1. Ce point de départ

Darquevadaur-sur-Paire – gare centrale

1er mars 2018

Je suis prêt.

J’ai composté mon billet de train. Mon sac de voyage est près de moi, de sorte à ce que je puisse avoir un œil dessus. Je suis confortablement assis sur mon siège. Mon wagon est déjà plein, hormis la place à côté de moi.

Elle est pour Ju. S’il ne change pas d’avis au dernier moment….

Je ne le vois pas du tout dans un tel voyage. Il a pourtant insisté pour m’accompagner. On doit se retrouver dans ce train.

Qu’il vienne ou pas, je suis prêt. J’ai même sorti mon premier carnet. J’en noircis la première page en ce moment-même, avec mon stylo fétiche.

Je ne connaissais pas la gare de Darquevadaur-sur-Paire avant aujourd’hui.

Je la voyais régulièrement de loin. Je passais devant très souvent, au moins une fois par semaine. Mais je n’étais jamais rentré à l’intérieur. C’est une gare quelconque. La voix qui rappelle sans arrêt les quais de gare et les horaires de train a vite eu raison de ma patience auditive. Je pense que cette nuit, je vais l’entendre me dire que tel train vient d’embarquer sur telle voie.

Au moins, si mon frère ne vient pas, j’ai cette voix pour me tenir compagnie. Ça me changera de la mauvaise voix que j’ai dans la tête ces derniers temps.

Je sens des coups de pied derrière moi. J’ai tendance à m’énerver très vite en ce moment mais je refuse de m’emporter dès le début de mon voyage. Je me contente de me retourner et d’adresser à l’adolescent un regard noir.

Ça semble avoir fait son effet. Joie.

Ce voyage doit me permettre de fabriquer des souvenirs, de me confronter à de nouvelles expériences. Que du positif, en somme. Pour contrebalancer ces dernières années pas très joyeuses.

Vivre un petit rêve. Après tout, la vie m’a appris à maintes reprises qu’il ne faut rien remettre à plus tard. Il est grand temps que je retienne la leçon et que je l’applique…

Ça fait dix minutes que j’attends le départ du train.

Aucun signe de Ju. Je commence à me faire à l’idée qu’il ne viendra pas. Il n’y a que moi pour partir à l’improviste comme ça... J’essaie de ne pas surveiller les allées et venues des passagers. Faire comme si je voyageais seul. Pour m’éviter toute déception et me concentrer sur l’ambiance qui règne dans le train.

C’est plutôt calme. Rien à signaler. Hormis cette forte odeur de fromage moisi qui me parvient jusqu’aux narines.

Je me retourne. Cette fois, l’adolescent derrière moi a enlevé ses chaussures pour coller ses pieds contre la vitre. Vers moi. Il ne porte même pas de chaussettes. Autant qu’il me gratte les narines…

Mo, inspire. Expire. Inspire. Expire. Je ne m’énerverai pas. Pas maintenant. Tout va bien. Mo, inspire. Expire. Inspire. Expire.

Après ce petit moment de méditation, je me sens plus serein.

Je ne peux m’empêcher de me retourner et de lui demander d’éloigner ses pieds de ma figure. Il semble coopérer sans réagir outre mesure. Mes narines lui en seront éternellement reconnaissantes.

Un coup de sifflet. Le train va prendre le départ dans quelques instants. Direction Tétrisse.

Toujours pas de Ju.

Je ne sais pas pourquoi je suis déçu.

Je ne sais pas si j’aurai été à l’aise en sa compagnie. Même s’il est mon frère, on est deux étrangers l’un pour l’autre depuis le temps passé sans se voir, ni même se parler. Hormis la lettre et la conversation sur Internet, il y a quelques jours.

On est si différents qu’on n’aurait pas attendu l’arrêt du train pour se disputer.

C’est comme ça. Je suis fait pour rester seul. Il faut l’accepter et aller de l’avant.

Plein de choses m’attendent à Tétrisse. Notamment le festival des jeux de logique.

Ça n’aurait pas plu à Ju de toute façon. Je ne dois rien regretter. C’est mieux comme ça…

Alors que le train démarre, j’ai dû arrêter de gribouiller dans mon carnet.

J’ai entendu une voix que j’ai reconnue rapidement, à ma grande surprise.

Ju, essoufflé.

Ju, en sueur.

Ju, se noyant dans les excuses pour son retard.

Ju, content de me voir.

Pour être honnête, maintenant qu’il est là, devant moi… Le voyage a officiellement commencé...

Je ne sais pas si je vais réussir à me faire à sa compagnie.

L’angoisse me gagne un peu. La peur de le décevoir. La peur d’être déçu, aussi. Que certains fantômes du passé refassent surface. Les souvenirs heureux. La nostalgie. Les reproches. La rancune.

Quoi qu’il en soit, c’est comme ça et je vais devoir faire avec. Il est là. Légèrement différent que ce à quoi je m’attendais mais il est là. Il a tenu parole.

Et, de ce que je sais sur lui, il quitte sa zone de confort pour moi.

Je ne sais pas s’il est prêt à vivre tout ce qui nous attend. J’imagine que je vais profiter du trajet pour le briefer pour Tétrisse, déjà. On verra bien sa réaction…

Mo.