égard pour Irn. Il est au commissariat, je crois, ou bien n’importe où ailleurs où son père n’est plus. Marco s’est secoué ; c’est le moins patient, le moins empathique de la bande. L’un des plus charismatiques aussi, du même coup. Quand il veut, il peut être un sacré connard ; je crois que c’est pour ça qu’on serait tous prêts à crever pour lui.

– Bon, on peut peut-être arrêter de regarder nos semelles comme des cons et aller prendre un verre ? Ce vendredi soir se fera pas sans moi.

– Il est 17 , Marco, objecte Tim. On n’est pas obligés de commencer à boire tout de suite.

– La nuit s’étend tôt en hiver, murmure Cas, ses yeux appuyant les propos qu’on ignore toujours, en se fixant sur la voûte déjà assombrie, soutenue par les cimes lointaines de quelques gratte-ciels.

Ils ont une drôle de relation, Cassandre et Marco. À se défendre toujours, sans jamais s’écouter. Je me demande parfois pourquoi ils sont amis. Mais systématiquement, je reconnais juste après que notre groupe est trop disparate pour donner une seule raison logique de ne pas avoir encore explosé au vol. Et étonnamment ça me rassure énormément qu’on ait ces liens du cœur aussi absurdes, capables de faire tenir ensemble comme ils peuvent ces personnalités aussi éloignées, aussi contraires sans même réussir à être complémentaires. J’ai pour chacun de ces idiots-là des élans du cœur plus intenses que j’en ai jamais ressentis, et je sais que c’est la même chose pour eux ; comme je sais qu’on ne sera jamais en mesure de l’expliquer ou de l’exprimer. Alors quand ces disparitions se rapprochent, qu’elles dirigent leurs tentacules vers ce nœud restreint que sont mes amis, que je sens presque les ventouses noires sur mes ventricules, j’ai la gorge qui se serre et une sévère envie de cogner dans quelque chose. Irn, on ne le connaît pas très bien, il ne fait pas partie du groupe. C’est surtout un ami de Tim, et un nom connu de nous tous, une porte ouverte à la masse sombre et rampante du danger qui s’immisce dans notre sphère intime. C’est pour ça que Tim fait la gueule quand on se met en route vers le bar. C’est un sensible, et être éraflé d’aussi près, ça a dû sérieusement l’ébranler. Quand il est bouleversé, Tim, il traîne des pieds et maugrée. Pas du tout comme Marco, qui a tendance à prendre plus de place, à parler plus fort et fanfaronner quand son monde s’écroule. Ces deux-là, ils représentent à merveille l’incohérence de nos amitiés. De vrais jumeaux qui se ressemblent à peine aujourd’hui. Un air doux, rêveur et capricieux pour l’un, le regard fier et conquérant, souvent hautain de l’autre, à croire qu’ils ont fait tout leur possible pour se dissocier. Et puis derrière eux, Cassandre, Cyr, Osmond et Sam, et voilà mes six compagnons d’infortune.

Quand ils n’étaient encore que quatre, Marco m’a confié qu’ils se surnommaient les « quatre cavaliers de l’apocalypse » (bien que les autres ne m’en aient jamais parlé). Il a voulu appliquer l’image des sept pêchés à notre bande agrandie, mais comme lui et Sam se sont battus pour représenter la Colère, on a laissé tomber. Je crois que maintenant, il attend qu’on soit dix pour pouvoir faire les fléaux d’Égypte.

J’ai parlé avec Sam sur le chemin du bar ; elle a toujours les meilleures idées pour se débarrasser d’un problème. Quand j’ai quelques démons à exorciser, c’est elle que je vais voir. En quelques bravades, mimiques guerrières et blagues de matamore, elle envoie toute la peur au loin, grandit tout ce qu’on a de valeureux, tient en respect les déprimes passagères et les petites crapules belliqueuses. Elle est la seule du groupe qui puisse tenir tête à Marco quand ils se battent – peut-être aussi parce qu’elle est la seule à oser le provoquer. Sur le chemin, elle pérorait contre celui qui avait fait disparaître tous ces gens, comme si ce n’était qu’un voyou paumé de son quartier.

