2. Ce premier trajet

Train Darquevadaur-sur-Paire – Tétrisse

1er mars 2018

C’est très étrange de savoir Mo à côté de moi.

Après quatre ans sans se voir en chair et en os. Je ne sais pas trop ce que je ressens…

Un mélange de plein de choses.

Je suis triste parce que je vois sur son visage que les années ont passé. Que j’ai raté plein de choses dans sa vie comme il en a raté dans la mienne. Néanmoins, je suis content parce que ce voyage, aussi fou soit-il, va nous permettre de nous rapprocher. J’en suis sûr !

Et, je reste en colère contre moi-même parce que je suis mal à l’aise. Je déteste ce sentiment de malaise. Je ne sais pas quoi faire. Peur de faire un pas de travers, de dire un mot de trop, aussi.

Pour l’instant, nous avons très peu parlé.

Je crois que je n’ose pas entamer la discussion. Je ne sais pas par quoi commencer… quoi dire.

Est-ce que j’en profite pour savoir ce qu’il est devenu depuis tout ce temps ?

Est-ce que je lui parle de la famille ?

De la pluie et du beau temps ?

Dois-je le laisser tranquille ?

Je n’en sais rien. Je pensais qu’en étant dans le train, les choses allaient reprendre un cours normal. Comme avant.

Apparemment, je me suis trompé.

Il me tourne le dos, le regard plongé sur le paysage extérieur. Ce paysage, je le vois défiler bien trop rapidement pour m’attarder sur ça.

Je ne suis pas un habitué des trains… Je n’utilise que ma voiture, et le bus à de rares occasions.

Quand j’ai pris place à côté de lui, Mo m’a tendu un carnet. C’est sur ce carnet que je suis en train d’écrire. Il m’a dit que si je l’accompagnais, je devais suivre ses règles. Il n’a pas tort dans le fond…

Des fois, j’ai peur de m’être un peu trop incrusté dans son voyage. Qu’il ne veuille pas de moi. Que c’est pour ça qu’il ne parle pas, qu’il tourne la tête. J’espère sincèrement faire erreur…

Je serai chagriné de passer à côté de l’opportunité de reprendre contact avec lui.

Je crois que je vais me lancer. Abandonner ce carnet quelques instants.

J’espère qu’en écrivant ces lignes, il aura vu que j’accepte de jouer le jeu. Et, qu’il sera ouvert à la discussion.

Je dois tenter ma chance. Il faut bien faire un premier pas…

Ju

***

Le paysage défile à grande vitesse. Il ne reste des arbres que des taches vertes étendues en largeur. Mo est plongé dans ses pensées pendant que Ju range soigneusement le nouveau carnet offert par son frère dans un des compartiments de son sac à dos.

Ju regarde autour de lui, très gêné. Il a pensé se racler la gorge, dire tout et n’importe quoi pour briser la glace. Mais, les mots ne veulent pas sortir. Il sait qu’ils sont importants pour son frère. Il se doit de bien les choisir, de ne pas gâcher cette chance qui se présente à lui.

— Que rêves-tu de faire à Tétrisse ? demande-t-il avec sincérité.

Mo fait semblant de ne pas avoir entendu. Il ne sait pas s’il doit se dévoiler autant dès le début.

Il rêve depuis longtemps du festival de jeux de logique. Ce n’est certainement pas ce qui va plaire à Ju. Mo en a conscience.

Avant, il se mettait en retrait, en répondant vaguement, pour laisser son frère choisir à sa place. Désormais, il a envie de prendre les choses en main. De vivre sa vie. Son frère a voulu l’accompagner, soit. Mais, Mo ne veut pas que la présence de Ju change la donne. Il veut décider, être le chauffeur de sa propre vie.

— Il paraît qu’il y a un festival là-bas. J’ai bien envie d’aller voir ce que c’est, se contente-t-il de répondre.

Ju se gratte le menton. Il réfléchit à l’événement dont parle Mo.

Il croit avoir sa petite idée. Il a peut-être raté des épisodes dans la vie de son frère mais il se souvient. Il se rappelle que Mo adore les jeux de logique.

