2 - Marco

Par Raph

Le lendemain, on a tous une lampe torche, une carte de la ville, nos téléphones chargés à fond. Osmond a gagné, évidemment. Marco a parfois des élans de patriarche, comme si c’était à lui de toujours veiller sur nous. Alors hier, il n’a pas hésité longtemps. On a fait deux groupes, pour être sûrs de ne jamais être laissé seul. Je suis parti avec Osmond et Cyr sur les traces du père d’Irn. Il travaillait à l’usine d’à-côté, alors on a juste fait le trajet de là-bas à chez lui, puis au bar où il allait souvent, puis de nouveau jusqu’à l’usine. Ça nous prenait du temps parce que la première patrouille de police qu’on a croisée nous a crié de « rentrer chez nous et pas faire chier », alors après, on se cachait dès qu’on voyait un uniforme.

– Manquerait plus qu’ils nous imposent un couvre-feu, a grommelé Osmond.

– Qu’ils essaient, a ajouté Cyr.

On a marché pendant deux bonnes heures, et puis on a commencé à en avoir marre. D’autant plus qu’il n’y avait personne, parce que tout le monde se placarde chez soi dès que la nuit tombe, et que l’éclairage dans notre quartier ouvrier laisse franchement à désirer.

– On voit rien, a résumé Cyr. L’autre kidnappeur pourrait être à deux mètres qu’on n’en saurait rien.

Il avait pas vraiment tort, j’ai pensé en faisant glisser le faisceau de ma lampe sur un immeuble voisin. C’est une drôle de ville, celle dans laquelle on vit. Avec son développement éclair, elle a vite remplacé ses vieux bâtiments délabrés par de grands immeubles remplis de bureaux aux parois de verre. On vit dans du béton fissuré et on travaille dans des palais de glace. Pour ceux qui travaillent. Alors qu’on tournait les talons pour rentrer, j’ai continué à faire courir la lueur de ma lampe sur le verre.

Ils sont étranges, ces quartiers où l’éclairage se meurt, où les pavés se déchaussent, où les vieux immeubles s’écroulent, mais où chaque rue abrite au moins l’un de ces mastodontes ultra-modernes qui reflète tellement le soleil qu’on en a mal aux yeux de l’aube au crépuscule. J’en suis là, perdu dans mes pensées, quand ce truc me fait me figer d’un coup. Je redirige immédiatement la lampe vers ce qu’elle éclairait une seconde avant. Ma main tremble, le faisceau vacille. Rien d’autre que mon reflet dans le verre poli. Je me retourne, éclaire la rue derrière moi. J’ai le cœur qui bat douloureusement fort, qui pulse à mes oreilles. Fébrilement, je repasse la lampe sur le trottoir d’en face deux, trois fois. Rien.

– Hé, fait Cyr. Léo, ça va ? Reste pas seul derrière. Léo ?

Il n’y a rien, je me répète. Tout va bien. Je rejoins les deux autres, leur confie immédiatement ce qui a causé mon angoisse. Les laisse me rassurer comme ils peuvent. Fouiller aussi, en vain, la rue face à l’immeuble. Me raccompagner jusque chez moi. Je garde ce petit goût désagréable de terreur dans la bouche tout le soir. Parce que quand la lampe est passée sur mon reflet, juste derrière moi, j’ai cru voir quelqu’un.

On a assez vite arrêté les patrouilles, malgré l’insistance de Osmond. Marco avait peut-être raison, il a l’air d’avoir besoin de se changer les idées. Il y a eu encore deux autres disparitions dans les semaines qui ont suivi, puis plus rien. On a continué à sortir, sans jamais laisser l’un d’entre nous rentrer seul. Les bars se sont lentement repeuplés. La peur ne peut pas grand-chose face à l’ennui. Un mois après, il n’y avait plus que la police pour s’inquiéter de ce que le « détraqué » soit encore en liberté et, franchement, je crois que c’était plus par fierté que par sens du devoir.

Et puis un soir, c’est revenu. Ça s’est fait en traître. On l’avait tous oublié. Il était sorti de notre sphère, sorti de nos têtes, sorti de nos rues. Et d’un coup, il a jeté à bas les portes, s’est réincrusté, pour de bon cette fois, dans nos cœurs et sous nos ongles. On fêtait Sam, qui s’était trouvée un petit contrat de garagiste pas trop loin. La vie avançait dans le bon sens. On avait plus besoin de parler trop fort ou de casser des trucs pour être vus, on se sentait grandir un peu, parce qu’on était tous là, à être fiers de Sam. Ça a été, je crois, une des meilleures soirées de ma vie ; j’ai eu ce sentiment éphémère d’être réellement heureux, touché du doigt par quelque chose de plus grand que moi, et ça m’a pas quitté de la soirée. Enveloppé dans une couche d’or, d’espoir et d’amour en bouffées pour les six autres. Je me rappelle que j’ai pensé que même si les amitiés étaient temporaires, eux étaient ma source de bonheur depuis un bon moment déjà, et que ça en faisait un peu ma raison de vivre. Et j’ai été très reconnaissant d’un coup envers eux, qu’ils me laissent vivre pour eux, qu’on ait tissé ensemble ce lien aussi grand, aussi inaccessible à notre pauvre vocabulaire. Quand on est repartis, Marco a raccompagné Cassandre qui avait un peu trop bu ; et Tim est rentré seul.

Le lendemain, Cassandre nous disait que Marco l’avait laissée sur le pas de la porte avant de repartir, Tim affirmait que son frère n’était jamais rentré.

Personne ne savait où était Marco.

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Tac
Posté le 29/06/2022
Yo !
J'aime trop comment tu décris leur amitié, à tes 6 protas ! ça m'avait déjà frappé au premier chap, mais ça ne cesse pas de m'émerveiller.
C'est marrant d'avoir appelé ce chapitre "Marco", en soit on n'en apprend pas tant que ça sur ce perso. Juste, qu'il disparaît. (snif, mais c'était à prévoir que ce serait l'un des 6, au bout d'un moment !)
Plein de bisous !
Imre Décéka
Posté le 10/04/2021
"Manquerait plus qu’ils nous imposent un couvre-feu" ; les bars ; les soirées ; lire ce texte en 2021, est un crève-coeur. Mis à part ça, le récit reste toujours aussi prenant. Les informations sont bien dosées et arrivent au bon moment. La disparition de Marco apporte du piment à l'intrigue.
Raph
Posté le 21/04/2021
Ahah je n'y pensais plus, ça a été écrit bien avant !
Merci encore pour ton retour !!
ashyfrog
Posté le 11/01/2021
J'ai littéralement bondi sur ce deuxième chapitre dès que j'ai eu la notification, le premier avait réussi à attirer mon attention, et le deuxième ne fait que confirmer cette impression ! C'est très bien écrit, et j'adore la description que fait Léo de la soirée et de l'importance de leurs amitiés. J'ai hâte de lire la suite !!
Raph
Posté le 11/01/2021
Hello, merci beaucoup pour ton retour !! Ravi que ça te plaise :)
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