– Je te jure, ça, ça n’est rien de plus qu’un minable frustré qui veut voir jusqu’où il peut aller. La police va très vite le trouver, sur une caméra ou grâce à quelques empreintes, et débarouler chez sa mère pour le cueillir, retrouver les gens qu’il a dû enfermer dans sa cave, et te le foutre à l’ombre pour un bon moment. Ça lui remettra les idées en place.

Je ne partageais pas toujours sa vision du monde mais j’aimais la façon qu’elle avait de tout simplifier, comme si la vie était, finalement, bien plus facile que ce que nous, pauvres fous, avions cru de prime abord.

On s’est assis en terrasse. Le Mirador, c’est le bar le plus proche du plus grand commissariat de la ville. Tim et Osmond ne s’y sentent pas à l’aise, mais ce soir-là, on voulait vraiment tenter de récolter des informations des policiers venus contempler le fond de quelques verres.

Souvent, c’est à moi qu’incombe la tâche de sympathiser avec un tiers. Marco est trop arrogant, Osmond trop désagréable, Cyr trop bavard. Et pour les trois autres, entre Sam au sang chaud, Cassandre qui flotte entre deux mondes et Tim qui se laisserait impressionner par un enfant de neuf ans, ce n’est même pas la peine d’y penser. Trois policiers sont entrés ; ils n’avaient plus leur uniforme mais, pas encore réhabitués à leurs tenues de civils, en avaient gardé la posture, la démarche conquérante et codifiée de l’homme habité par son habit. Je me suis levé immédiatement, un peu pour être le premier à entendre leurs nouvelles, et un peu pour fuir Cassandre qui avait commencé à suggérer que les disparitions étaient l’œuvre d’une secte portée sur les sacrifices humains.

– Salut, les gars, j’ai fait en m’accoudant au comptoir à côté d’eux.

De près, je dois pas vraiment produire sur eux une grande impression, avec mon mètre soixante et ma voix qui n’a jamais totalement fini de muer. Je compte là-dessus, en joue un peu pour qu’ils ne se sentent pas menacés. On ne met jamais plus rapidement les gens à l’aise que quand ils vous méprisent un peu. Ensuite, il ne reste plus qu’à gloser avec un minimum d’adresse pour gagner suffisamment de respect et ne pas être perçu comme un loser complet, et le tour est dans le sac. À force d’entraînement, j’ai appris à faire ça assez subtilement. Je sais caler un compliment en passant, pousser les gens à la confidence, leur faire croire que je les admire. Les policiers, c’est vraiment pas les plus durs. Ils bénéficient d’une impunité si forte que leur politique du secret n’a plus beaucoup de sens pour eux, et ils égrènent libéralement, dans toute la ville, des informations sensibles, même quand on ne le leur a rien demandé.

Ils m’ont regardé en levant un sourcil, et l’un d’eux, à l’air jovial, a très vite lancé la conversation. L’autre est intervenu de temps en temps pour faire quelques blagues, et je n’avais presque plus rien à faire. Trop facile. Pourtant, quand j’ai essayé de les aiguiller sur le sujet qui m’intéressait, ils se sont rembrunis d’un coup. Merde, j’ai pensé. Ils avaient dû recevoir de sévères instructions quant au silence à observer. Tout ce que j’ai pu obtenir, c’était quelques expressions galvaudées comme « pire affaire depuis que je suis dans le secteur », « en temps normal, on a au moins quelques pistes à exploiter » ou encore « hé, on va reprendre deux pintes s’il vous plaît ».

Cachant au mieux ma déception, je me suis tourné vers ma table, où six paires d’yeux résolument tournées vers moi et les policiers détruisaient tous mes efforts de discrétion. L’un des policiers, pas dupe, leur lança un regard agacé. Je leur ai abandonné quelques paroles d’encouragement creuses et suis reparti à ma table. Sans faire l’effort de baisser la voix ou d’arrêter de fixer les deux hommes au comptoir, mes six compagnons d’infortune m’ont pressé de questions avant même que je sois assis.

– Hé, hé, j’ai tempéré. Deux secondes. J’ai même pas touché à ma bière.

– Accouche, Léo, s’est impatienté Cyr. Fais pas ta diva.