— Le festival de jeux de logique, n’est-ce pas ? devine-t-il, amusé.

Mo hoche la tête, toujours en regardant le paysage courir à grandes enjambées sous ses yeux.

Il remarque néanmoins que Ju n’est pas fermé à l’idée. Il doit même avouer qu’il est touché qu’il ait deviné aussi rapidement. Cela montre qu’il ne l’a pas oublié après toutes ces années.

Il n’a pas râlé non plus. Peut-être qu’il va même le laisser y aller, après tout.

— Une fois là-bas, ça se passe comment ? Je n’ai jamais trop regardé le programme de ce festival… Tu en parlais beaucoup mais je ne m’y suis jamais intéressé… jusqu’à aujourd’hui.

Pour la première fois depuis qu’ils se sont retrouvés, Mo se tourne vers son frère.

Ju peut le regarder dans les yeux. Voir que, même s’il n’affiche pas un regard triste, il ne sourit pas beaucoup non plus.

Mo remonte les manches invisibles de son t-shirt blanc avant de prendre la parole :

— Il y a des stands pour essayer plusieurs jeux. Et même un championnat de résolution d’énigmes.

— Un championnat de résolution d’énigmes ? Je ne savais pas que ça existait, dis donc.

Mo ne peut s’empêcher d’esquisser un minuscule sourire. Il ne voit tellement pas Ju s’amuser là-dedans. Le voir s’intéresser autant l’amuse beaucoup.

— On peut y participer seul ou en binômes. C’est libre. On affronte d’autres candidats. Il y a plusieurs épreuves. Le gagnant finit en couverture de Logique Magazine avec un abonnement gratuit de trois ans et remporte en plus un voyage tout frais payés à la destination encore inconnue.

Ju souhaite poursuivre la conversation sauf que cela lui fait tout drôle de parler avec son frère. Parler pour de vrai. En face-à-face. Comme au bon vieux temps.

Il est à deux doigts de verser une larme, lui qui pourtant ne pleure jamais.

— Le voyage, ça peut être pas mal, reconnaît-il.

— D’après les rumeurs, il se pourrait que ce soit Nouillorc, la destination de cette année, l’informe Mo.

Ju ne peut s’empêcher d’écarquiller les yeux. Il ne s’est jamais douté que la récompense puisse être aussi sérieuse.

— Ah oui ! Nouillorc, ce n’est pas la porte d’à côté ! s’étonne Ju.

— Si j’ai bonne mémoire, tu en rêves en plus. À moins que… que tu y sois déjà allé… ces dernières années.

Mo marque une pause.

Encore un rappel qu’ils ne savent plus tout l’un de l’autre.

Pour autant, il sait qu’il a fait au mieux. Que s’il a coupé les ponts, il y a quatre ans de cela, c’est qu’il n’a pas eu le choix. Qu’on ne lui a pas donné le choix.

— Hélas, non. Je n’ai pas encore eu la chance d’y aller. Mais si on gagne, ce sera l’occasion.

Mo déglutit.

— On… On ? Comme « on va faire équipe » ? Tu veux vraiment faire équipe avec moi ? le défie Mo.

— Je préfère t’avoir en allié qu’adversaire.

Pour la première fois, ils échangent un rire assez franc. Ils parviennent à plaisanter.

L’un comme l’autre, ils savent qu’ils ont des choses à rattraper. Par chance, la complicité est encore là. Elle revient. Peut-être timidement. Mais, elle revient.

Ils se serrent la main pour sceller leur partenariat à venir.

— Logique Magazine, ça existe pour de vrai ? s’étonne Ju avec du retard, comme pour se moquer.

— Pour de vrai ! J’espère que tu es prêt à poser pour leur prochaine couverture.

Ju fait la moue.

Il n’aime pas tellement servir de modèle aux photographes. Mo a pensé à lui pour le voyage à Nouillorc. Il lui doit bien de faire un petit effort là-dessus. Dire qu’il y a une demi-heure, il n’avait aucune idée de ce qu’il était possible de faire à Tétrisse…

Comme quoi, la vie peut réserver bien des surprises...