Juste par provocation, j’ai bu lentement deux longues gorgées, sans quitter Cyr des yeux. Il a soupiré, s’est jeté contre le dossier de sa chaise. Comment on dit, déjà ? All bark and no bite.

– Léo, t’es un sacré emmerdeur, l’a soutenu Sam.

J’ai posé ma pinte.

– Ils avaient pas grand-chose à me dire. L’enquête piétine, aucune piste, ou en tout cas rien de solide. Ils ne comptent plus que sur le flagrant délit et les caméras de surveillance pour les faire avancer. Bref, on saura pas tout de suite qui a fait ça au vieux d’Irn.

Nouveau silence. C’est lourd, les silences, dans ce cercle de grandes gueules. On avait tous le nez plongé dans nos pintes, à regarder mourir la mousse.

– On peut les aider à chercher.

C’est Osmond qui a parlé. Osmond, le plus taiseux et le plus froid de la bande. Osmond qui, paradoxalement, propose toujours les idées les plus folles. Osmond qui m’impressionne bien plus que Marco et Sam réunis, même si je l’avouerai à personne – même pas à moi-même.

– Putain, Os, de quoi tu parles.

Même pas l’intonation d’une question. Marco est pas vraiment emballé, on dirait. Il a ignoré soigneusement le regard noir de Osmond, qui déteste la vulgarité – surtout dirigée contre lui. L’arme des faibles, il dit, bien qu’il n’ait pas encore trouvé quoi lui opposer.

– C’est pas si bête. On connaît la ville comme personne, on peut faire des rondes dans les quartiers où les victimes ont disparu. Il suffit qu’on reste groupés. Et puis, c’est pas comme si on avait un travail.

– Alors quoi, tu veux patrouiller la nuit comme un Batman à la manque juste pour retrouver un détraqué ? T’as besoin d’adrénaline, Os ? Parce que si c’est que ça, tu peux retourner à tes pilules.

Osmond et Marco. Pas vraiment le meilleur cocktail. J’ai vu Sam se tendre, prête à s’interposer, Tim et Cyr se sont penchés vers les belligérants pour les retenir. Pas besoin. Osmond est imbuvable, mais il nous connaît. Il sait la formule magique.

– On est souvent dehors, parfois seuls, on traîne dans les quartiers où ont commencé les disparitions. Combien de temps avant que ce soit l’un d’entre nous, Marco ?

Encore un silence. Plus violent, plus viscéral que les autres celui-là. Presque douloureux physiquement, et Marco s’est rassis. J’avais même pas remarqué qu’il s’était levé. Lui non plus, je crois.

– Ou alors la ville a développé son propre triangle des Bermudes, a hasardé la petite voix de Cas.

Elle avait à peine entamé le silence ; il s’est refermé sur son dernier mot.

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Tac
Posté le 29/06/2022
Yo !
Je retrouve là la poésie stylistique que j 'avais notée dans ta nouvelle. C'est pas évident de jongler entre autant de personnages, tu les as fait très tranchés entre eux, quitte à les avoir caricaturaux, mais cet effet est pour moi adouci par ta façon d'écrire. Y a vraiment de très belles phrases dans ce chapitre !
Ce que je n'avais pas remarqué dans ta nouvelle mais que j'ai la bonne surprise de découvrir ici : tu es aussi capable d'insérer de l'humour.
Bref : un très bon moment de lecture ! J'ai hâte de voir comment cela va se dérouler !
Plein de bisous !
Imre Décéka
Posté le 10/04/2021
Premier chapitre intéressant. Groupe de personnages attachants, ces grandes gueules donnent envie de les suivre malgré leur sale caractère. Je vais vite lire la suite.
Raph
Posté le 21/04/2021
Salut, merci beaucoup ! Ravi que les personnages te plaisent :)
sifriane
Posté le 21/01/2021
Hello
Ce premier chapitre est vraiment bien, tu décris bien chacun de la bande, et on a envie de les connaitre mieux. On rentre vite dans le vif du sujet et c'est bien mené.
J'ai hâte de lire la suite
Raph
Posté le 21/04/2021
Hello, merci beaucoup pour ton retour !!
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